Pañchatantra ou fables de Bidpai
Contes et fables Indiennes – Le Singe et le Pilier
Livre 1 II – Le Singe et le Pilier
Dans un endroit situé près d’une ville, un fils de marchand avait entrepris la construction d’un temple au milieu d’une plantation d’arbres. Les charpentiers et autres ouvriers qui y travaillaient allaient, à l’heure de midi, dans la ville pour prendre leur nourriture. Or un jour vint une troupe de singes du voisinage, qui courait çà et là. Il y avait là un pilier de bois d’andjana, à moitié fendu par un ouvrier, et dans lequel était enfoncé un coin de khadira. Cependant les singes se mirent à jouer comme ils voulurent sur le haut des arbres, sur le faîte du temple et sur le bout des charpentes, et l’un d’eux, dont la mort était proche, s’assit étourdiment sur le pilier à demi fendu, jeta la corde avec laquelle la pièce de bois était attachée, et dit : Ah ! on a mis un coin où il ne le fallait pas. Il saisit le coin avec ses deux mains et entreprit de l’arracher. Ce qui arriva par le déplacement du coin à ce singe, dont les testicules étaient entrés dans la fente du pilier, je te l’ai déjà appris. Voilà pourquoi je dis : L’homme qui veut se mêler de choses qui ne le regardent pas, et cetera. D’ailleurs, nous avons jour et nuit de la nourriture de reste ; par conséquent, qu’avons-nous besoin de nous occuper de cela ? — Ne penses-tu donc qu’à manger ? dit Damanaka ; cela n’est pas convenable. Car on dit :
Pour faire du bien à leurs amis et pour faire du mal à leurs ennemis, les sages recherchent la protection des rois : qui ne remplit pas seulement son ventre ?
Et aussi :
Qu’il vive, ici-bas, celui qui en vivant fait vivre beaucoup de monde : les oiseaux ne remplissent-ils pas leur ventre avec leur bec ?
Et ainsi :
Une vie même d’un moment, vantée et accompagnée de la science, de la bravoure, de la puissance et de qualités respectables, voilà ce que ceux qui s’y connaissent appellent chez les hommes une vie profitable : le corbeau même vit longtemps et mange les restes des sacrifices *.
Celui qui n’est bon ni pour son fils, ni pour son précepteur spirituel, ni pour ses proches, ni pour le pauvre, ni pour les hommes, quel profit retire-t-il de la vie dans le monde des humains ? Le corbeau même vit longtemps et mange les restes des sacrifices.
Une petite rivière est facile à remplir, un trou de souris est facile à remplir, un misérable est aisément satisfait et se contente même de peu.
Et en outre :
A quoi sert-il qu’il soit né et qu’il ait ravi la jeunesse de sa mère, celui qui ne s’élève pas au-dessus de sa famille comme un étendard ?
Dans la révolution qu’accomplit ce monde, qui ne renaît pas, une fois mort ? Mais celui-là est compté ici-bas comme véritablement né, qui brille d’éclat plus que les autres.
La naissance de l’herbe même qui pousse sur le bord d’une rivière est un bonheur, parce que cette herbe devient un soutien pour la main de l’homme éperdu qui s’enfonce dans l’eau.
Et ainsi :
Les gens de bien qui sont constants, grands et riches, et qui soulagent les maux des hommes, sont rares dans ce monde comme les nuages immobiles, élevés, pleins d’eau et répandant la fraîcheur.
Et aussi :
On ne saurait avoir trop de vénération pour une mère, disent les sages, parce qu’elle peut porter dans son sein un enfant qui deviendra un objet de respect même pour les grands.
Et en outre :
Sakra même, s’il ne manifeste pas sa puissance, est méprisé des hommes ; on ne fait point cas du feu tant qu’il demeure dans le bois, mais il n’en est pas ainsi quand il est allumé.
Nous ne sommes tous deux que des subalternes, dit Karataka ; qu’avons-nous donc besoin de nous occuper de cela ? Et l’on dit :
Ici-bas un ministre qui parle devant le roi sans être questionné est un sot ; il s’attire non-seulement du mépris, mais encore des vexations.
Et ainsi :
Il ne faut faire usage de la parole que quand ce que l’on dit porte fruit et reste toujours, comme la couleur sur une étoffe blanche.
Frère, répondit Daraanaka, ne parle pas ainsi. On dit aussi :
Un subalterne peut devenir ministre, s’il fait sa cour au souverain ; un ministre même peut devenir subalterne, s’il ne fait pas sa cour.
Et ainsi :
Un roi chérit l’homme qui est auprès de lui, lors même qu’il est ignorant, de basse naissance et inconnu : ordinairement les souverains, les femmes et les plantes rampantes s’attachent à ce qui est à côté d’eux.
Et ainsi :
Les serviteurs qui étudient ce qui peut fâcher ou contenter un roi arrivent peu à peu à le monter, lors même qu’il regimbe.
Pour les hommes instruits, les ambitieux, ceux qui ont du talent dans un art et de la bravoure, et ceux qui savent le métier de serviteur, il n’y a pas d’autre protecteur qu’un roi.
Ceux qui ne vont pas auprès des rois, ces êtres puissants par la naissance et autres qualités, ont pour pénitence la mendicité jusqu’à leur mort.
Et les insensés qui disent qu’il est difficile de gagner la faveur des rois dévoilent eux-mêmes leur indolence, leur paresse et leur sottise.
Quand on voit les serpents, les tigres, les éléphants, les lions, domptés par certains moyens, qu’est-ce que c’est qu’un roi pour des hommes intelligents et actifs ?
En se mettant sous la protection d’un roi, le sage s’élève à la plus haute condition : le sandal ne croît pas ailleurs que sur le Malaya.
De blancs parasols, de beaux chevaux et des éléphants toujours ardents, voilà ce que l’on a quand le roi est satisfait.
Mais, dit Karataka, qu’as-tu l’intention de faire ? — Notre souverain Pingalaka, répondit Damanaka, est effrayé ainsi que sa suite. J’irai donc auprès de lui, et, lorsque je connaîtrai la cause de sa frayeur, je lui conseillerai ou de faire la paix, ou de faire la guerre, ou de marcher en avant, ou d’attendre de pied ferme, ou de chercher une alliance défensive, ou d’avoir recours à la duplicité. — Comment, dit Karataka, sais-tu que le roi a peur ? — Qu’y a-t-il là à connaître ? répondit Damanaka. Car on dit :
L’animal même saisit ce qu’on lui dit, les chevaux et les éléphants nous portent quand nous le leur commandons ; l’homme instruit comprend même ce qu’on ne dit pas, car l’intelligence a pour fruit la connaissance des signes chez autrui.
Et ainsi :
Par l’extérieur, les signes, la démarche, le geste, la parole et les changements de l’œil et du visage, on saisit la pensée intérieure.
Ainsi j’irai près de lui pendant qu’il est troublé par la frayeur ; je dissiperai sa crainte, je me rendrai maître de lui par la force de mon intelligence, et je retrouverai ma place de ministre. — Tu ne connais pas les devoirs de l’état de serviteur, dit Karataka, comment donc te rendras-tu maître de lui ? — Comment pourrais-je ignorer ce qu’est la condition de serviteur ? répondit Damanaka ; en jouant dans le giron de mon père, j’ai entendu les sages, ses hôtes, lire les ouvrages de politique, et j’ai gravé dans mon esprit les principales maximes touchant les devoirs de l’état de serviteur. Ecoute, les voici :
Trois hommes cueillent les fleurs d’or de la terre : l’homme brave, l’homme instruit et celui qui sait servir.
Le véritable service, c’est de vouloir le bien du maître et surtout de lui tenir un langage qu’il approuve. C’est par ce moyen seul que le sage peut gagner la faveur d’un souverain, et pas autrement.
L’homme instruit ne doit pas servir celui qui ne sait pas apprécier ses qualités, car il n’y a aucun profit à tirer d’un pareil maître, de même que d’une terre saline, si bien cultivée qu’elle soit.
M’eût-il même ni fortune ni aucun des attributs de la puissance, un prince doit être servi s’il a des qualités respectables ; on obtient de lui sa subsistance comme fruit de ses services, ne serait-ce même qu’avec le temps.
Faudrait-il même rester immobile comme un poteau, dessécher et être assiégé par la faim, l’homme instruit doit mieux aimer gagner lui-même sa subsistance que de demander.
Le serviteur hait un maître avare et qui parle durement : pourquoi ne se hait-il pas lui-même celui qui ne sait pas qui l’on doit servir ou ne pas servir ?
Le prince au service duquel les serviteurs qui ont faim ne trouvent pas la tranquillité doit être abandonné, comme on laisse de côté l’arka, quoiqu’il ait toujours des fleurs et des fruits.
Envers la mère du roi et la reine, le prince royal, le premier ministre, le prêtre de la famille, le portier, il faut toujours se conduire comme le roi.
Celui qui, lorsqu’on lui parle, répond : Vivat! qui sait ce qu’il faut faire ou ne pas faire, et exécute sans hésitation, peut devenir le favori du roi.
Celui qui fait un bon emploi des richesses qu’il doit à la faveur du maître, et qui porte sur lui les vêtements et autres objets, peut devenir le favori du roi.
Celui qui ne se livre à aucun entretien secret avec les serviteurs du gynécée, ni avec les femmes du souverain, peut devenir le favori du roi.
Celui qui regarde le jeu comme le messager de Yama, le vin comme le poison hâlâhala, et les femmes du souverain comme de vains fantômes, peut devenir le favori du roi.
Celui qui, à l’heure du combat, est toujours devant, qui suit derrière dans la ville, et reste à la porte du maître dans le palais, peut devenir le favori du roi.
Celui qui, lorsque le maître lui parle, ne le contredit pas, et ne rit pas tout haut près de lui, peut devenir le favori du roi.
Celui qui, même dans les circonstances difficiles, ne s’écarte pas du droit chemin, pensant qu’il aura toujours l’approbation du maître. peut devenir le favori du roi.
L’homme qui a toujours de la haine pour les ennemis du souverain, et fait ce qui est agréable à ceux qu’il aime, peut devenir le favori du roi.
Celui qui, exempt de crainte, envisage de la même façon le champ de bataille et sa demeure, le séjour en pays étranger et la résidence dans sa propre ville, peut devenir le favori du roi.
Celui qui n’a pas commerce avec les femmes du souverain, et qui ne se livre ni à la critique ni aux querelles, peut devenir le favori du roi.
Mais, reprit Karataka, quand tu seras arrivé là, que diras-tu d’abord ? Dis-moi donc cela. Damanaka répliqua : On dit :
Dans la conversation une parole en fait naître une autre, comme d’une graine bien humectée par la pluie naît une autre graine.
Et aussi :
Les sages dépeignent le malheur que cause l’apparition d’un préjudice et le bonheur que cause l’apparition d’un avantage comme résultant de la qualité de la conduite et en jaillissant pour ainsi dire.
Chez les uns la sagesse est dans la parole, comme chez le perroquet ; chez les autres dans le cœur, comme chez le muet ; chez d’autres elle est également dans le cœur et dans la parole : les beaux discours bondissent bien .
Karataka dit :
Les rois sont toujours difficiles à gagner, de même que les montagnes ; ils sont entourés de coquins, comme celles-ci sont pleines de serpents ; ils sont comme elles inaccessibles, rudes et fréquentés par des méchants .
Et ainsi : Les rois sont comme les serpents, ils s’adonnent aux jouissances comme ceux-ci sont munis d’un chaperon, ils portent une cuirasse, sont tourbes et cruels, tuent leurs amis, et ne peuvent être pris qu’avec des charmes.
Et ainsi :
Les rois sont comme les serpents, ils ont deux langues, sont cruels, cherchent les côtés faibles qui peuvent vous perdre, et voient même de loin.
Ceux qui, aimés d’un roi, commettent même la plus légère faute, se brûlent dans le feu comme les misérables sauterelles.
La dignité que l’on acquiert auprès des rois, dignité que tout le monde vénère, est une chose à laquelle il est difficile de s’élever : comme la qualité de brahmane, elle est souillée par la faute même la plus légère.
La fortune dont on jouit auprès des rois est difficile à gagner, difficile à obtenir et difficile à conserver : comme l’eau dans un réservoir solide, elle reste longtemps près de celui dont la raison est ferme.
Cela est vrai, dit Damanaka ; mais aussi :
Il faut agir avec chacun selon son caractère ; en entrant dans les idées d’un autre, le sage parvient bientôt à le dominer.
La condescendance pour les idées du maître est le propre devoir des serviteurs : on prend même les râkchasas en condescendant toujours à leurs désirs.
Dire des louanges à un roi quand il n’est pas en colère, témoigner de l’affection à celui qu’il aime et de la haine à son ennemi, et vanter le présent qu’il fait, c’est le moyen do se rendre maître de lui sans charme ni formule magique.
Si tel est ton désir, dit Karataka, puisses-tu être heureux en chemin, et que les choses se fassent comme tu le souhaites!
Damanaka salua Karataka et s’en alla vers Pingalaka. Lorsque Pingalaka vit venir Damanaka, il dit au portier : Ote la baguette de bambou ; c’est Damanaka, notre vieux fils de ministre, il a ses entrées libres. Qu’on le fasse donc entrer, et qu’il prenne place dans le second cercle. — Comme Votre Majesté l’a dit, répondit le portier. Puis Damanaka s’approcha, et, après avoir salué Pingalaka, il s’assit à la place qui lui fut indiquée. Le lion mit sur lui sa patte droite ornée de griffes pareilles à la foudre, et dit avec déférence : Te portes-tu bien ? Pour quelle raison y a-t-il longtemps qu’on ne t’a vu ? — Sa Majesté, répondit Damanaka, n’a pas besoin de nous ; cependant, quand il y a opportunité pour elle, on doit parler, caries rois ont toujours besoin des grands, des moyens et des petits. On dit en effet :
Les rois ont toujours besoin d’un brin d’herbe pour s’arracher une dent ou se gratter une oreille, et à plus forte raison d’un homme, qui a un corps, une langue et des mains.
Et nous sommes de race serviteurs de Sa Majesté ; dans l’adversité même nous la suivons par derrière, quoique nous n’ayons plus notre charge. Cependant cela n’est pas convenable pour Sa Majesté. Et l’on dit :
Les serviteurs et les bijoux doivent être mis à leur place ; en effet la pierre précieuse d’un diadème ne brille pas si on l’attache au pied.
Un roi qui ne sait pas reconnaître les qualités n’a pas de serviteurs qui le suivent, quoique très-riche, de haute famille, et régnant par droit de succession.
Et ainsi :
Le serviteur abandonne un roi pour trois motifs : quand il est traité comme l’égal de ses inférieurs, quand ses égaux manquent d’égards envers lui, et quand il n’est pas à la place qui lui convient.
Et lorsque, par manque de discernement, un roi met dans les petits et derniers emplois des serviteurs capables d’occuper les plus hautes places, et que ceux-ci y restent, c’est la faute du souverain, et non la leur. Et l’on dit :
Si une pierre précieuse qui mérite d’entrer dans un bijou d’or est sertie dans de l’étain, elle ne rend aucun son et ne brille pas : alors on critique celui qui l’a montée.
Et puisque Sa Majesté dit : Il y a longtemps qu’on ne t’a vu, qu’elle écoute encore ceci. On dit ainsi :
Là où l’on ne fait pas distinction de la main gauche et de la main droite, quel homme respectable et intelligent demeurerait, même un instant ?
Auprès de ceux dont l’esprit doute si le verre est du diamant et si le diamant est du verre, un serviteur ne reste pas même seulement de nom.
Dans un pays où il n’y a pas d’experts, les perles produites par la mer n’ont aucun prix : dans le pays des Âbhîras, dit-on, les vachers vendent la pierre précieuse tchandrakânta trois cauris .
Là où il n’y a pas de différence entre la pierre appelée cristal rouge et le rubis, comment se fait la vente des pierres précieuses ?
Quand un souverain se conduit de même envers ses serviteurs, sans distinction, l’activité des hommes capables d’efforts s’affaiblit.
Pas de roi sans serviteurs, pas de serviteurs sans roi ; et cette condition d’existence est leur lien réciproque.
Un roi lui-même, sans serviteurs qui dispensent des faveurs aux hommes, est comme un soleil sans rayons ; quelque éclat qu’il ait, il ne brille pas.
Le moyeu est soutenu par les rais, les rais sont appuyés sur le moyeu : ainsi va, comme une roue, l’existence du maître et du serviteur.
Les cheveux même, toujours conservés par la tête quand ils sont entretenus avec de l’huile, s’en détachent dès qu’ils sont secs : rien n’est-il pas ainsi des serviteurs ?
Un roi content de ses serviteurs ne leur donne que des richesses ; mais ceux-ci, pour l’honneur seul, rendent service aux dépens de leur vie même.
Sachant cela, un souverain doit prendre pour serviteurs des hommes sages, de bonne famille, braves, capables, dévoués, et venus par succession.
Quand un homme, après avoir rendu au roi un service difficile, utile et très-grand, ne dit rien par modestie, le roi, avec un tel serviteur, a un compagnon.
Celui qui vient sans être appelé, qui se lient toujours à la porte, et qui, lorsqu’on le questionne, parle avec franchise et mesure, est digne d’être serviteur des rois.
Celui qui, même sans avoir reçu d’ordre du souverain, quand il voit quelqu’un lui porter préjudice, tâche de le tuer, est digne d’être serviteur des rois.
Celui qui, même après avoir été frappé, injurié et châtié par le souverain, ne médite aucune méchanceté, est digne d’être serviteur des rois.
Celui qui ne s’enorgueillit pas de la considération que l’on a pour lui, qui ne s’afflige pas du mépris, et conserve le même air, est digne d’être serviteur des rois.
Celui qui ne souffre jamais de la faim, ni de l’envie de dormir, ni du froid, de la chaleur et d’autres choses, est digne d’être serviteur des rois.
Celui qui, en apprenant la nouvelle d’une guerre qui va avoir lieu contre le souverain, a un visage serein, est digne d’être serviteur des rois.
Celui sous l’administration duquel la frontière s’agrandit comme la lune dans la quinzaine claire, est digne d’être serviteur des rois.
Mais un serviteur sous l’administration duquel la frontière se resserre comme un cuir mis sur le feu, doit être abandonné par celui qui désire régner.
Un serviteur sur lequel, quand on l’a chargé de faire une chose, on se repose sans inquiétude dans l’esprit, est comme une seconde citadelle.
Et que Sa Majesté, considérant que je suis chacal, me méprise, cela non plus n’est pas convenable. Car on dit :
La soie provient d’un ver ; l’or, de la pierre ; le doûrvâ , du poil de la vache ; le lotus, de la bourbe ; la lune, de l’Océan ; le lotus bleu, de la bouse de vache ; le feu, du bois ; une pierre précieuse, du chaperon du serpent ; le rotchânl, du fiel de la vache. Les hommes qui ont des qualités arrivent à l’éclat par l’élévation de leur mérite : qu’importe leur naissance?
De même qu’une grande quantité d’érandas*, de bhindas, d’arkas’ et de roseaux amassés en un tas ne peut tenir lieu de bois, de même on ne peut rien faire des ignorants.
La souris, quoique née dans la maison, doit être tuée, parce qu’elle est nuisible ; le chat, qui rend service, on va le demander ailleurs en donnant quelque chose.
A quoi bon un homme dévoué mais incapable ? A quoi bon un homme capable niais malintentionné ? Roi, je suis dévoué et capable, veuillez ne pas me dédaigner.
Soit, dit Pingalaka ; incapable ou capable, tu n’en es pas moins notre vieux fils de ministre. Dis donc hardiment tout ce que tu as envie de dire. — Majesté, répondit Damanaka, j’ai quelque chose à vous faire connaître. — Apprends-moi ce que tu veux, dit Pingalaka. Le chacal reprit :
La plus petite affaire même qu’ait un souverain, il ne faut pas en parler au milieu d’une assemblée : c’est Vrihaspati qui l’a dit.
Que Sa Majesté entende donc en particulier ce que j’ai à lui apprendre. Car
Le secret d’un avis donné entre six oreilles est violé ; entre quatre oreilles, il peut se conserver : que le sage mette donc tous ses soins à éviter les six oreilles.
Puis, comprenant l’intention de Pingalaka, tous les animaux, tigres, panthères et loups en tête, dès qu’ils eurent entendu ces paroles dans l’assemblée, s’éloignèrent à l’instant même, et ensuite Damanaka dit : Pourquoi Sa Majesté, qui était partie pour boire de l’eau, est-elle revenue sur ses pas et reste-t-elle ici ? Pingalaka répondit avec un sourire mêlé de honte : Ce n’est rien. — Majesté, reprit le chacal, si c’est une chose qui ne doit pas se dire, laissons cela. Et l’on dit :
Il faut cacher certaine chose à sa femme, certaine chose à ses gens, certaine chose à ses amis et à ses fils : le sage ne doit en parler qu’après avoir réfléchi si cela est convenable ou non convenable, et par grande obligeance.
Lorsque Pingalaka eut entendu cela, il fit cette réflexion : Il paraît habile ; aussi je vais lui dire mon intention. Et l’on dit :
Quand on a conté sa peine à un ami dont le cœur n’est pas dissimulé, à un serviteur vertueux, à une épouse complaisante, à un maître qui a de l’amitié, on est heureux.
Hé, Damanaka! Entends-tu un grand bruit au loin ? — Majesté, répondit le chacal, je l’entends. Qu’est-ce donc ? — Mon cher, dit Pingalaka, je veux m’en aller de cette forêt. — Pour quel motif ? demanda Damanaka. — Parce qu’aujourd’hui, répondit Pingalaka, un animal extraordinaire est entré dans notre forêt. Comme on entend un grand bruit, cet animal doit être d’une force en rapport avec son cri. — Que Sa Majesté, reprit Damanaka, s’effraye à cause d’un bruit seulement, cela n’est pas convenable. Car on dit :
L’eau fend une montagne, un charme est détruit quand il n’est pas tenu secret, la méchanceté rompt l’amitié, avec des paroles on triomphe de l’homme timide.
Il n’est donc pas convenable pour Sa Majesté d’abandonner la forêt acquise par ses ancêtres. Gomme il y a des sons de beaucoup d’espèces différentes, tels que ceux des timbales, de la flûte, de la vînâ, du tambourin, des cymbales, du tambour, de la conque, du cornet et autres, il ne faut pas, par conséquent, avoir peur à cause d’un bruit seulement. Et l’on dit :
Celui qui ne perd pas courage lors même qu’il a pour ennemi un roi très-puissant et redoutable, n’est pas vaincu.
Quand même Dhâtri montrerait de la peur, le courage des héros ne serait pas abattu : lorsque la saison des chaleurs a desséché les étangs, l’Océan grossit toujours.
Et ainsi :
Celui qui n’a ni tristesse dans l’adversité, ni joie dans la prospérité, ni peur dans le combat, est le tilaka du monde : rarement une mère donne le jour à un tel fils.
L’être qui n’a pas de fierté est dans la même condition que l’herbe ; il se courbe par manque de force, et, à cause de sa faiblesse, il est très-chétif.
Et aussi :
Celui qui, lorsqu’il rencontre de l’énergie chez un autre, ne montre pas de fermeté, est comme un bijou de laque ; à quoi lui sert même la beauté ?
Sachant cela, Sa Majesté doit raffermir son courage. Il ne faut pas s’effrayer à cause d’un bruit seulement. Car on dit :
D’abord je pensais que cela était plein de moelle ; dès que je fus entré et que je vis, ce n’était que de la peau et du bois.
Comment cela ? dit Pingalaka. Damanaka dit :
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