Bruno Van Hollebeke
Analyses des fables – La Mort et le Bûcheron
Études littéraires sur La Mort et le Bûcheron– B. Van Hollebeke édition 1855
Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants 1,
Et tâchait de gagner sa chaumine 2 enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde 3?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos : 10
Sa femme, ses enfants , les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée 4,
Lui font d’un malheureux la peinture achevée 5.
Il appelle la mort. Elle vient sans tarder.
Lui demande ce qu’il faut faire.
C’est, dit-il, afin de m’aider
1 – Vers plein d’harmonie. Tout ce début est admirable. (Aimé-Martin.) L’image fait la beauté de ce vers.
2 – Chaumine, petite chaumière. Ce mot convient mieux au style naïf de la fable.
3 – A-t-il eu. … Ce tour est plus énergique que de faire un monologue à la première personne. Le poète partage la douleur du malheureux bûcheron et s’unit à lui pour déplorer son malheur.
4 – Corvée, du latin curvatus, courbé ; parce que c’est le corps courbé que les corvéables travaillent à la terre. On entend par corvée les journées de travail que les seigneurs avaient le droit d’imposer à leurs vassaux. Cet impôt, l’un des plus vexatoires pour les pauvres gens qui n’avaient que leurs bras pour vivre, fut aboli par Louis XVI.
5 – Combien ce monologue est touchant! Rien dans le présent, rien dans le passé ! (Guillon.)
La Fontaine trouve souvent de ces traits pénétrants qui prouvent qu’un homme d’esprit est aussi un homme de cœur. (Taine.)
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère 6.
Le trépas vient tout guérir;
Mais ne bougeons d’où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir 7
C’est la devise des hommes 8.
6 – Tu ne tarderas guère. Il y a dans cet hémistiche une certaine obscurité. La Fontaine a-t-il voulu dire « tu ne perdras rien à me laisser vivre, car tune tarderas guère à revenir (sous-entendu) ; » ou bien « si tu m’aides, tu auras bientôt fait de recharger mon bois. » Les avis sont partagés entre ces deux sens. (Louandre.)
Il me semble que l’hésitation est impossible, quand on rattache cette réflexion à ce qui précède. Il est évident que le bûcheron écarte toute idée de mort, quand il dit : « C’est afin de m’aider… » Tu ne tarderas guère veut donc dire : le petit service que je te demande ne t’arrêtera pas longtemps.
7 – Sénèque lui-même a dit : « Invoquer la mort c’est mentir. » Et Molière : « Le plus grand faible des hommes est l’amour qu’ils ont pour la vie. »
8 – Deux grands poètes ont misérablement lutté contre le bonhomme. Ce qui tue Boileau et J.-B. Rousseau dans cette risible rivalité, c’est l’abstraction; ce qui fait triompher La Fontaine, c’est limage qui luit aux yeux et qui pénètre le cœur. [Eugène Geruzez.)
Voici le faible essai de Boileau :
Le dos chargé de bois, et le corps tout en eau,
Un pauvre bûcheron, dans l’extrême vieillesse,
Marchait en haletant de peine et de détresse.
Enfin, las de souffrir, jetant là son fardeau,
Plutôt que de s’en voir accablé de nouveau,
Il souhaite la Mort, et cent fois il l’appelle.
La Mort vient à la fin : Que veux-tu ? cria-t-elle.
Qui? moi ! dit-il alors, prompt à se corriger :
Que tu m’aides à me charger.
La fable de Boileau a presque la nudité de celle d’Ésope.
Nous ne trouvons pas là ce tableau émouvant et naturel du malheur du bûcheron, le monologue, qui fait, sans doute, la principale beauté de ce petit chef-d’œuvre. (La Mort et le Bûcheron)