Fables et Légendes du Japon
Anonyme – contes orientaux – Le monstre Yatama
Il y a bien longtemps de cela: les nombreuses îles du Japon venaient à peine d’être enfantées par la déesse Izanami. Sa fille Amatérasu, déesse du soleil, régnait, majestueuse et brillante, dans les splendeurs infinies du Takamagahara, c’est-à-dire du ciel. Elle avait un frère, plus jeune qu’elle de quelques années, qui répondait au nom de Susanoonomikoto. le-monstre-yatama Il était d’une taille gigantesque, fort comme un taureau, capricieux comme une chèvre, et espiègle comme un singe. Le plus grand de ses plaisirs était de faire des malices et de jouer des tours, tantôt à la déesse sa sœur, tantôt aux autres divinités du Takamagahara. Mais, comme il n’avait pas mauvais cœur, ces illustres personnages lui pardonnaient bien des choses et ne lui gardaient généralement pas rancune.
Un jour pourtant, il se permit une fantaisie qui dépassait toutes les bornes. La déesse du soleil venait de faire construire un immense et magnifique atelier de tissage. On ne pourrait dire combien de tracas et de soucis lui avait causés cette installation. En conséquence, elle y tenait de tout son cœur. Elle en était fière, et la montrait avec orgueil aux autres divinités. Un jour donc, Susanoonomikoto, cédant à un très mauvais instinct, s’avisa de mettre le feu à l’atelier en question, le détruisit de fond en comble, et fit périr dans les flammes toutes les ouvrières qu’y employait sa sœur.
Le fils de la déesse était espiègle comme un singe
Amatérasu, en apprenant la chose, entra dans une violente colère. Si grand fut son dépit que, pour se venger et pleurer à son aise, elle s’enferma dans une grotte profonde et résolut de n’en plus sortir. Ce fut un vrai désastre. Le ciel et la terre se trouvèrent tout à coup plongés dans l’obscurité la plus complète. Une épaisse nuit enveloppa l’univers. Les hommes terrifiés se crurent à la fin du monde et, de chaque partie du globe, s’éleva vers le ciel une immense clameur de détresse.
Le Takamagahara lui-même fut le théâtre d’une agitation et d’un trouble insolites. Tous ses dieux et toutes ses déesses sortirent de leurs palais, s’informant les uns les autres de la cause de cette obscurité subite et totale. Le conseil des divinités se réunit…
On délibère, on discute avec ardeur dans l’assemblée des dieux. Les opinions se heurtent, les discours se succèdent. Il faut trouver à tout prix le moyen d’obliger Amatérasu à sortir de sa grotte. Mais, quel moyen employer? Quelle démarche faire? Asagaonomikoto, le plus jeune des dieux, à l’esprit prompt, à l’intelligence vive et ouverte, s’avance au milieu de l’auguste assemblée:
– Vous savez tous, dit-il à ses collègues, que la déesse Amatérasu aime à la folie la musique et la danse. Je propose donc de nous rassembler devant l’entrée de la grotte et d’y organiser un bal. Nous y ferons grand vacarme jusqu’à ce que, cédant à la curiosité ou à la colère, elle entr’ouvre sa porte.
La proposition du jeune dieu est ingénieuse et son plan paraît devoir réussir. On l’adopte à l’unanimité, et la séance est levée, après qu’on a déterminé le moment du rendez-vous.
A l’heure convenue, tous les dieux du Takamagahara se réunissent donc devant la grotte où, boudeuse et chagrine, Amatérasu s’est enfermée. Chacun porte avec soi l’instrument favori dans lequel il excelle. La danse s’organise. Les tambours et les flûtes, les guitares et les gongs mêlent leurs sons et leurs accords aux cris, aux chants. Le rythme s’accélère. Le bal se transforme bientôt en une ronde affolée, en un tumulte indescriptible, dont les échos descendent jusque sur la terre, et y sèment l’épouvante…
Amatérasu entend du fond de sa grotte:
– Que se passe-t-il aujourd’hui, se dit-elle ; que signifie ce tapage?
La curiosité devient tellement forte que la déesse, toute déesse qu’elle est, n’y tient plus. Elle entr’ouvre la porte, à travers laquelle s’échappe à l’instant un flot de lumière. Soudain, elle se sent saisie au bras par une main de fer. C’est la main de Chikaravônomikoto, le plus fort de tous les dieux. Il se tenait à l’entrée de la grotte, prêt à saisir la déesse au moment où elle en ouvrirait la porte. Amatérasu a été entraînée au dehors, et la porte repoussée s’est refermée sur elle. A l’instant, le ciel et la terre reviennent à la vie. La lumière les inonde de ses flots bienfaisants. L’univers retentit des cris de joie poussés par tous les êtres. Le soleil a reparu, et les choses de ce monde reprennent toutes leur cours normal.
Les dieux se sont précipités aux pieds d’Amatérasu. Ils la supplient de ne plus désormais se renfermer dans sa grotte, et de ne plus les priver de sa lumière. Elle promet, mais elle exige une condition. C’est que son frère Susanoonomikoto sera puni de son forfait. Il sera banni de l’assemblée des dieux, chassé du Takamagahara et exilé sur une terre lointaine. Il en fut fait ainsi, et Susanoonomikoto, expulsé du ciel, fut précipité sur la terre. Il tomba dans le pays d’Idzumo, à l’endroit appelé aujourd’hui Hinokawakami. Là, il resta quelque temps, pleurant sur sa grande infortune.
Un jour qu’il se promenait sur le bord de la rivière, il aperçut une paire de bâtonnets que le courant emportait à la dérive.
– Puisque voilà des bâtonnets, il y a sans aucun doute, en amont, des êtres humains, conclut le dieu par un raisonnement logique.
Susanoonomikoto, expulsé du ciel, fut précipité sur la terre
Il part aussitôt et longe, en le remontant, le cours de la rivière. Il se trouve bientôt en face d’une cabane, à moitié délabrée, sise sur le penchant d’une haute montagne. Susanoonomikoto s’approche en étouffant le bruit de ses pas, et à travers les fentes d’une porte mal jointe regarde l’intérieur. Il y voit un vieillard grisonnant, une vieille plus grisonnante encore et une jeune fille de dix-huit à vingt ans. Le vieux et la vieille pleuraient, assis auprès de leur petit brasero. Ils paraissaient comme accablés sous le poids d’un immense chagrin. La jeune fille ne pleurait point, mais sur son visage se lisait sans peine l’expression d’une grande mélancolie et d’une douce résignation.
Elle était d’une beauté extraordinaire. Le dieu n’avait jamais pensé que parmi les mortels, il pût se rencontrer de si belles et si ravissantes créatures. Il éprouva à sa vue un je ne sais quoi d’intime, qu’il n’avait encore jamais éprouvé. Lui, qui descendait des hauteurs du Takamagahara, subit les charmes d’un amour ardent pour cette humble fille de la terre.
Il entr’ouvrit doucement la porte et sans bruit pénétra dans l’intérieur de la cabane. La jeune fille, à sa vue, poussa un cri d’effroi et se précipita vers sa mère. Le vieillard et sa femme levèrent la tête et leurs regards étonnés fixèrent avec crainte le voyageur inconnu. Susanoonomikoto était beau, lui aussi, beau d’une beauté divine. Son visage respirait la force et la santé. Sa taille gigantesque commandait le respect.
Le dieu, s’approchant des trois personnages, leur demanda d’une voix douce et sympathique quelle était la cause de leurs larmes et du chagrin dans lequel ils paraissaient plongés. Ce fut le vieillard qui prit la parole pour répondre:
– Noble voyageur, dit-il, nous ignorons qui vous êtes, mais votre sympathie nous émeut et nous touche. Je m’appelle Ashinazuchi; ma femme se nomme Katazuchi, et notre fille que vous voyez là répond au nom de Inadahimé; nous avons eu huit enfants depuis notre mariage et tous ces enfants étaient des filles. Celle que vous voyez là est la dernière qui nous reste.
Or, vous allez juger de notre malheur et connaître la cause de nos larmes. Tout près d’ici habite le monstre Yatama, le serpent à huit têtes, qui a trente pieds de long. Ce serpent vient tous les ans dans ces parages, et nous emporte chaque fois une de nos enfants qu’il dévore. Nos sept premières filles ont ainsi disparu l’une après l’autre, il ne nous reste plus maintenant que celle qui est devant vous.
C’est aujourd’hui que le monstre doit venir. Il viendra à la nuit tombante et nous emportera notre dernière enfant pour la dévorer. Voilà, noble voyageur, le récit de notre infortune, et le motif de notre chagrin.
– Braves gens, répond alors Susanoonomikoto, ému jusqu’aux larmes, remerciez le ciel de m’avoir aujourd’hui envoyé près de vous. Je vais rester jusqu’à la nuit tombante. J’attendrai le serpent. Je le tuerai de ma main, et sauverai votre fille.
Le vieillard le regarda, et lui sourit tristement:
– J’admire, lui dit-il, votre bravoure et votre bonté. Mais, hélas! vous ignorez à qui vous avez à faire. Non, non; ne vous exposez pas; vous y perdriez inutilement votre précieuse vie.
Le monstre Yatama
Le monstre Yatama
– Et vous, noble vieillard, répond alors le dieu, se redressant de toute la hauteur de sa taille, vous ignorez quel est celui qui vous parle et vous promet le salut de votre fille. Apprenez-le donc. Je ne suis point un homme. Je m’appelle Susanoonomikoto, je suis le frère de la déesse Amatérasu.
A ces mots, le vieillard, sa femme et sa fille, tremblants à la fois de crainte et de bonheur, se prosternent et adorent; puis, joignant les mains et s’avançant à ses pieds, le remercient d’être venu près d’eux pour leur porter secours…
Le dieu se dirige seul vers la montagne. Il prend huit énormes blocs de pierre et les transporte devant la cabane. Puis, il prononce sur elles quelques paroles mystérieuses, et les pierres se transforment en auges. Il les remplit ensuite avec l’eau de la rivière, frappe trois coups sur chacune d’elles de la pointe de son sabre, et cette eau se transforme à l’instant en saké délicieux.
Il fait placer ensuite la jeune et belle Inadahimé sur un petit monticule, de façon à ce que son visage se reflète dans chacune des auges. Il se cache lui-même derrière un rocher et attend, tranquille et calme, l’arrivée du serpent.
Le soleil avait disparu derrière la montagne. La lune venait de se lever. Tout à coup, dans le lointain, on put apercevoir comme seize étoiles de diamant qui brillaient d’un vif éclat dans la profondeur de la nuit. Ces étoiles se rapprochèrent. C’étaient les yeux pétillants de convoitise des huit têtes du monstre. Il s’en vint tout près de la cabane et fit entendre à la fois huit sifflements aigus. Le vieillard et sa femme tremblèrent. Ce cri leur rappelait leurs sept filles mortes et le danger que courait leur chère Inadahimé.
Le serpent, attiré par l’odeur du saké, s’approche avec lenteur, et ses huit têtes se lèvent d’un même mouvement. Il aperçoit dans chacune des auges le visage de celle qu’il cherche. Son énorme queue bat un moment l’espace, signe de son immense joie. Les huit têtes plongent aussitôt, et le monstre, d’un seul trait, avale la précieuse liqueur, jusqu’à la dernière goutte. Mais aussitôt ses regards se troublent, le vertige de l’ivresse le saisit, il s’étend sur le sol, puis se replie sur lui-même et s’endort.
Susanoonomikoto sort à ce moment de sa cachette. Il tire son sabre du fourreau et, d’une main habile, abat l’une après l’autre les huit têtes du monstre, dont le corps bondit en des contorsions effrayantes.
Le dieu veut achever sa victime. Il la découpe en morceaux. Mais, au moment où il allait séparer la queue du tronc, son sabre est arrêté par un corps résistant, qui fait entendre un son métallique. Le dieu, surpris, s’arrête et, délicatement, entr’ouvre les chairs. Quelle n’est pas sa surprise d’apercevoir dans la queue du monstre un autre sabre étincelant, tout incrusté de diamants et de pierres précieuses, un sabre si beau que les dieux du Takamagahara n’en virent jamais de pareil!
Susanoonomikoto abattit, l’une après l’autre, les huit têtes du serpent
Le monstre Yatama
Le monstre Yatama
Susanoonomikoto le retire et se dit à lui-même qu’il l’emportera au ciel, en fera cadeau à sa sœur Amatérasu; par ce moyen-là, il se réconciliera avec elle, et pourra reprendre sa place dans l’assemblée des dieux…
On se figure la joie du pauvre vieillard et de sa femme, en apprenant que le monstre est mort et leur enfant sauvée. Ils ne surent comment remercier le dieu. Celui-ci demanda et obtint la main de la belle Inadahimé, qu’il aimait grandement. Ils se marièrent, se construisirent au pied de la montagne une habitation élégante, et vécurent longtemps ensemble dans la plus parfaite harmonie. Puis, quand le temps de l’exil eut atteint son terme, le dieu retourna au Takamagahara, emmena avec lui la belle Inadahimé, la présenta aux autres divinités, qui la nommèrent déesse.
On voit encore aujourd’hui, dans le pays d’Idzumo, la maison qu’habitèrent Susanoonomikoto et son heureuse épouse. Cette maison est devenue un temple, le temple le plus célèbre du Japon, après celui d’Isé. Les prêtres qui le desservent sont les descendants directs de ces deux divinités. Les habitants de la contrée ont toujours eu pour ce temple la plus grande vénération. On y vient même en pèlerinage de toutes les parties du Japon.
La sabre précieux que Susanoonomikoto trouva dans la queue du monstre Yatama fut offert dans la suite à l’Empereur du Japon, par la déesse Amatérasu. Il porte le nom de Kusanagi-no-tsurugi. Ce sabre, le miroir sacré, et le sceau de pierre précieuse, sont les trois talismans de l’Empire.
On le conserve, dit-on, à Atsuta, province d’Owari.
« Le monstre Yatama »
Fables et contes japonais par Claudius Ferrand en 1903