Clodomir-Joseph Rouzé
Auteur de manuel scolaires, analyses des fables – La Mouche et la Fourmi
La Mouche et la Fourmi, analyse littéraire par Clodomir Rouzé
- La Mouche et la Fourmi.
Dans l’apologue qui est intitulé « Le chêne et le roseau », la Fontaine avait opposé à l’orgueil et à la commisération dédaigneuse d’un grand personnage l’humilité et la noble fierté d’un homme simple et modeste, que sa condition met à l’abri de ces coups inattendus qui frappent et renversent les fortunes en apparence les mieux établies.
Dans celte fable, le chêne est allier : mais du moins il a quelque raison de se glorifier de sa force, puisqu’il est le plus robuste et le plus beau des arbres de nos contrées; son orgueil est fondé sur des avantages réels. Au contraire, dans l’apologue que nous allons analyser, la mouche se vante de mérites purement imaginaires. La supériorité qu’elle prétend avoir sur la fourmi est tout à fait contestable. Aussi, tandis que le langage du chêne, tout orgueilleux qu’il est, ne s’écarte jamais des convenances qui s’imposent à un grand personnage, la mouche parle la langue des gens vaniteux et grossiers, et ne ménage pas à la fourmi les épithètes malsonnantes. Autant le discours du chêne est élevé, sublime môme, par exemple dans ces vers :
Cependant que mon front au Caucase pareil
Non content d’arrêter les rayons du soleil
Brave l’effort de la tempête
Autant le langage de la mouche est bas et trivial.
L’exposition tient tout entière dans le premier vers :
La mouche et la fourmi contestaient de leur prix.
c’est-à-dire que chacune de son côté prétendait valoir plus que sa rivale. La mouche, tout indignée des prétentions d’un si « vil » animal, commence son discours par une exclamation qui peint très bien son orgueil. Elle prend à témoin le roi des dieux !
0 Jupiter! dit la première,
Faut-il que l’amour-propre aveugle les esprits
D’une si terrible manière.
Voilà déjà une impertinence. Le monde est plein de gens que leur vanité aveugle sur leurs nombreux défauts et qui accusent les gens les plus clairvoyants de ne pas y voir. Remarquez cette épithète « terrible » qui rappelle les exagérations de langage que Molière a mises dans la bouche des Précieuses ridicules.
De l’exagération on passe fatalement à l’insulte. La mouche ne ménage pas les invectives à la fourmi, ce qui est le propre de gens faibles et mal élevés.
Qu’un vil et rampant animal
A la fille de l’air, ose se dire égal.
C’eût été trop peu cependant d’humilier la fourmi par de dures épithètes ; il fallait encore que la mouche se glorifiât elle-même : à la fille de l’air,est une métaphore qui satisfait ce second besoin de sa vanité.
Elle commence ensuite l’énumération de tous ses prétendus avantages:
Je hante les palais, je m’assieds à ta table ;
Si l’on t’immole un bœuf, j’en goûte devant toi.
c’est-à-dire, avant que toi-même, tout dieu que tu es, tu en aies mangé, comme le montrent bien les vers suivants, tirés de la réplique de la fourmi :
Et quant à goûter la première
De ce qu’on sert devant les dieux.
La mouche a de nouveau recours aux injures :
Pendant que celle-ci, chétive et misérable,
Vit trois jours d’un fétu qu’elle a traîné chez soi.
Combien cette commisération diffère de celle qu’exprime le chêne dans ces vers :
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage,
Dont je couvre le voisinage, etc…
Des injures, elle passe ensuite à l’ironie, qu’elle rend encore plus mordante en empruntant le langage de la familiarité.
Mais, ma mignonne, dites-moi :
Vous campez-vous jamais sur la tête d’un roi,
D’un empereur ou d’une belle ?
Je rehausse d’un teint la blancheur naturelle,
Et la dernière main que met à sa beauté
Une femme allant en conquête
C’est un ajustement des mouches emprunté.
Le lecteur sent tout ce qu’il y a de dédaigneux dans ces deux mots « ma mignonne » et ce qu’il y a de trivial dans celle expression : « Vous campez-vous? » Quant à ce vers: « Et la dernière main, etc…. » il signifie : et le dernier, c’est-à-dire le plus grand attrait que la main d’une jolie femme ajoute à sa beauté… Mais le tour qu’a employé la Fontaine est bien plus vif et plus précis que notre longue périphrase. Cet ajustement, des mouches emprunté, s’appelait une mouche, et consistait dans un petit rond de taffetas noir que les femmes se collaient sur le visage pour faire mieux ressortir la blancheur de leur teint.
La mouche termine sa harangue par une nouvelle exclamation où éclatent plus vivement encore son orgueil et son dédain :
Puis…
c’est-à-dire, après avoir entendu l’exposition de tous ces privilèges qui établissent sans contredit ma supériorité…
Allez-moi rompre la tête
De vos greniers
La fourmi avait écouté, sans l’interrompre, le développement de cette harangue. Mais celle dernière injure, formulée dans un langage si trivial, va droit au cœur de la ménagère en attaquant son esprit d’ordre et d’économie, c’est-à-dire, les qualités qui la font si souvent proposer pour modèle. Sa patience est à bout, et elle interrompt sa rivale.
— Avez-vous dit ?
c’est-à-dire, avez-vous enfin terminé votre interminable réquisitoire?
Lui répliqua la ménagère.
Et, dans un langage indigné, mais contenu, et tel qu’il sied quand on s’adresse à des gens de mauvaise compagnie, elle va réfuter tous les arguments à l’aide desquels la mouche prétendait établir sa supériorité.
Vous hantez les palais, — « mais on vous y maudit.
Hantez est un mot dont l’origine est inconnue et qui signifie fréquenter, comme dans ce proverbe : « Dis-moi qui tu hantes , et je le dirai qui tu es. »
Et quant à goûter la première
De ce qu’on sert devant les dieux.
Croyez-vous qu’il en vaille mieux !
c’est-à-dire, croyez-vous que cela vaille ou aille mieux pour vous, que vous en valiez davantage?
La fourmi continue sa réfutation :
Si vous entrez partout, aussi font les profanes.
c’est-à-dire, les profanes, ceux qui ne sont point de la maison, le font aussi, y entrent aussi.
Elle croit pouvoir se permettre aussi une petite méchanceté pour répondre à toutes celles que lui a adressées la mouche :
Sur la tête des rois cl sur celle des ânes,
Vous allez vous planter, je n’en disconviens pas.
Il y a beaucoup de malice dans cette concession qu’elle fait, en ces termes, à sa rivale : concession facile d’ailleurs, puisqu’elle est suivie de l’annonce d’un châtiment.
Et je sais que d’un prompt trépas
Celte importunité bien souvent est punie.
Remarquez en passant cette expression poétique, trépas, qui donne de la noblesse au langage de la fourmi.
Enfin, la punition de la mouche serait incomplète si sa rivale ne lui rendait ironie pour ironie.
Certain ajustement, dites-vous, rend jolie ;
J’en conviens : il est noir ainsi que vous et moi.
Je veux qu’il ait nom mouche : est-ce un sujet pour quoi
Vous fassiez sonner vos mérites ?
Nomme-t-on pas aussi mouches les parasites ?
Il faudrait s’arrêter sur chaque mot dans ces cinq vers; car il y a, dans chacun d’eux , une intention malicieuse. Ainsi, certain rabaisse ajustement, — dites-vous est ironique : vous le dites, mais on est libre de ne pas vous croire. — J’en conviens est une nouvelle ironie, comme le montre ce qui suit : il est noir, voilà tout son mérite; il est noir comme vous; mais il ne vous ressemble pas plus qu’à moi, qui suis noire aussi. — Je veux, c’est-à-dire, je veux bien, j’admets : c’est une nouvelle concession : mais si la mouche s’enorgueillit de cette ressemblance de nom, si elle en profite pour en faire sonner ses mérites et étourdir les oreilles, il faudra bien aussi qu’elle reçoive les parasites, c’est-à-dire ceux qui vivent aux dépens d’autrui, et les mouchards eux-mêmes, dans sa parenté !
La fourmi ne se contente pas de rabaisser l’orgueilleuse vanité de la mouche en lui prouvant combien elle a peu sujet d’être fière ; elle lui donne encore des conseils qui sont pour elle la plus dure humiliation : car rien ne nous blesse tant que de recevoir des leçons de ceux que nous regardons comme nos inférieurs. On peut rapprocher de la réponse que le roseau adresse au chêne, les vers qui suivent :
Cessez donc de tenir un langage si vain,
N’ayez plus ces hautes pensées :
Les mouches de cour sont chassées ;
Les mouchards sont pendus, et vous mourrez de faim,
De froid, de langueur, de misère,
Quand Phébus régnera sur un autre hémisphère.
c’est-à-dire quand le soleil échauffera de ses rayons l’autre hémisphère, celui qui est opposé au nôtre, où régnera l’hiver.
Étoile termine en opposant à la vie agitée et hasardeuse de la mouche, son existence assurée par l’économie et la prévoyance, sa sécurité et son bonheur :
Alors je jouirai du fruit de mes travaux,
Je n’irai par monts, ni par vaux,
M’exposer aux vents, à la pluie ;
Je vivrai sans mélancolie.
Le soin que j’aurai pris de soin m’exemptera.
c’est-à-dire le souci que j’aurai en d’assurer mon existence, m’exemptera de tout souci, de toute inquiétude. La Fontaine a dit de même :
Eh bien ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
(Le vieillard et les trois jeunes hommes.)
La morale de la fable est contenue dans les vers suivants :
Je vous enseignerai par là
Ce que c’est qu’une fausse ou véritable gloire.
c’est-à-dire quelle différence il y a entre la vraie gloire, celle que l’on acquiert par un mérite, une valeur réelle, et celle qui ne repose sur rien.
Le discours de la fourmi est assez long; elle est fâchée d’avoir perdu un temps si précieux; elle quitte brusquement la mouche, et lui dit :
Adieu ; je perds le temps, laissez-moi travailler ;
Ni mon grenier, ni mon armoire
Ne se remplit à babiller.
Dernière leçon que nous nous permettrons de recommander aux élèves dissipés. Ils pourront encore en tirer d’autres de la lecture de cette fable; mais nous les avons suffisamment indiquées, et nous aimons mieux renvoyer nos jeunes lecteurs à la Fontaine lui-même.