Clodomir-Joseph Rouzé
Auteur de manuel scolaires, analyses des fables – Le loup et le chien
Le loup et le chien, analysée par Clodomir Rouzé
La fable que nous allons traduire,est certainement une des meilleures de Phèdre. Elle n’en démontrera que mieux combien la Fontaine est supérieur aux fabulistes qu’il a imités.

Je vais dire en quelques mots combien la liberté a de charmes.
Un chien bien repu rencontra par hasard un loup exténué de maigreur ; ils se saluent et s’arrêtent. D’où te vient, je te prie, dit le loup, cette mine florissante? Quel régime t’a donné ce bel embonpoint ? Moi, qui suis bien plus robuste que toi, je meurs de faim. — Le chien répondit sans détour : le même bonheur t’attend, si tu peux rendre à mon maître les mêmes services. — Lesquels ? dit l’autre. — Veiller au seuil de la porte, et protéger la nuit la maison contre les voleurs. — Mais, je suis tout prêt; maintenant j’ai à souffrir la neige, les orages, et je traîne dans les bois une pénible existence. Combien il me serait plus facile de vivre abrité sous un toit, et de me rassasier, sans rien faire, d’une copieuse nourriture! — Viens donc avec moi. — Chemin faisant le loup remarque le cou du chien pelé par la chaîne. —D’où vient cela, ami ? — Ce n’est rien. — Dis cependant, je te prie. — Comme on me trouve vif, on m’attache pendant le jour, pour que je dorme pendant que le soleil luit, et que je puisse veiller quand la nuit vient. Au crépuscule on me délie, et je cours où bon me semble. On m’apporte à l’envi du pain; mon maître me donne les os de sa table; les esclaves me jettent quelques bons morceaux et le ragoût dont on ne se soucie guère. Ainsi, sans fatigue, je me remplis le ventre. -— Mais, si tu désires sortir, le peux-tu à ton gré ? — Pas tout à fait, dit le chien. — Jouis des douceurs que tu vantes, ami ; je ne voudrais pas d’un trône, si je ne devais pas être libre !
On voit qu’il y a loin de cette fable aux apologues, ordinairement si simples et si nus des anciens. Le portrait du loup et du chien est .certainement pittoresque. La conversation est tout à fait conforme à ce que nous savons de leur caractère et de leurs mœurs ; la domesticité obséquieuse du chien est placée dans un contraste frappant avec la noble sauvagerie du loup, qui préfère à un trône la liberté! Nous n’aurions que des éloges à donner à cette fable, si nous ne connaissions pas celle de la Fontaine.
Comparons maintenant le fabuliste français avec son devancier.
Le Loup et le Chien
Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
“Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres*, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée* :
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. “
Le Loup reprit : “Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. “
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
“Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. “
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.
Ne craignons point d’entrer dans les plus petits détails.
Pourquoi d’abord la Fontaine a-t-il donné, dans son litre, la première place au loup ? N’est-ce pas parce que lui-même attachait le plus grand prix à l’indépendance, et qu’il était attiré vers l’animal sauvage par une sorte de sympathie instinctive? Lui qui dépendit toute sa vie de quelqu’un, ut sut cependant rester libre, n’était-il pas disposé tout naturellement à prendre parti pour l’habitant des forêts ? Il semble s’intéresser à la bête farouche quand il nous trace son portrait dans ce seul vers ;
Un loup n’avait que les os et la peau.
On ne peut pas être plus maigre. Aussi comme nous allons trembler pour le chien fourvoyé, quand nous savons que cette maigreur extrême était causée par la vigilance des chiens :
Tant les chiens faisaient bonne garde!
Ce loup, rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
Nous voilà prévenus : nous avons l’explication de cette singulière rencontre, que Phèdre avait d’un mot (forte) attribuée au hasard ; et nous comprenons, à certains détails caractéristiques (dogue aussi puissant que beau)) que le loup soit saisi de quelque respect en face d’un si rude adversaire.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire loup l’eût fait volontiers.
Mais il fallait livrer bataille,
Et le mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Aucun détail n’est omis, et nous comprenons maintenant que le loup, au lieu de sauter sur le chien, entre en conversation avec lui. Il sent qu’il n’est pas le plus fort. Dans Phèdre, les deux animaux se saluent; et pourtant le chien n’est que bien repu, gros et gras ; quel bon déjeuner il pouvait fournir à un loup affamé et qui aurait eu du courage ! Au moins, dans La Fontaine, l’adversaire est un dogue, un mâtin aux crocs puissants, et le succès est fort aléatoire.
Le loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu’il admire.
Remarquez avec quel art la Fontaine passe delà narration au discours direct. Vous allez maintenant entendre le personnage :
« Il ne tiendra qu’à vous, beau sire.
Ce beau sire est bien ironique dans la bouche d’un dogue qui connaît sa force.
D’être aussi gras que moi, lui repartit le chien
Et il continue sur un ton de commisération ironique :
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères et pauvres diables
Dont la condition est de mourir de faim.
Le chien manque ici des égards que l’on doit aux malheureux, et tout ce que l’on peut dire pour excuser son impolitesse, c’est que ce n’est pas lui, mais la Fontaine, qui parle ici, et en naturaliste plutôt qu’en homme du monde.
Le chien continue, et, en faisant le procès de la misérable existence du loup, il essaye de le convertir à la vie domestique. Ce chien lait du prosélytisme.
Car quoi! rien d’assuré: point de franche lippée;
Tout à la pointe de l’épée !
Le discours est devenu pressant ; les ellipses se succèdent , rapides et entraînantes. Le loup est ébranlé : le chien le décide par ce conseil :
Suivez-moi; vous aurez un bien meilleur destin. »
Le loup, presque convaincu, prend cependant ses précautions.
Le loup reprit: « Que me faudra-t-il faire ?
-Presque rien, dit le chien,
Décidément, le chien tient à faire une conquête ! Quel mot heureux ! Presque rien !
Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens,
Portants bâtons, et mendiants.
On voit que du temps de la Fontaine, la règle des participes présents n’était pas encore établie.
Flatter ceux du logis, à son maître complaire.
Le chien a l’air de glisser sur ces devoirs de la servitude, et il ajoute bien vite :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons ;
Que nous sommes loin du grossier ragoût de Phèdre ! Et enfin, comme compensation aux flatteries obligées de tout à l’heure :
Sans parler de mainte caresse. »
Quel habile avocat que ce chien ! Et comme il sait bien garder pour la bonne place, pour la fin, les arguments les plus décisifs !
Comment résister à la peinture d’une pareille béatitude ! Le loup, qui est à jeun, allumé, croit déjà croquer ces os délicats de poulet et de pigeon :
Le loup déjà su forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Un loup qui pleure de tendresse ! Était-il possible de dépeindre en un seul vers, et d’une manière plus heureuse et plus saisissante, le bonheur immense dont le loup est pénétré ! Voilà de ces traits que nous chercherions en vain dans les prédécesseurs de la Fontaine. En imitant, notre fabuliste crée, parce qu’il voit et sent ce qui est, et qu’il sait trouver des expressions qui peignent ce qu’il sent et ce qu’il voit.
Les deux amis se dirigent vers la demeure du maître au service duquel le loup brûle de s’engager. Mais,
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
” Qu’est-ce là, lui dit-il ? — Rien. — Quoi, rien! — Peu de chose.
Le chien se fait bien prier ; il faut que le loup lui arrache, pour ainsi dire, son secret. Phèdre est bien moins habile, lui qui commence par nous parler de chaîne.
Mais encor? — Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peu-être la cause.
Quelle habileté dans ce peut-être ? Le chien ne veut pas avouer qu’il est esclave et, dans la crainte de désenchanter le loup tout en se rabaissant lui-même, il a l’air de douter d’un fait qu’il connaît trop bien. Il n’ose pas môme désigner par son nom le dommage qu’a causé à son poil si luisant et si épais le frottement de la chaîne. Il a recours à une périphrase : de ce que vous voyez !
Là-dessus, le loup jette un cri que lui arrachent tout à la fois l’étonnement et l’horreur de la servitude.
Attaché ! dit le loup; vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? —
« Avec quelle puissance l’instinct de la liberté se réveille en lui ! Et comme la condition de ce chien attaché va lui paraître maintenant misérable !
Pas toujours; mais qu’importe ? —
répond le chien.
Mais le loup a perdu toutes ses illusions. Il termine ainsi :
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Le dernier vers nous semble bien faible.
A quoi bon ce trésor ! Et quel trésor ?
Nous aimons mieux cette domination dont parle Phèdre : être roi, être le maître, c’est-à-dire pouvoir se donner tout. Le refus eût été bien plus énergique, terminé par « en aucune sorte. » Heureusement la fable se termine par un trait qui relève cette faiblesse, la seule que nous ayons à noter;
Cela dit, maître loup s’enfuit et court encor !
Ce dernier vers est devenu proverbial. Le loup est resté libre, au risque de payer de sa vie les licences qu’il se permet dans nos bergeries et dans nos étables.
- Rouzé, Clodomir. Analyses littéraires de fables de La Fontaine et de morceaux choisis, par C. Rouzé, 1886.