Théodore de Banville
Poète et fabuliste XIXº – Le Loup et le Chien
Deux jeunes écrivains, amis jadis, après s’être perdus de vue pendant plusieurs années, se rencontrèrent tout à coup, sur le boulevard des Italiens.
— Ah! mon cher, dit Etienne Lorsa, en quel état je te retrouve!
— Quoi donc, fit Louis Horrie, suis-je coiffé d’un chapeau irrégulier, ou ma mise n’est-elle pas correcte?
— Il ne manquerait plus que ça! dit Lorsa. Certes, tu es vêtu comme tout le monde doit l’être ; mais cette maigreur d’Arabe, cette face basanée, ces yeux flambants et noirs, cette tête noyée dans le flot d’une barbe et d’une chevelure noires, disent assez comment tu vis ! Et, de fait, je le sais; car je suis tes travaux avec une admiration fraternelle, mais aussi avec une pitié profonde. Tu fais des chefs-d’œuvre, assurément, pleins de vie, d’originalité, de violence, de délicatesse, de certitude, mais à quel prix! Avec tes rimes parfaites, révoltées et farouches, tu t’aliènes tous les gens sérieux. Tu vas des journaux chimériques aux Revues intermittentes, çà et là tu publies une nouvelle qui fait explosion, comme une cartouche de dynamite, et tu fais jouer sur des théâtres forains, entre deux opérettes, des comédies féeriques, dont les vers sonnent déraisonnablement comme des carillons de cloches d’or. Je ne m’étonne pas si tu es maigre ! Tandis que moi, vois, je suis gras, heureux, rose, légèrement chauve; j’ai mes poches pleines d’or, je fréquente la meilleure compagnie, je dîne six fois par semaine dans le monde, et une fois chez Bignon, sans avarice : il ne dépend que de toi de mener une si agréable vie. Beauvillain, j’ose le dire, a en moi la plus grande confiance, et sur ma recommandation, il t’admettra sans difficulté dans la lievue Indo-Slave.
— Comment dis-tu ça? fit Horrie épouvanté, comme s’il avait vu un mouton à cinq pattes.
— Ah! mon cher, dit Etienne Lorsa, quel recueil! Des rapports délicieux, des écrivains aux favoris luisants et bien peignés? qui ont tous l’air d’ambassadeurs, la copie régulièrement et magnifiquement payée, les portes de tous les salons ouverts, un avenir politique entrevu à bref délai, des dîners succulents, des soirées où on entend mademoiselle Réginaldi de l’Eldorado (car, Dieu merci, nous ne sommes pas gourmés!) voilà la Revue Indo-Slave. Si elle ne tient pas encore la première place, c’est que la Revue des Deux Mondes a pour elle la vitesse acquise, et plus d’un ministre vient se délasser avec nous, en fumant des cigarettes. Eh bien! j’occupe là une situation importante, qui grandit chaque jour, et même je te le dis tout bas, dans le tuyau de l’oreille, la Revue a pris en main mes intérêts et, d’un effortcontinu et patient, s’occupe de me faire accueillir plus tard par — ces messieurs.
— Quels messieurs?
— Voyons, dit Lorsa, rougissant et baissant les yeux, tu sais très bien de qui je veux parler. Quand je dis: — ces messieurs…
— Ah ! fit Louis Hoirie, je comprends, les Jésuites ! Hé bien I puisque nous sommes des poètes, nous ne devons pas nous laisser gouverner par les préjugés bourgeois. En somme, les Jésuites ont fait les plus beaux travaux historiques des temps modernes. Ils obéissent à une règle sublime, où le sacrifice complet de l’âme individuelle à une idée supérieure crée une force prodigieuse et surhumaine. Missionnaires, ils savent mourir avec joie, se délecter dans les supplices, et certes cela n’est pas si commun que le courage civil. Enfin, n’oublions jamais qu’ils ont eu pour élève Voltaire, et qu’ils ont eux-mêmes aiguisé et affiné le plus subtil de tous les esprits.
— Mais, dit Lorsa, je ne parle pas des Jésuites. Ce n’est pas parmi eux seuls qu’on peut admirer l’esprit de suite, la tradition obstinément conservée, l’initiative individuelle sacrifiée à l’unique intérêt de l’association, et le renoncement préféré à la plus héroïque vertu.
— Ah! s’écria Louis Horrie, la Police! Mais lu la servirais donc alors dans quelque poste éminent; car je ne suppose pas que tu puisses te résigner à être un de ses soldats obscurs ! Certes, la répulsion qu’inspirent les Corentin et les Peyrade est, malgré tout, légitime, et cependant on ne peut méconnaître une certaine grandeur dans la lutte patiente, acharnée, féconde en ressources, qu’ils entreprennent au profit de la société, se donnant pour un salaire dérisoire, à chaque minute offrant leur sang, risquant leur rie, affrontant une mort inglorieuse, dédaignant le péril, servis par des sens de sauvages, calculateurs comme les grands politiques, agiles comme des Thugs, habiles comme les Dieux et les comédiens à se muer en toutes sortes de figures. Le malheur, c’est qu’ils soient voués nécessairement au mensonge et à la trahison. Dans un Vidocq, il y a Achille et le prudent Ulysse ; mais il y a aussi Judas…
— Eh! dit Lorsa, contrarié de n’être pas compris, il ne s’agit pas plus de la Police que des Jésuites. Ne te souviens-tu pas qu’après une carrière donnée à des études sévères et ardues, l’écrivain désire nécessairement une consécration doublement précieuse pour son orgueil? Car, ainsi qu’elle le prouve d’une façon décisive, celui qui l’obtient a su se livrer aux spéculations souvent hardies de la pensée, sans blesser aucune des conventions sociales; et n’est-ce pas la suprême sagesse, à une époque où la prétendue originalité sans règle n’est souvent qu’un masque de la paresse et de l’ignorance?
— Ah ! dit Louis Horrie, tu veux parler de…
— Précisément, dit Lorsa, baissant encore une fois les yeux.
— Eh bien ! dit Horrie, ton désir secret est des plus légitimes, et si elle doit te conduire à ton but, va pour la Revue Indo-Slave! D’ailleurs, on doit y admirer, comme on les admirerait partout, tes vers d’une grâce si tendre, si exquise, si intime, dans lesquels tu as retrouvé la note compliquée et rafûnée de Sainte-Beuve, en la subtilisant encore. Et lors même que la lutte littéraire te serait parfois cruelle, tu trouverais à chaque minute la plus délicieuse des consolations, car je m’en souviens bien, tu as la gloire, tu as l’immense bonheur d’être aimé par cette noble femme, madame Jeanne de Malthès, en qui se continuent la vaillance et l’héroïque bonté de sa race. Elle est belle entre toutes, d’une âme vraiment princière, et elle ne se borne pas à donner son or aux pauvres, elle panse aussi leurs plaies, de ses mains divinement fraternelles. Et qui n’affronterait pas sans terreur toutes les embûches de la vie, étant protégé par la cuirasse de diamant d’un tel amour?
— Mon cher, dit Etienne Lorsa, je n’écris plus de vers, et la Revue m’a très bien fait comprendre qu’il en doit être ainsi. Il est vrai que j’en ai composé autrefois; je ne le nie pas, mais je ne l’avoue pas non plus, laissant planer sur ces écarts de ma jeunesse une discrète incertitude. II y a dans l’idolâtrie du rhythme, dans le puéril amour de la rime quelque chose qui s’accorde mal avec des préoccupations réfléchies.
— Oui, s’écria Louis Horrie, Homère aux Quinze-Vingts! je connais ça, et il n’est pas impraticable de faire d’excellents cornets à tabac avec les feuillets dépenaillés d’un Pindare. Je suppose du moins que la Revue Indo-Slave ne t’a pas interdit d’aimer madame de Malthès.
— Mais si, précisément, dit Lorsa. Je rends toute justice aux qualités de cette femme admirable; mais
– elle est séparée de son mari, et comme la Revue me l’a très bien fait observer, c’est là une situation irrégulière. Si nous désapprouvons l’immoralité de Balzac, nous devons avouer qu’il a un très juste sentiment des convenances mondaines. Eh bien! si tu te le rappelles, en devenant l’amant de Béatrice, la Palférine exige qu’elle se raccommode avec monsieur de Rocheilde, car la compagne choisie par un ambitieux, ne doit jamais prêter à la médisance.
— De mieux en mieux! dit Hoirie; la Revue t’a séparé de ta maltresse, voilà qui va bien. 11 est encore heureux qu’elle ne t’en ait pas donné une autre de sa main; si toutefois on peut dire : la main d’une Revue !
— Tu ne te trompes nullement, dit Lorsa, et c’est d’après le conseil de ses influents rédacteurs, que j’ai trouvé une précieuse amitié et une protection efficace chez madame la marquise de Thieusselin.
— Hein ! dit Horrie, qui ne put s’empêcher de bondir; mais c’est une Parque, dont le manque de beauté remonte aux plus mauvais jours de notre histoire! Elle mijote sa cuisine politique dans des chaudrons qui n’ont pas été récurés depuis le règne de Louis-Philippe, et elle peint son visage dans des gammes de couleur depuis longtemps démodées. Enfin elle chante des romances en s’accompagnant sur la harpe; elle n’a pas pu se procurer les adresses des perruquiers modernes, qui font si bien les perruques; aussi en est-elle réduite à des spectres de chevelures, que n’admettent pas les mythologies récentes.
— Mon cher ami, dit Lorsa, je te pardonne une telle boutade imprudente ; c’est le plus grand sacrifice que je puis faire à notre vieille affection fraternelle; mais connais mieux celle dont tu parles! Le salon de madame de Thieusselin est resté la retraite choisie où se font les gloires et d’où partent des jugements toujours obéis. Nul gouvernement n’oserait se soustraire à son influence, et la moindre de ses amies nomme les ambassadeurs. Je te défierais d’entrer chez elle de cinq à sept heures, sans y trouver réunis plusieurs de — ces messieurs, qui, d’ailleurs, en aucune façon, ne s’engageraient sans qu’elle le leur eût permis. Grâce à elle, j’ai abandonné non seulement la poésie, mais aussi le roman, comme trop frivole; j’ai entrepris ce grand travail sur la canalisation des Landes que je publie en ce moment, et dont les pages déjà parues ont été jugées avec quelque faveur par les plus savants économistes. Cher Louis, je te présenterai chez madame de Thieusselin; tu y rencontreras, tu y connaîtras l’un après l’autre presque tous — ces messieurs, et ils t’enseigneront le mot qui ouvre les cavernes d’or.
— Bon! dit Louis en souriant, nous causerons de cela au soleil, près de la mer de saphir et d’aigue-marine; car je me souviens que tu vas tous les ans à Cannes, et moi-môme je compte y passer deux mois d’hiver.
— Non, dit Etienne, on rencontre là dans la colonie trop de voyageurs bizarres, et cette année, la Revue trouve plus convenable que je voyage en Danemark.
— Ainsi, dit Louis stupéfait, tu ne vas pas môme où tu veux!
— Non, dit Etienne Lorsa, mais qu’importe à Une dernière fois, je t’en prie, laisse là tes journaux révoltés, tes contes outranciers, tes poèmes romantiques, et prends le bon parti. Viens avec moi à la Revue Indo-Slave.
— Non, dit Louis Horrie, je vais ailleurs ! A cheval, à pied, en chemin de fer, en tramway, en omnibus, en ballon, s’il en passe un, je m’en vais dans les pays où il n’y a pas de Revue Indo-Slave, et où je ne pourrai adresser aucune flatterie indiscrète à — ces messieurs !
- Le Loup et le Chien, fable de La Fontaine :
Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
“Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée :
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. “
Le Loup reprit : “Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. “
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
“Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. “
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.