Émile Pagès ou Louis Bergeron
Journaliste, écrivain et fabuliste XIXº – La jeune cour qui veut se faire…
Imitation de la fable de Lafontaine : la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf.
Certaine cour des plus altières,
Quoique des plus roturières,
Vivait dans l’admiration
De ses superbes devancières,
Et voulait se régler sur la tradition
De leur mauvais bon ton.
Elle qui n’avait dans sa manche
Que de cocasses boutiquiers,
Des chicaniers et des banquiers,
Des bonnetiers, des épiciers,
Envieuse se dresse, et s’enfle, et se déhanche,
Pour égaler de sa défunte sœur
Les airs, le luxe et la splendeur.
Dès l’abord elle a soin de se dorer sur tranche,
Met du rouge, porte des gants
Quelquefois blancs,
Se façonne aux belles manières,
Fait dès barons de ses manants,
Des généraux de ses enfants,
Prend des allures cavalières
Et semble dire à son public :
« Malgré mon origine un peu démocratique,
» D’une cour aristocratique
a N’est-il pas vrai que j’ai le chic ? »
Alors le public de sourire
Et de dire :
« Eh ! malheureuse, ayez donc un compas ;
« Mesurez votre but : vous n’en approchez pas.
» Votre orgueil n’est que du délire.
» Ce faste, ces grands airs vont mal à des goujats. »
— « Mais voyez donc ces draperies,
» Voyez aussi ces broderies,
» Voyez ces habits habillés.
» N’êtes-vous pas émerveillés ? »
— « Que prétendez-vous donc avec ces friperies ?
» Croyez-vous que l’habit fasse le grand seigneur ?
» Alors, prenez pour armoiries
» Les ciseaux d’Humann le tailleur.
» Bannissez, croyez-moi, des espérances vaines :
» Vous perdriez et vos frais et vos peines.
Or, persistant malgré l’opinion,
Pour se hausser au gré de son ambition,
La pauvre cour s’essouffle, et se lasse, et s’épuise ;
Et, sous prétexte de vieux us,
Établit chaque jour quelque nouvel abus,
Fait quelque nouvelle sottise.
Tant et si bien elle se gonflera,
Et s’emmarquisera,
Et s’embaronnera,
Ets’emprincisera,
Et s’envidamera,
Et s’empairisera,
Et s’encanaillera,
Qu’à ses modèles d’un autre âge
Cette cour-là ressemblera
Comme à la véritable image
Une caricature en tout temps ressembla.
C’est peut-être arrivé déjà.
La nôtre est, on le sait, plus modeste et plus sage :
Les talents y sont en honneur ;
Tout s’y donne au mérite et rien à la faveur.
Elle est vraiment un or pur de tout alliage ;
On n’y voit pas de vilains savonnés,
Pas de moutards enrubannés,
Pas de malotrus galonnés,
Pas de cuistres en équipage.
Émile Pagès ou Louis Bergeron