Pañchatantra ou fables de Bidpai
VI – Le Tisserand qui se fit passer pour Vichnou
Dans un endroit habitaient un tisserand et un charron qui étaient amis. Là, depuis leur enfance, très-camarades l’un avec l’autre, ils passaient toujours le temps à se divertir ensemble. Or un jour, dans cet endroit, une grande fête religieuse eut lieu dans le temple d’une divinité. Au milieu de cette fête, en se promenant dans la foule des acteurs, des danseurs, des mimes et des gens venus de divers pays, les deux amis virent une princesse montée sur un éléphant, ornée de toutes les marques distinctives et entourée de serviteurs du gynécée et d’eunuques qui étaient venue pour voir la divinité. Dès que le tisserand l’aperçut, il tomba tout à coup à terre, frappé par les flèches de l’amour, comme s’il eût été tué par le poison ou saisi par un malin esprit. Lorsque le charron le vit dans cet état, il fut affligé de son malheur ; il le releva avec l’aide d’hommes forts et l’emporta chez lui. Là, grâce à l’emploi de divers moyens réfrigérants prescrits par le médecin et grâce aux diseurs de mantras, le tisserand, après un long intervalle de temps, reprit connaissance d’une manière ou d’autre. Puis le charron lui demanda : Hé, ami ! pourquoi as-tu ainsi perdu subitement connaissance ? Raconte-moi donc ta situation. — Compagnon, répondit le tisserand, si c’est ainsi, écoute-moi en particulier, afin que je te dise tout. Après que cela fut fait, il lui dit : Ô ami ! si tu me regardes comme un camarade, aie donc la bonté de me donner du bois. Pardonne-moi si, par excès de familiarité, j’ai commis quelque inconvenance envers toi.
Quand le charron eut entendu cela, il dit avec les yeux pleins de larmes et une voix entrecoupée : Quelle que soit la cause de ton mal, dis-la, afin qu’on y apporte remède si cela peut se faire. Car on dit :
Il n’est rien, dans ce monde, au milieu de l’œuf de Brahmâ, à quoi ne puissent remédier les médicaments, les charmes, l’intelligence et ceux qui ont l’âme grande.
Si donc ces quatre choses peuvent y apporter remède, alors j’y apporterai remède. — Compagnon, dit le tisserand, ni ces moyens ni mille autres même ne peuvent guérir mon mal. Par conséquent ne retarde pas ma mort. — Ô ami ! répondit le charron, fais-le-moi cependant connaître, afin que moi aussi, si je le crois sans remède, je me jette avec toi dans le feu. Je ne supporterai pas même un instant la séparation d’avec toi : c’est ma résolution. — Compagnon, dit le tisserand, écoute donc. Dès que j’ai aperçu la princesse qui a été vue à cette fête, montée sur un éléphant, le vénérable dieu qui porte un poisson sur sa bannière (1) m’a mis dans cet état. Aussi je ne puis supporter cette souffrance. Et l’on dit ainsi :
Quand, lassé par la fatigue du coït, la poitrine posée sur ses deux seins ronds comme les protubérances frontales d’un éléphant en rut, et humides de safran, dormirai-je au milieu de la cage de ses bras, après avoir joui un instant de ses embrassements ?
Et ainsi :
Cette lèvre de bimba colorée, les deux vases des seins qui se redressent avec la fierté de la jeunesse, le nombril profond, le lotus recourbé des parties sexuelles et la taille mince, ces choses assurément, quand l’esprit y songe, causent promptement ici-bas un violent chagrin : que ses joues claires me brûlent sans cesse, cela n’est pas convenable.
Lorsque le charron eut entendu ces paroles amoureuses, il dit en souriant : Compagnon, si c’est ainsi, alors heureusement notre but est atteint. Aie donc aujourd’hui même une entrevue avec elle. — Compagnon, répondit le tisserand, dans l’appartement de la jeune fille, où, excepté le vent, personne n’entre, dans cet appartement défendu par des gardes, comment avoir une entrevue avec elle ? Pourquoi donc me trompes-tu par de fausses paroles — Compagnon, dit le charron, vois ma force d’intelligence.
Après qu’il eut ainsi parlé, il fabriqua aussitôt avec le bois d’un arbre vâyoudja un Garouda qui se mouvait au moyen d’une cheville, et une paire de bras armée de la conque, du disque, de la massue et du lotus, avec le diadème et le joyau de la poitrine. Puis il fit monter le tisserand sur le Garouda, le marqua des signes de Vichnou, lui montra la manière de faire mouvoir la cheville, et dit : Compagnon, va sous cette forme de Vichnou dans l’appartement de la jeune fille au milieu de la nuit : la princesse est seule à l’extrémité du palais à sept étages ; dans sa naïveté elle te prendra pour Vâsoudéva ; gagne son amour par de fausses et trompeuses paroles, et jouis d’elle.
Lorsque le tisserand eut entendu cela, il y alla sous cette forme, et dit à la fille du roi : Princesse, dors-tu ou es-tu éveillée ? Pour toi je viens en personne de la mer de lait, plein d’amour et abandonnant Lakchmî. Unis-toi donc avec moi. La princesse, quand elle le vit monté sur Garouda, avec quatre bras, des armes et le joyau de la poitrine, se leva de son lit tout étonnée, joignit les mains avec respect, et dit : Vénérable, je suis un insecte impur d’entre les humains ; tu es le vénérable, objet de l’adoration et créateur des trois mondes. Comment donc cela pourrait-il se faire ? — Bien-aimée, répondit le tisserand, tu dis vrai ; mais cependant la nommée Râdhâ, née dans la famille de Nanda, a été autrefois mon épouse. Elle s’est incarnée en toi : voilà pourquoi je suis venu ici. — Vénérable, dit la princesse, si c’est ainsi, demande donc à mon père, afin qu’il me donne à toi sans hésitation. — Bien-aimée, dit le tisserand, je ne me montre pas aux hommes, à plus forte raison je ne leur parle pas. Donne-toi donc toi-même suivant le mode de mariage Gândharva ; sinon, je donnerai une malédiction et je réduirai en cendres ton père avec sa race.
Après qu’il eut ainsi parlé, il descendit du Garouda, prit par la main gauche la princesse effrayée, honteuse et tremblante, et la mena au lit. Puis il jouit d’elle tout le reste de la nuit, suivant la manière prescrite par Vâtsyâyana, et au matin il retourna à sa maison sans être vu. Le temps se passa ainsi pour lui à faire continuellement l’amour avec elle. Mais un jour les serviteurs du gynécée s’aperçurent que le corail de la lèvre inférieure de la jeune fille était brisé, et ils se dirent entre eux : Ah ! voyez : les parties du corps de la princesse semblent indiquer qu’un homme a joui d’elle. Comment donc dans cette maison si bien gardée une pareille chose peut-elle se faire ? Instruisons-en le roi.
Cette résolution prise, ils allèrent tous ensemble vers le roi, et dirent : Majesté, nous ne savons pas ; mais, quoique l’appartement de la jeune fille soit bien gardé, quelqu’un y entre. C’est à Sa Majesté d’ordonner.
Lorsque le roi entendit cela, il eut l’esprit troublé et pensa :
Une fille naît-elle, grand souci ici-bas. A qui la donnera-t-on ? Grande réflexion. Quand on l’aura donnée, trouvera-t-elle le bonheur ou non ? Être père d’une fille est sans contredit un tourment.
Les rivières et les femmes ont une force semblable, leurs rives et leurs familles sont pareilles ; au moyen des eaux et des vices elles font tomber, les rivières les rives, et les femmes les familles.
Et ainsi :
Mise au monde, elle ravit le cœur de la mère ; elle grandit au milieu de la tristesse des amis ; lors même qu’elle est respectée des autres, elle se conduit mal. Les filles sont des malheurs difficiles à surmonter.
Après avoir ainsi fait diverses réflexions, il dit à la reine quand elle fut seule avec lui : Reine, il faut s’assurer de ce que disent ces serviteurs du gynécée. Le dieu de la mort est irrité contre celui qui a commis ce méfait. Lorsque la reine entendit cela, elle fut troublée ; elle alla vite dans l’appartement de la jeune princesse, et elle vit que sa fille avait les lèvres fendues et les parties du corps égratignées par des ongles. Et elle dit : Ah ! méchante, qui fais le déshonneur de ta famille, pourquoi as-tu ainsi détruit ta vertu ? Quel est l’être cherché par le dieu de la mort qui vient auprès de toi ? Dis-moi donc la vérité.
Comme la mère parlait ainsi avec beaucoup de colère et de fierté, la princesse, baissant son visage de crainte et de honte, dit : Mère, Nârâyana, se présente à moi chaque nuit, monté sur Garouda. Si mes paroles ne sont pas vraies, qu’une femme se cache et voie au milieu de la nuit, sans être vue, le vénérable époux de Ramâ.
Quand la reine eut entendu cela, elle alla vite auprès du roi, le visage souriant et tout le duvet du corps hérissé de joie, et lui dit : Majesté, ton bonheur s’accroît. Constamment au milieu de la nuit le vénérable Nârâyana vient à côté de ta fille. Il l’a épousée suivant le mode de mariage Gândharva. Cette nuit donc toi et moi nous irons à la fenêtre et nous le verrons au milieu de la nuit, car il ne converse pas avec les hommes.
Lorsque le roi eut entendu cela, il fut joyeux, et ce jour se passa pour lui comme cent ans. Puis dans la nuit, pendant qu’il se tenait caché à la fenêtre avec sa femme, les yeux attachés au firmament, le roi vit descendre du ciel Nârâyana, monté sur Garouda, avec la conque, le disque et la massue dans les mains, et revêtu des marques qui lui conviennent. Alors il se considéra comme un homme qui nageait dans un étang de nectar, et dit à sa femme : Ma chère, il n’est personne au monde de plus heureux que moi et toi, puisque le vénérable Nârâyana vient auprès de notre enfant et l’aime. Ainsi tous les désirs de notre cœur sont accomplis. Maintenant, par la puissance de mon gendre, je soumettrai la terre tout entière.
Cette résolution prise, il transgressa la justice envers tous les souverains limitrophes, et ceux-ci, lorsqu’ils le virent transgresser la justice, s’unirent tous et firent la guerre contre lui. Cependant le roi dit par la bouche de la reine à sa fille : Mon enfant, quand tu es ma fille et que le vénérable Nârâyana est mon gendre, est-il convenable que tous les rois fassent la guerre contre moi ? Il faut donc que tu dises aujourd’hui à ton mari de faire périr mes ennemis.
Puis, lorsque le tisserand vint la nuit, la princesse lui dit humblement : Vénérable, il n’est pas convenable que mon père, quand tu es son gendre, soit vaincu par ses ennemis. Montre donc ta grâce et fais périr tous ces ennemis. — Bien-aimée, répondit le tisserand, combien peu de chose sont les ennemis de ton père ! Sois donc tranquille : en un instant, avec le disque Soudarsana, je les briserai en petits morceaux.
Mais, avec le temps, le roi fut dépossédé de tout son pays par les ennemis, et il ne lui resta plus que ses remparts. Cependant, ne connaissant pas le tisserand qui avait la forme de Vâsoudéva, le roi lui envoyait sans cesse du camphre, de l’aloès, du musc et autres espèces choisies de parfums, ainsi que diverses sortes de vêtements, de fleurs, de comestibles et de boissons, et lui dit par la bouche de sa fille : Vénérable, au point du jour la place sera sûrement emportée, car il n’y a plus ni herbe ni bois. Tous mes gens aussi ont le corps criblé de blessures, ils sont incapables de combattre et beaucoup sont morts. Puisque tu sais cela, fais ce qui est convenable pour le temps.
Quand le tisserand entendit cela, il réfléchit : Si la place est emportée, moi aussi je mourrai assurément, et je serai séparé d’avec elle. En conséquence je vais monter sur le Garouda et me montrer tout armé dans l’air. Peut-être les ennemis me prendront-ils pour Vâsoudéva, et, saisis de crainte, ils périront sous les coups des guerriers de ce roi. Et l’on dit :
Un serpent même qui n’a pas de venin doit déployer un grand chaperon ; qu’il y ait du venin ou qu’il n’y en ait pas, le gonflement du chaperon inspire la terreur.
Mais si, en m’élevant dans les airs pour protéger la ville, je trouve la mort, cela sera vraiment encore plus beau. Et l’on dit :
Celui qui sacrifie sa vie pour une vache, pour un brahmane, pour son maître, pour sa femme ou pour sa ville, gagne les mondes éternels.
Et l’on dit :
Lorsque la lune est arrêtée dans son disque, le soleil est combattu par Râhou : le malheur même avec celui qu’ils protègent est, chez ceux qui ont de l’éclat, digne de louange.
Cette résolution prise, il se nettoya les dents et dit à la princesse : Bien-aimée, quand tous les ennemis auront été tués, je goûterai au manger et au boire. Bref, je n’aurai même commerce avec toi qu’après cela. Mais tu diras à ton père qu’il faut qu’il sorte de la ville au point du jour avec une grande armée, et qu’il combatte. Moi, je me tiendrai dans l’air et je rendrai faibles tous les ennemis ; après cela, il les tuera facilement. Si au contraire je les fais périr moi-même, ces méchants iront alors au paradis. Par conséquent il faut agir de telle façon qu’ils soient tués en fuyant et n’aillent pas dans le ciel.
Lorsque la princesse eut entendu cela, elle alla elle-même rapporter tout à son père. Le roi ajouta foi à ses paroles ; il se leva au point du jour et sortit avec une armée bien rangée, pour livrer bataille. Le tisserand, décidé à mourir, alla dans les airs l’arc en main, et partit pour combattre.
Cependant le vénérable Narâyana, qui connaît le passé, l’avenir et le présent, dit en souriant au fils de Vinatâ, venu sur un simple désir : Hé, volatile ! sais-tu que sous ma forme un tisserand , monté sur un Garouda de bois, aime la fille d’un roi ? — Dieu, répondit celui-ci, je connais toute cette affaire. Que devons-nous donc faire maintenant ? — Aujourd’hui, dit le vénérable, le tisserand, décidé à mourir, a fait un vœu et est sorti pour combattre. Atteint par les flèches des plus vaillants guerriers, il trouvera sûrement la mort. Quand il sera tué, tous les gens diront qu’un grand nombre de guerriers se sont réunis et ont abattu Vâsoudéva et Garouda. Après cela le monde ne nous adorera plus. Va donc vite et passe dans ce Garouda de bois. Moi, j’entrerai dans le corps du tisserand, afin qu’il tue les ennemis. Par le massacre des ennemis notre grandeur augmentera.
Après que Garouda eut répondu oui, le vénérable Nârâyana passa dans le corps du tisserand. Puis, par la majesté du vénérable, le tisserand qui se tenait dans l’air, portant pour marques distinctives la conque, le disque, la massue et l’arc, en un instant et comme par un jeu, rendit faibles tous les plus braves guerriers. Ensuite le roi, entouré de son armée, les vainquit dans une bataille et les tua. Et le bruit se répandit dans le monde qu’il avait tué tous les ennemis, grâce à ce qu’il avait Vichnou pour gendre.
Lorsque le tisserand vit les ennemis tués, il descendit des airs le cœur très-content. Quand le ministre du roi et les habitants de la ville virent le tisserand leur concitoyen, ils lui demandèrent ce que c’était, et celui-ci raconta depuis le commencement toute l’histoire de ce qui s’était passé. Puis le roi, qui avait acquis de la gloire en tuant les ennemis, eut soudain le cœur épris d’affection pour le tisserand ; il lui donna solennellement en présence de tout le monde la princesse en mariage, et lui fit présent d’un pays. Le tisserand, avec la princesse, passa le temps à jouir des plaisirs sensuels, qui sont de cinq espèces et constituent l’essence du monde des vivants.
Voilà pourquoi l’on dit :
Brahmâ lui-même ne trouve pas le bout d’une tromperie bien cachée. Un tisserand, bous la forme de Vichnou, jouit de la fille d’un roi.
Après que Karataka eut entendu cela, il dit : Mon cher, c’est vrai ; mais cependant j’ai une grande crainte, car Sandjîvaka est intelligent et le lion est redoutable. Par conséquent lu n’es pas assez fort pour désunir l’un de l’autre. Damanaka répondit : Le faible même est fort. Car on dit :
Par la ruse on peut faire ce qui n’est pas possible par la force. Avec une chaîne d’or la femelle d’un corbeau fit mourir un serpent noir.
Comment cela ? dit Karalaka. Daraanaka dit :
1 Kâma, le dieu de l’amour. Suivant une légende, ce dieu, après avoir été régénéré, fut jeté à la mer par un ajoura nommé Sambara, et dévoré par un poisson. Le poisson fut pris par des pécheurs et porté chez Sambara, lequel avait à son service la femme de Kâma, déguisée sous le nom de Mâyâvati. Dans le corps du poisson on trouva un enfant. Mâyâvati adopta cet enfant et lui servit de mère. Plus tard, Kâma reconnut en elle son épouse Rati. C’est en mémoire de cet événement que le dieu a un poisson pour symbole.
- Panchatantra 7