Pañchatantra ou fables de Bidpai
3e. Livre – XII. — Le Chardon, sa Femme et le Galant
Il y avait dans un endroit un charron nommé Vîradhara. Il avait une femme, Kâmadamini. Cette femme était libertine, et les gens disaient du mal d’elle. Le charron voulut l’éprouver, et il pensa en lui-même : Comment la mettrai-je à l’épreuve ? Car on dit :
Si le feu pouvait être froid, la lune, chaude, et le méchant, bon, alors les femmes aussi pourraient être vertueuses.
Je sais que, selon le dire du monde, elle n’est pas honnête. Et l’on dit :
Ce qui n’est ni vu ni entendu dans les Védas ni dans les livres, ce monde sait tout cela, ainsi que ce qui est dans l’œuf de Brahmâ.
Après avoir ainsi réfléchi, il dit à sa femme : Ma chère, demain matin j’irai dans un autre village. Là, quelques jours se passeront. Il faut donc que tu me fasses quelques bonnes provisions de voyage. Celle-ci, lorsqu’elle eut entendu ces paroles, laissa, le cœur joyeux et pleine d’impatience, tout ce qu’elle avait à faire, et prépara du riz cuit avec beaucoup de beurre et de sucre. Et certes on dit ceci avec raison :
Dans un jour sombre, dans une épaisse obscurité, quand le nuage répand la pluie, dans une grande forêt et autres lieux, et quand son mari est en pays étranger, la femme lascive éprouve le plus grand bonheur.
Puis le charron se leva au point du jour et sortit de sa maison. Sa femme, lorsqu’elle le vit parti, fit sa toilette avec un visage riant et passa la journée comme elle put. Ensuite elle alla chez son galant, qu’elle connaissait d’ancienne date, et elle lui dit : Mon méchant mari est allé dans un autre village. Tu viendras donc dans notre maison dès que les gens dormiront. Après que cela fut fait, le charron, qui avait passé la journée dans la forêt, rentra le soir dans sa maison par une autre porte, et se cacha sous le lit. Cependant, Dévadatta vint et s’assit là sur le lit. Le charron, lorsqu’il le vit, eut le cœur saisi de colère et pensa : Vais-je me lever et le tuer, ou bien vais-je leur donner la mort à tous deux quand ils seront endormis par suite de leurs ébats ? Mais pourtant je veux voir ce qu’elle fait et entendre sa conversation avec lui. Sur ces entrefaites, la femme ferma la porte de la maison et monta sur le lit. Mais pendant qu’elle y montait, son pied toucha le corps du charron. Puis elle pensa : Assurément ce doit être ce méchant charron, qui veut m’éprouver. Aussi je saurai jouer un tour de femme. Pendant qu’elle réfléchissait ainsi, Dévadatta devint impatient de la toucher. Mais elle joignit les mains et dit : Ô toi qui as de nobles sentiments, tu ne dois pas toucher mon corps, car je suis fidèle à mon mari et très-vertueuse. Sinon, je te donnerai ma malédiction et je te réduirai en cendres. — Si c’est ainsi, dit le galant, pourquoi donc m’as-tu appelé ? — Hé ! répondit-elle, écoute avec attention. Aujourd’hui, au matin, je suis allée au temple de Tchandikâ, pour voir la déesse. Là, tout à coup une voix s’est élevée dans l’air : Ma fille, que vais-je faire ? Tu as de la dévotion pour moi ; néanmoins dans l’espace de six mois tu deviendras veuve par ordre du destin. Alors j’ai dit : Vénérable, de même que tu connais le malheur, de même tu en sais aussi le remède. Est-il donc un moyen par lequel mon mari puisse vivre cent ans ? Ensuite la déesse a dit : Oui, il y en a un, et ce remède dépend de toi. Lorsque j’ai entendu cela, j’ai dit : Déesse, si c’est aux dépens de ma vie, indique-moi ce que j’ai à faire, afin que je le fasse. Puis la déesse a dit : Si aujourd’hui tu montes sur le même lit avec un autre homme et que tu le serres dans tes bras, alors la mort subite qui est destinée à ton mari atteindra cet homme, et ton mari, au contraire, vivra cent ans. C’est pour cela que je t’ai demandé. Fais donc ce que tu veux, car ce qu’a dit la déesse n’aura pas lieu autrement, j’en suis sûre. Ensuite le galant, avec un visage sur lequel se manifestait un rire intérieur, agit conformément à cela. Et le sot charron, quand il eut entendu ces paroles de sa femme, sortit de dessous le lit, les poils du corps hérissés de joie, et lui dit : Bien, femme fidèle ! bien, joie de la famille ! Par suite des discours de méchantes gens mon cœur avait conçu des soupçons, et, pour t’éprouver, j’ai prétexté d’aller à un autre village et je me suis caché ici sous le lit. Viens donc, embrasse-moi ! Tu es la première des femmes dévouées à leurs maris, puisque même dans les bras d’un autre tu gardes le vœu prescrit par la sainte Ecriture. Tu agis ainsi pour prolonger ma vie et pour détourner de moi une mort soudaine. Après lui avoir ainsi parlé, il la serra affectueusement dans ses bras ; il la mit sur son épaule, et dit aussi à Dévadatta : Ô toi qui as de nobles sentiments, c’est à cause de mes bonnes actions que tu es venu ici. Par ta grâce j’ai obtenu une vie de la durée de cent ans. Embrasse-moi donc toi aussi et monte sur mon épaule. En disant ces mots, il embrassa Dévadatta, bien que celui-ci ne voulût pas, et il le mit de force sur son épaule. Puis il dansa et dit : Ô toi qui portes la plus forte charge entre ceux qui soutiennent le poids des obligations imposées par la sainte Ecriture, toi aussi tu m’as fait du bien, et autres choses pareilles ; il le fit descendre de dessus son épaule, courut de tous côtés aux portes des maisons de ses parents, et cetera, et fit partout la peinture de la vertu de tous deux. Voilà pourquoi je dis :
Lors même que le mal a été fait devant ses yeux, un sot est apaisé par de douces paroles : un charron porta sur sa tête sa femme avec le galant de celle-ci.
Ainsi nous sommes tout à fait détruits jusque dans la racine, et perdus. On dit vraiment ceci avec raison :
Les sages considèrent comme des ennemis sous l’apparence d’amis ceux qui rejettent un bon avis et recherchent le contraire.
Et ainsi :
D’excellentes choses même, quand on a des conseillers qui vont contre le lieu et le temps et ne sont pas sages, se perdent, comme les ténèbres au lever du soleil.
Puis, sans avoir égard aux paroles de Raktâkcha, les hiboux relevèrent tous Sthiradjfvin et entreprirent de l’emmener dans leur forteresse. Or, pendant qu’on le conduisait, Sthiradjtvin dit : Majesté, à quoi sert-il de me faire ce bon accueil, à moi qui aujourd’hui ne puis rien faire et qui suis dans cet état ? Comme je désire me jeter dans un feu ardent, veuillez donc me délivrer en me donnant un bûcher. Mais Raktâkcha, qui avait reconnu son intention secrète, dit : Pourquoi veux-tu te jeter dans le feu ? — C’est, répondit-il, seulement à cause de vous que j’ai été mis dans ce malheureux état par Méghavarna. Aussi je désire, pour me venger des corbeaux, devenir hibou. Et lorsqu’il entendit cela, Raktâkcha, qui était expérimenté dans la politique des rois, dit : Mon cher, tu es artificieux et habile en paroles feintes. Ainsi, quand même tu irais dans une matrice de hibou, tu estimerais beaucoup ta matrice de corbeau. Et l’on raconte cette histoire :
Après avoir refusé pour époux le soleil, le nuage, le vent, le mont, une souris retourna à son espèce : il est difficile de dépasser son espèce.
Comment cela ? dirent les ministres. Raktâkcha raconta :
“Le Chardon, sa Femme et le Galant”
- Panchatantra 41