Pañchatantra ou fables de Bidpai
3e. Livre – XVII. — Le Brahmane et sa Femme
Il y avait dans une ville un brahmane nommé Yadjnadatta1. Sa femme était libertine et attachée à un autre ; elle faisait continuellement pour son galant des gâteaux au sucre et au beurre, et les lui donnait en cachette de son mari. Mais un jour le mari la vit et lui dit : Ma chère, que fais-tu cuire là, et où portes-tu cela continuellement ? Dis la vérité. Cette femme, prenant un air d’assurance, répondit à son mari par un mensonge : Il y a, pas bien loin d’ici, un temple de la vénérable Dévî. Là je porte, après avoir jeûné, des offrandes et des aliments choisis et excellents. Puis elle prit tout cela sous les yeux de son mari et s’en alla vers le temple de Dévî. Car, pensa-t-elle, si j’offre cela à Dévî, mon mari croira que sa brâhmanî porte toujours des aliments choisis pour la vénérable déesse. Pendant que, après être allée au temple de Dévî et être descendue à la rivière pour se baigner, elle accomplissait l’œuvre du bain, son mari, venu par un autre chemin, se mit derrière Dévî, de manière à n’être pas vu. La femme du brahmane, après s’être baignée, vint dans le temple de Dévî et accomplit les cérémonies de l’ablution, de l’onction, des fleurs, de l’encens, des offrandes, et cetera ; puis elle se prosterna devant Dévî, et dit : Vénérable, de quelle manière mon mari deviendra-t-il aveugle ? Quand il entendit cela, le brahmane, qui était derrière Dévî, dit en déguisant sa voix : Si tu donnes continuellement des gâteaux au beurre et autres friandises à ce mari, alors il deviendra promptement aveugle. La libertine, trompée par ces paroles feintes, donna toujours au brahmane cela même. Or un jour le brahmane dit : Ma chère, je ne vois pas très-bien. Lorsqu’elle entendit cela, elle pensa : C’est la faveur de Dévî que j’obtiens. Puis le galant cher à son cœur vint chaque jour sans crainte auprès d’elle, en se disant : Que pourra me faire ce brahmane devenu aveugle ? Mais un jour que le brahmane le vit entrer et s’approcher de lui, il le saisit par les cheveux et le frappa à coups de bâton, à coups de pied, et cetera, jusqu’à ce qu’il mourût ; et il coupa le nez à cette méchante femme et la chassa.
Voilà pourquoi je dis :
Je sais bien tout cela, que je suis bête de somme pour les grenouilles : j’attends un moment favorable, comme le brahmane qui devait devenir aveugle au moyen de gâteaux au beurre.
Puis Mandavicha, riant en lui-même, continua : Les grenouilles ont diverses saveurs. Djâiapâda, quand il entendit cela, fut très-inquiet de savoir ce qu’il avait dit, et lui demanda : Mon cher, qu’as-tu dit ? C’est une mauvaise parole. Mais Mandavicha, pour dissimuler, répondit : Rien. De celte façon, Djâiapâda, trompé par les paroles mensongères du serpent, ne comprit pas sa mauvaise intention. Bref, les grenouilles furent toutes mangées par le serpent, de telle sorte qu’il n’en resta pas même seulement une semence.
Voilà pourquoi je dis :
Que le sage porte son ennemi même sur l’épaule, quand le temps est venu : un grand serpent noir tua beaucoup de grenouilles.
Or, ô roi ! de même que Mandavicha tua les grenouilles par la force de l’intelligence, de même moi aussi j’ai fait périr tous les ennemis. Et l’on dit ceci avec raison :
Le feu allumé dans une forêt, tout en brûlant, épargne les racines ; l’inondation douce et froide arrache avec les racines.
Père, dit Méghavarna, cela est bien vrai ; ceux qui ont l’âme élevée, ces êtres doués d’une grande force, lors même qu’ils tombent dans le malheur, n’abandonnent pas ce qu’ils ont entrepris. Car on dit :
Ce qui fait la grandeur de ceux qui sont grands, qui possèdent l’ornement de la science politique, c’est qu’ils n’abandonnent pas ce qu’ils ont entrepris, même au lever pénible de l’infortune.
Et ainsi :
Les hommes inférieurs n’entreprennent assurément pas, par crainte des obstacles ; après avoir entrepris, les hommes médiocres cessent quand ils sont arrêtés par les obstacles ; lors même qu’ils sont heurtés par des obstacles multipliés par milliers, les hommes d’un très-haut mérite n’abandonnent pas ce qu’ils ont entrepris.
Ainsi, tu as délivré mon royaume de tout embarras, en exterminant les ennemis jusqu’au dernier. Et certes cela convient à ceux qui connaissent la politique. Car on dit :
Le sage qui ne laisse ni un reste de dette, ni un reste de feu, ni un reste d’ennemi, ni un reste de maladie, ne tombe pas dans l’affliction.
Majesté, dit Sthiradjivin, vous êtes heureux, car tout ce que vous avez entrepris réussit. En cela, la bravoure seule mène une affaire à bonne fin ; mais ce qui est fait par la sagesse, voilà ce qui donne la victoire. Et l’on dit :
Des ennemis tués par les armes ne sont pas tués, mais des ennemis tués par la sagesse sont bien tués : l’arme ne tue que le corps de l’homme ; la sagesse tue famille, fortune et réputation.
Ainsi, vraiment, celui qui a de la sagesse et du courage réussit sans peine dans ses entreprises.
L’intelligence va devant au début de l’entreprise ; le désir prend de la force ; la délibération, apportant d’elle-même les résolutions, ne tombe pas dans le trouble ; la réflexion brille accompagnée de fruit ; le cœur s’élève et le plaisir a lieu chez l’homme qui va se livrer à une action louable.
Et ainsi la souveraineté est dans l’homme qui possède talent politique, libéralité et bravoure. Et l’on dit :
L’homme qui aime la société de celui qui est libéral, brave et sage, devient vertueux ; à l’homme vertueux la richesse, et par suite de la richesse le bonheur ; à l’homme heureux le commandement, et en conséquence la souveraineté.
Assurément, dit Méghavarna, les préceptes de la politique portent à l’instant leur fruit, car en les suivant et en allant auprès d’Arimardana, tu l’as exterminé avec toute sa suite.
Sthiradjîvin dit :
Une chose même dont on doit se rendre maître par des moyens tranchants , il est néanmoins très-bon de s’en faire d’abord une protection : le roi des arbres, à la cime élevée, le plus beau des forêts, fier et vénérable, est coupé.
Et certes, ô maître! à quoi sert-il de dire une parole qui n’est pas immédiatement suivie de l’action ou qui est difficile à exécuter ? Et l’on dit ceci avec raison :
Les paroles de ceux qui sont irrésolus, qui craignent de faire un effort, et montrent cent fautes à chaque pas, sont contredites par leurs résultats et deviennent dans le monde un objet de risée.
Et même dans les entreprises faciles, les sages ne doivent pas montrer de l’insouciance. Car je pourrai le faire, c’est peu de chose, et cela peut être achevé sans effort : quelle attention faut-il ici ? Négligeant ainsi ce qu’ils ont à faire, quelques hommes d’un esprit insouciant tombent dans l’affliction de la douleur, où l’on arrive aisément par un enchaînement d’infortunes.
Ainsi maintenant mon maître, vainqueur de ses ennemis, trouvera le sommeil comme autrefois. Et l’on dit ceci :
Dans une maison où il n’y a pas de serpents ou dans laquelle les serpents ont été pris, on dort aisément ; mais là où l’on voit toujours des serpents, on trouve le sommeil avec peine.
Et ainsi :
Tant que ceux qui s’efforcent avec orgueil, fierté et courage, ne sont pas arrivés à la fin des grandes entreprises dont vient à bout une longue persévérance, qui sont l’objet des bénédictions des amis, qui montrent l’élévation de la sagesse politique, et de l’audace et atteignent le but des désirs, comment la tranquillité trouverait-elle une place dans leur cœur impatient ?
Aussi, comme j’ai achevé mon entreprise, mon cœur se repose pour ainsi dire. Maintenant donc jouissez longtemps de cette souveraineté, délivrée de tout embarras, apportez vos soins à la protection de vos sujets, et que l’éclat de votre parasol et de votre trône soit immuable dans la succession de vos fils, petits-fils et autres descendants. Et aussi :
Un roi qui ne se concilie pas l’affection de ses sujets par la protection et autres qualités est comme les faux mamelons au cou de la chèvre : sa souveraineté est inutile.
Un roi qui a de l’amour pour les vertus, du mépris pour les vices, et qui aime les bons serviteurs, jouit longtemps du bonheur des souverains, bonheur accompagné du chasse-mouche qui s’agite, de la robe, du parasol blanc et des parures.
Et il ne faut pas vous laisser abuser par l’ivresse du bonheur, en pensant : Je possède la souveraineté ; car la puissance des rois n’est pas stable. Le bonheur de la royauté est une chose à laquelle il est aussi malaisé de s’élever que de monter à un bambou ; il est sujet à tomber en un instant ; difficile à conserver, quoique tenu avec cent efforts ; trompeur à la fin, bien que loué et vénéré ; fugitif et capricieux, comme la race des singes ; attaché faiblement, comme l’eau sur une feuille de lotus ; très-variable, comme le cours du vent ; aussi peu sûr que la liaison avec le méchant, intraitable comme le serpent ; il ne conserve sa couleur qu’une heure, comme la ligne des nuages du crépuscule ; il est, par sa nature, fragile comme une file de bulles d’eau, ingrat comme le naturel du boa constrictor ; il se montre et disparaît en un instant, comme un monceau de richesses acquis en songe. Et en outre :
Le jour même où l’on est sacré roi, l’esprit doit être préparé aux infortunes, car les vases, au moment du sacre des rois, versent le malheur avec l’eau.
Et il n’y a certainement personne que les malheurs ne puissent atteindre. Et l’on dit :
En considérant la course vagabonde de Râma, la répression de Bali , la forêt des fils de Pandou, la destruction des Vrichnis, la déchéance du roi Nala, le service d’Ardjouna comme danseuse, la chute du souverain de Lanka, l’homme ici-bas supporte tout de la volonté du destin : quel est celui qui préserve l’autre ?
Où est allé Dasaratha, qui dans le ciel était ami du grand Indra ? Où est aussi le roi Sagara qui arrêta le flot de l’Océan ? Où est le fils de Véna, né de la paume de la main ? Où est Manou, fils du Soleil ? Le puissant dieu de la mort ne les a-t-il pas enchaînés et ne leur a-t-il pas fermé les yeux ?
Où est allé Mândhâtri, le vainqueur des trois mondes ? Où est le roi Satyavrata ? Où est allé Nahoucha , le roi des dieux ? Où est Késava, qui possédait la sainte Écriture ? On croit qu’avec leurs chars, avec leurs excellents éléphants, ils sont assis sur le trône de Sakra ; mais, imités par le magnanime dieu de la mort, ils ont été chassés par lui.
Et aussi :
Ce roi, ces ministres, ces femmes, ces bosquets, tout cela, vu par le dieu de la mort, a péri.
Après avoir ainsi obtenu le bonheur de la souveraineté, qui branle comme l’oreille d’un éléphant en rut, goûtez-le, en ne vous attachant qu’au bien.
“Le Brahmane et sa Femme”
- Panchatantra 46