Fables et Légendes du Japon
Anonyme – contes orientaux – Les Rats au temple
Sur le penchant d’une colline, dressant dans l’air ses formes bizarres et ses sculptures étranges, s’élève le temple de Couannon, la déesse de la pitié. Les pèlerins s’y succèdent en foule.
C’est un défilé de toutes les infortunes, qui passe incessamment devant la statue de la déesse, aux onze têtes et aux mille bras.
Elle a fort à faire, à écouter ces multitudes de plaintes, à exaucer ces innombrables demandes. Aussi, la bonne déesse en prend-elle très à son aise; les misères des mortels ne troublent guère son auguste repos, et ses oreilles de pierre restent parfaitement indifférentes aux appels désespérés de la douleur.
Les bonzes qui desservent le temple sont plus sensibles qu’elle aux pieux concours des foules; ce n’est pas sans plaisir qu’ils entendent résonner sur les dalles le bruit continuel des petits sous de cuivre.
Un pèlerin qui aurait, un certain soir, passé la nuit dans le temple, eût assisté à une scène étrange et mystérieuse. Il eût vu surgir de tous côtés une multitude de petits êtres à quatre pattes, à la queue longue et écailleuse, aux poils noirâtres ou cendrés.
Il les eût vus se masser devant la statue de Couannon, joindre leurs deux pattes de devant dans l’attitude de la prière, et se prosterner en poussant des cris plaintifs à fendre l’âme. C’était une famille de rats.
Le chef de la famille s’avança lentement sur le front de la troupe
Le plus âgé d’entre eux, le chef de la famille, s’avança lentement sur le front de la troupe; puis, après avoir fait les trois prostrations d’usage, il formula à haute voix la prière suivante:
– O bonne et compatissante déesse, vous que les hommes appellent la déesse de la pitié, ayez pitié de notre infortune et écoutez nos malheurs! Vous n’ignorez pas sans doute que, depuis un temps immémorial, notre famille habite le vaste grenier d’un gros marchand de riz. Nous avons toujours vécu là, heureux et tranquilles, engraissant tous les jours, et nous multipliant à foison. Car, jusqu’ici aucun chat n’est venu troubler notre existence.
Or, il y a quelques jours, poussé par je ne sais quel caprice, notre propriétaire s’est procuré un chat de taille respectable et d’une habileté extraordinaire. Cet éternel ennemi de notre race s’est mis à nous livrer une chasse sans trêve et sans merci. Un soir, c’est une de nos jeunes filles, que nous aimions tendrement, qui disparaît pour ne plus revenir. Le lendemain, c’est une de nos femmes; puis vient le tour d’un père ou d’une mère, d’un oncle ou d’une tante, d’un cousin ou d’une cousine. Chaque nuit est pour l’un ou l’autre d’entre nous fatale et mortelle. Si les choses continuent de la sorte, nous sommes destinés à disparaître l’un après l’autre, et à nous éteindre pour toujours.
Ne sachant plus comment faire, nous recourons à vous, ô bonne et charitable déesse. De notre ennemi mortel, de ce chat sanguinaire, déesse délivrez nous!
Telle fut la prière du chef. A peine eut-il fini, que tous les rats se prosternant, se mirent à pousser des cris déchirants et à verser des larmes abondantes.
Derrière la statue insensible, une grenouille était cachée. Elle avait entendu la longue et plaintive prière. Sans se montrer, elle éleva la voix et répondit:
– Mes chers amis, c’est de tout cœur, croyez-le bien, que je compatis à vos chagrins et à vos malheurs. Le chat dont vous me parlez est, en effet, pour vous un adversaire terrible. Mais, croyez-vous par hasard que le chat soit votre unique ennemi? Ne vous en connaissez-vous point d’autres?
Derrière la statue insensible, une grenouille était cachée
– Non! répondirent les rats, croyant que cette voix qui leur parlait était la voix de la déesse.
– Eh bien! continua la grenouille, toujours sans se montrer, c’est malheureux pour vous! Non, mes amis, le chat n’est pas votre unique et plus mortel ennemi. Vous en avez un autre, et c’est celui-là la cause unique de tout le mal qui vous arrive!
– Quel est-il donc? bonne déesse, répondit le chef de la famille. Jusqu’ici nous ne nous connaissions vraiment pas d’autre ennemi que le chat!
– Cet ennemi dont je vous parle, plus subtil, plus terrible, n’est pas loin de vous. Vous le portez avec vous-même. Il vous accompagne partout où vous allez, et voilà votre malheur!
Ici les rats se regardèrent. Il y eut dans la troupe des chuchotements à voix basse. Ils ne comprirent pas ce que la déesse voulait dire. Ils attendirent donc qu’elle leur dévoilât le mystère. La grenouille, toujours cachée, continua:
– Eh bien! cet ennemi mortel, ce sont ces dents pointues comme une vrille, que vous portez dans votre bouche. Ces dents vous démangent sans cesse. Elles ne s’arrêtent pas de travailler. La nuit, quand l’homme dort, couché dans ses oreillers, il vous entend ronger ou grignoter les poutres de son toit ou les planches de son plafond. Ce bruit l’agace et l’empêche de dormir.
Le lendemain, quand il se lève, quelle n’est pas sa colère de voir un des objets auquel il attachait du prix, rongé par ces dents qui ne savent rien épargner; tantôt c’est un Kakemono qu’il destinait comme cadeau à un ami; tantôt c’est un des livres dont son fils se servait à l’école, ou une ceinture de soie que sa fille par mégarde avait laissé traîner dans un coin de la chambre. Un jour, c’est la porte du buffet sur laquelle vos dents ont laissé des traces désastreuses, ou la cloison de papier déchirée en plusieurs endroits. Un autre jour, c’est le beau coussin que l’homme ne présente qu’aux visiteurs de marque. Tout cela, sans parler des dégâts que vos dents font à la cuisine.
Les rats déménagèrent
Voilà pourquoi l’homme se fâche; voilà pourquoi votre propriétaire, ayant résolu votre perte, s’est procuré un chat.
Croyez-moi, mes amis, faites-vous arracher ces dents, qui sont cause de tous vos malheurs. Alors, vous pourrez vivre tranquilles et vous multiplier à loisir.
Quand la grenouille eut fini de parler, les rats se consultèrent. Fallait-il obéir au conseil de la déesse, et se faire arracher les dents? La discussion fut longue. Le pour et le contre furent pesés.
– Que ferons-nous donc sans nos dents? tel fut le cri qui partit de toutes les bouches.
Finalement le vote eut lieu. Il n’y eut pour la suppression des dents que la voix de quelques vieilles grand’mères dont les dents étaient déjà tombées. La majorité se prononça en faveur de leur conservation. Comme compensation à la chose, il fut résolu qu’on déménagerait le soir même, et qu’on irait ailleurs chercher une demeure plus sûre.
Ce soir-là, en effet, les rats déménagèrent, emportant leurs effets et leurs provisions. On ne les revit plus au temple. Et le marchand de riz se félicita chaudement de s’être procuré un chat.
« Les Rats au temple »
Fables et contes japonais par Claudius Ferrand en 1903