Un âne se plaignoit de sa destinée; un chien l’entendit et prétendit être bien plus à plaindre encore. Le premier, racontant ses infortunes, détailla tout ce qu’il avoit à souffrir pendant l’année. Toujours sur les chemins par la chaleur, par le vent ou par la pluie; aujourd’hui c’est de la farine ou du blé, demain c’est du fumier ou du bois qu’il lui faut porter. Il plie sous le fardeau, il ne peut marcher, on l’accable de coups. A peine lui laisse-t-on dans la journée quelques instants de relâche pour aller le long des fossés pâturer à la hâte un peu de mauvaise herbe. Du reste, aucun soin de sa personne; toujours des menaces et du mépris, jamais un mot d’amitié ni une caresse. Tu travailles le long de la semaine, il est vrai, répondit le chien; mais le soir, quand tu rentres, tu trouves une étable bien chaude où tu peux t’étendre et reposer en paix; moi, au contraire, je n’ai jamais de repos. La nuit comme le jour, l’hiver comme l’été, mon sort est de veiller dans une cour, exposé à toute la rigueur des saisons. Vient-il à se glisser dans la maison un voleur ou un loup, il faut combattre au risque de ma vie, et te défendre pendant que tu dors. Le matin, après une nuit ainsi passée, je vais à jeun me présenter à la cuisine pour recevoir la récompense de mes services. J’y trouve la servante qui, aux dépens de son maitre, déjeune secrètement avec le valet qu’elle aime. Ils me chassent à grands coups de pieds , parce que je les importune. Obligé d’attendre l’heure du dîner, quoique mes entrailles crient famine, j’accours enfin et trouve toute, la famille à table, buvant et mangeant bien. J’ai beau pen-dant ce temps-là les regarder piteusement, aucun d’eux ne daigne seulement faire attention à moi , et je me crois très heureux si, après bien des caresses de ma part, ils daignent, lorsqu’ils n’ont; plus faim, me jeter quelque os décharné. Pendant que je suis occupé à le dévorer, l’un des enfants ou l’une des filles laisse échapper quel-que incongruité, l’encens frappe l’odorat, on se bouche le nez : au diable le mâtin, s’écrie-t-on; et à l’instant mille coups que je n’ai pas mérités pleuvent sur moi, on me chasse, et je me vois obligé de me sauver à la cour, sans oser reparaître de toute la journée. Tout ce que tu viens de dire est vrai, reprit l’âne; mais si l’on te procure des moments de chagrin, tu en as d’autres aussi qui te dédommagent. Tu vis avec ton maître, il reconnoît tes bons offices, il te loue, il te caresse, et au moins l’emploi dont il te charge n’est pas avilissant. »
“L’Ane et le Chien”
Cette fable n’est point dans les deux volumes des poésies dé Marie de France publiés par M. Roquefort.