Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Le Lion amoureux
Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
A votre indifférence près,
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d’une Fable,
Et voir, sans vous épouvanter,
Un Lion qu’Amour sut dompter ?
Amour est un étrange maître.
Heureux qui peut ne le connaître
Que par récit, lui ni ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La Fable au moins se peut souffrir :
Celle-ci prend bien l’assurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zèle et par reconnaissance.
Du temps que les bêtes parlaient,
Les Lions entre autres voulaient
Etre admis dans notre alliance.
Pourquoi non ? puisque leur engeance
Valait la nôtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle hure outre cela.
Voici comment il en alla :
Un Lion de haut parentage,
En passant par un certain pré,
Rencontra Bergère à son gré :
Il la demande en mariage.
Le père aurait fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui semblait bien dur ;
La refuser n’était pas sûr ;
Même un refus eût fait possible
Qu’on eût vu quelque beau matin
Un mariage clandestin.
Car outre qu’en toute manière
La belle était pour les gens fiers,
Fille se coiffe volontiers
D’amoureux à longue crinière.
Le Père donc ouvertement
N’osant renvoyer notre amant,
Lui dit : « Ma fille est délicate ;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu’à chaque patte
On vous les rogne, et pour les dents,
Qu’on vous les lime en même temps.
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux ;
Car ma fille y répondra mieux,
Étant sans ces inquiétudes.
Le Lion consent à cela,
Tant son âme était aveuglée !
Sans dents ni griffes le voilà,
Comme place démantelée.
On lâcha sur lui quelques chiens :
Il fit fort peu de résistance.
Amour, Amour, quand tu nous tiens
On peut bien dire : « Adieu prudence. »
Autre analyse
Analyses de Chamfort
V. 5. Et qui nâquites toute belle,
A votre indifférence près.
Ces deux vers sont d’une finesse peu connue jusqu’à La Fontaine , mais l’Apologue ne vaut rien. Quoi de plus ridicule que cette supposition d’un lion amoureux d’une jeune fille, de l’entrevue du lion et du beau-père de ce lion , qui se laisse limer les dents ?
Tranchons le mot, tout cela est misérable. Il était si aisé à La Fontaine de composer un Apologue dont la morale eut été comme dans celui-ci :
Amour ! Amour ! quand tu nous tiens,
On peut bien dire adieu prudence. « Le Lion amoureux »
Commentaires de MNS Guillon
(1) Sévigné. Françoise-Marguerite de Sévigné, fille de la célèbre madame de Sévigné, épousa en 1669 François Adhemar de Monteil, comte de Grignan, lieutenant-général au gouvernement de Provence. Elle fut obligée d’y suivre son mari, et d’y vivre éloignée de sa mère. Madame de Sévigné trouva dans son amour pour sa fille le tourment de sa vie : elle exprima dans toutes ses lettres sa tendresse pour elle ; et par un charme inexprimable , par une abondance unique, toutes ses lettres sont variées agréablement ; point de redites, de monotonie : on croit toujours lire pour la première fois ce qu’elle lui dit de tendre. Madame de Grignan justifiait par bien des qualités les sentiments de sa mère. Elle était belle , bien faite ; beaucoup de charmes répandus sur toute sa personne la rendaient très-aimable : elle avait l’esprit très orné , très cultivé en 1705.
2 ) Et voir, sans vous épouvanter,
Un Lion qu’Amour sut dompter. Avant que notre ingénieux Girardon eût imaginé de faire sortir l’arc de l’Amour du tronc noueux d’un chêne, les anciens s’étaient plus à représenter sous toutes sortes de formes les triomphes de ce Dieu, sur tous les êtres qui composent l’univers. Ici on le voit se jouer à travers les flots, porté sur la croupe des monstres de la mer; là il attèle à son char les Tigres indomptables ; ailleurs, monté sur le dos d’un Lion, il le mène, en se servant de sa crinière comme d’une bride, ainsi que parle Lucien, tandis que d’un antre côté il prend et caresse de ses mains la patte d’un Lion debout auprès de lui, comme pour, l’exercer à la danse. (V. Montfaucon, Antiq. expl. T. I. pl. 114 et 115. Mariette, Wînkelmann, Hist. de l’Art, t.III. p. 13, etc.) Mais observez qu’en imitant par des images palpables un sentiment à qui tout obéit, l’allégorie ne sort pas du cercle de la nature, l’objet de ce sentiment n’a pas besoin d’être énoncé pour être connu ; et le silence même de l’artiste est un hommage à la nature. Voulez-vous aller au-delà de la nature ou de l’opinion? vous n’offrez plus qu’un tableau bizarre, invraisemblable , qu’un amalgame monstrueux et sans attraits pour l’imagination: ce seront les amours infâmes d’une Pasiphaé. Jugeons d’après ces principes la fable…lire la suite
Études et analyses des fables de La Fontaine, Louis Moland,1872
Fable I. Le Lion amoureux. /Esop., 225,110; — Verdizotti, 90 : Il Leone inamorulo e il Contadino.
La Rochefoucauld a dit : « La prudence et l’amour ne sont point faits l’un pour l’autre; à mesure que l’amour croît, la prudence diminue. »
On a fait la contre-partie de cet apologue. Dans une fable anglaise de Moore, le loup amoureux demande une jeune brebis en mariage et l’obtient. L’âne unit le couple. L’innocente victime devient la proie du farouche époux, qui la dévore. La conclusion est la censure des mariages mal assortis.
Jean de La Fontaine, Le Lion amoureux