Un ruisseau serpentait dans le creux d’un vallon.
Mais si chétif, qu’on ignorait son nom.
Monsieur Lacroix, dans sa Géographie,
N’eût pas daigné nous en dire deux mots.
Heureusement on peut, dans cette vie,
Exister sans être un héros ;
Et le ruisseau , dans la prairie ,
Jouant avec les roseaux ,
Laissait à petit bruit aller ses petits flots.
Chemin faisant, cependant il arrive
Au pied d’un mont ambitieux
Qui ferme le vallon. Le ruisseau, de son mieux
Éparpillant son onde fugitive,
Cherche un passage , étend ses bras,
Rode et fouille. « On ne passe pas , »
Lut crie une voix de tonnerre.
C’est la montagne qui parlait,
Et montagne de Suisse. (Au style on le connaît.)
Le ruisseau vainement s’abaisse à la prière,
Et fait valoir sa parenté
Comme issu d’un rocher qui n’est pas écarté.
La montagne était dure et fière,
Et pour un malotru ne se dérangea pas.
Celui-ci faisait rage ; et puis, quand il fut las,
Comme un autre il prit patience.
La chose tourna bien. Chaque jour en effet,
Sans pouvoir échapper, l’onde s’accumulait.
Recevant plus qu’il ne dépense ,
Chose assez rare au bon pays de France,
Le ruisseau s’enrichit; mais il y met le temps.
D’abord c’est une mare obscure et solitaire,
Puis un marais qui couvre maints arpens :
Or en si beau chemin on ne s’arrête guère.
De marais le ruisseau devient donc un étang,
Puis enfin un lac magnifique.
Glorieux rival du Léman,
Il nourrit de poissons toute une république,
De la montagne altière ose battre le flanc,
Et compte ses vaisseaux, ses ports, et ses tempêtes.
Un obstacle est quelquefois bon ;
S’en plaindre, c’est sottise, en profiter, raison.
Eugène et mon ruisseau lui durent leurs conquêtes.
Plus d’un homme excellent, que son siècle plaça
Aux belles pages de l’histoire ,
Sans l’affront qui l’irrita,
Eût méconnu sa force et végété sans gloire.
“Le Ruisseau et la Montagne”