Gustave Bourassa , 1860 – 1904 ( 1ère. partie)
V
Cette couleur, ce mouvement, cette vie en parole et en action, qui font tout le drame, sont essentiellement propres au fabuliste français.
Il ne faut pas croire que ses admirateurs, devenus injustes par le fait d’un enthousiasme aveugle, se plaisent à l’exalter au détriment de ses devanciers, Esope, Phèdre, Bilpay, Abstémius, Rabelais et les auteurs de fabliaux du moyen âge, à qui il doit une très grande partie de son fonds. Non, cette supériorité de la mise en œuvre des mêmes matériaux est bien réelle chez lui ; elle est saisissante ; et pour s’en assurer, on n’a qu’à comparer le même sujet, traité par lui et par l’un des autres. On voit immédiatement de quel côté se trouve l’action, le mouvement, la vie. M. Taine a fait plusieurs de ces rapprochements décisifs ; je lui emprunte celui-ci.
Il s’agit de la fable de la Vieille et les deux Servantes, que La Fontaine a prise à Esope. Voici comment Esope en raconte la première partie : ” Une femme veuve, laborieuse, ayant des servantes, avait coutume de les éveiller la nuit, au chant du coq, pour les mettre à l’ouvrage. Celles-ci, lassées de leur travail continu, résolurent d’étrangler le coq, car elles croyaient qu’il causait leurs maux, en éveillant la nuit leur maîtresse.”
Voilà un récit bien sec et bien terne, fait uniquement pour conduire au dénouement et à la morale dont il est le prétexte ; ce n’est pas un tableau, c’est tout au plus un sujet de tableau. Ouvrez maintenant La Fontaine. Il prend ce croquis à peine tracé ; il saisit sa palette et ses pinceaux, et voici le tableau qu’il nous donne :
Dès que l’aurore, dis-je, en son char remontait, Un misérable coq à point nommé chantait. Aussitôt notre vieille, encore plus misérable,”. S’affublait d’un jupon crasseux et détestable, Allumait une lampe, et courait droit au lit Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormaient les deux pauvres servantes. L’une entr’ouvrait un œil, l’autre étendait un bras;
Et toutes deux, très mal contentes, Disaient entre leurs dents : Maudit coq! tu mourras.
C’est de la peinture, et faite, pour emprunter les paroles de M. Taine, ” avec des couleurs aussi vraies, aussi familières, aussi franches que celles de Van Ostade et de Téniers.”
- Gustave Bourassa , 1860 – 1904 (Ve partie, Le fabuliste français)