
L‘Eunuque, comédie en vers imitée de Térence, parut en 1654, à Paris : petit in-4° de 4 feuillets liminaires non paginés, 149 pages numérotées, et 3 pages non chiffrée, dont voici le titre :
L’EVNVQVE COMEDIE A PARIS, Chez AVGVSTIN COVRBÉ, au Palais, en La Gallerie des Merciers, à la Palme. M.DCLIV.
Avec Prévilège du Roy.
L’Achevé d’imprimer est du 17 août 1654, le Privilège du 13 août de la même année.
Il ne semble pas que cette pièce, la première œuvre imprimée de la Fontaine, ait jamais été représentée, bien que les frères Parfaict aient écrit (Histoire du Théâtre françois, Paris, 1746, in-12, tome VIII, p. 64 ) : « Il se peut que la comédie de l’Eunuque ait ressenti cette disgrâce (tes sifflets du parterre) ; mais celles qu’il donna dans la suite eurent une réussite assez marquée », bien que le duc de la Vallière (Bibliothèque du Théâtre françois, Paris, 1768, in-8°, tome III, p. 42), Mouhy, et plusieurs autres, disent qu’elle fut « jouée » en 1654. L’Avertissement de notre poète, loin de confirmer cette assertion, qui n’est sans doute qu’un lapsus inconsidérément reproduit, paraît indiquer qu’elle est fausse, et nous avons, de bonnes raisons de croire que l’Eunuque traduit par la Fontaine n’a jamais osé se risquer au feu de la rampe.
L’original et sa version étaient en effet contraires à la délicatesse croissante de nos mœurs, ou, pour être plus exact, aux habitudes, aux bienséances d’un théâtre qui se purifiait de jour en jour ; un jeune homme, Chaerea, introduit en qualité d’eunuque dans la maison d’une courtisane, prouve un moment après qu’il ne l’est pas en y violant une jeune fille. Ce qui est plus inconvenant peut-être, c’est l’étrange marché conclu dans la même pièce entre un amant, Phaedria, esclave de sa folle passion, et la courtisane Thaïs : par complaisance pour elle, il consent à la céder pendant quarante-huit heures au capitaine Thraso, son rival. Bien mieux, un parasite, Gnatho, confident du capitaine, fait agréer à l’amant de Thaïs le plus bas des accommodements : il lui représente que le capitaine est riche, dépensier, ami de la bonne chère, et le détermine à partager définitivement sa maîtresse avec ce soldat fanfaron.
Quoique n’y ait point de viol chez la fontaine, mais un simple baiser aux la main, que son imitation, pour l’ensemble, soit plutôt trop libre que servile, on pourrait s’étonner qu’il ait choisi ce sujet si l’on ne savait l’influence que ses amis ont toujours eue sur lui, si l’on ne devait supposer qu’en cette rencontre il obéit aveuglément, témérairement, aux suggestions de Pintrel ou de Maucroix, de tous les deux peut-être…
Baïf avait déjà traduit l’Eunuque de Térence : sa comédie, en cinq actes, en vers de quatre pieds, écrite en 1531, imprimée en 1567 (Paris, in-8°), ne fut jamais non plus représentée.
Citons, parmi d’autres imitations, adaptations, ou traductions plus ou moins littérales, celles de H. Duchesne, Paris, 1806, de B. Bergeron, Gand, 1858, et même l’Eunuque ou la fidèle infidélité, parade en vaudevilles, mêlée de prose et de vers, par Ragot de Grandval, Paris, 1744.
Rappelons enfin que Brueys et Palaprat avaient donné à la Comédie-Française, le 22 juin 1691, le Muet, autre adaptation de l’Eunuque, avec correction ou atténuation de ce qui eût pu choquer nos usages. Le Mercure de France du mois de mai 1730, p. 981, en annonçant une des reprises de la comédie du Muet le 18 avril précédent, inséra quelques réflexions critiques de l’abbé Pellegrin sur cette pièce. L’abbé trouve que le personnage du Muet n’est pas ” assez amené au sujet ” ; il ajoute que la fin du troisième acte ” termine l’action de la pièce, ce qui rend les deux suivants presque superflus ” ; et que « le dénouement est trop à la façon de Térence ». « Cependant, continue-t-il, à ces petits inconvénients près, la pièce ne dément pas la réputation que ses Jeux auteurs se sont acquise. » Voyez aussi le Discours sur le Muet de Palaprat (tome II des Œuvres de Brueys et Palaprat, paris, 1755, ), et Geoffroy, Cours de littérature dramatique, ou recueil, par ordre de matières, de ses feuilletons (Paris, 1825, ), feuilleton sur le Muet, du 12 août 1806.
“Les grands écrivains de la France de M. A.D Regnier, Jean de la Fontaine tome VII – 1841 -.
La comédie “L’Eunuque” est une adaptation libre de celle de Térence qui porte le même nom. En 1654, l’Eunuque fut la première œuvre publiée par Jean de La Fontaine.
Jean Orieux exprima ses réserves en ces termes : « Ce n’est pas une bonne pièce et La Fontaine ne l’a pas améliorée. Il n’y a aucun mouvement dramatique. Le sujet de Térence était osé pour les Français, La Fontaine l’a édulcoré »
Il faut reconnaître que cette pièce n’a pas été très bien accueillie lors de sa représentation.
Acte I – Acte II – Acte III – Acte IV – Acte V
PERSONNAGES:
CHERÉE, amant de Pamphile.
PARMENON, esclave et confident de Phédrie.
PAMPHILE, maîtresse de Cherée.
PHÉDRIE, amant de Thaïs. THAÏS, maîtresse de Phédrie.
THRASON, capitan, et rival de Phédrie.
GNATON, parasite, et confident de Thrason.
DAMIS, père de Phédrie et de Cherée.
CHREMÈS, frère de Pamphile.
PYTHIE, femme de chambre de Thaïs.
DORIE, Servante de Thaïs.
DORUS, eunuque.
SIMALION, DONAX, SYRISCE, SANGA, soldats de Thrason.
Acte I, Acte II, Acte III, Acte IV, Acte V
L’EUNUQUE ACTE II Scène I, Scène II, Scène III, Scène IV
SCÈNE PREMIÈRE
GNATON
Que le pouvoir est grand du bel art de flatter!
Qu’on voit d’honnêtes gens par cet art subsister!
Qu’il s’offre peu d’emplois que le sien ne surpasse,
Et qu’entre l’homme et l’homme il sait mettre d’espace!
Un de mes compagnons, qu’autrefois on a vu
Des dons de la fortune abondamment pourvu,
Qui, tenant table ouverte, et toujours des plus braves
Voulait être servi par un monde d’esclaves,
Devenu maintenant moins superbe et moins fier,
S’estimerait heureux d’être mon estafier.
Naguère en m’arrêtant il m’a traité de maître;
Le long temps et l’habit me l’ont fait méconnaître,
Autant qu’il était propre, aujourd’hui négligé:
Je l’ai trouvé d’abord tout triste et tout changé.
« Est-ce vous ? » ai-je dit. Aussitôt il me conte
Les malheurs qui causaient son chagrin et sa honte;
Qu’ayant été d’humeur à ne se plaindre rien ,
Ses dents avaient duré plus longtemps que son bien,
Et qu’un jeûne forcé le rendait ainsi blême.
« Pauvre homme! n’as-tu point de ressource en toi-même ?
Manque-t-il au besoin d’adresse et de vertu?
Compare à ce teint frais ta peau noire et flétrie;
J’ai tout, et je n’ai rien que par mon industrie.
A moins que d’en avoir pour gagner un repas,
Les morceaux tout rôtis ne te chercheront pas.
Enfin veux-tu dîner n’ayant plus de marmite ?
Ai-je répondu lors; et ton cœur abattu
Imite mon exemple, et fais-toi parasite;
Tu ne saurais choisir un plus noble métier.
– Gardez-en, m’a-t-il dit, le profit tout entier:
On ne m’a jamais vu ni flatteur, ni parjure:
Je ne saurais souffrir ni de coup, ni d’injure;
Et, lorsque j’ai d’un bras senti la pesanteur,
Je ne suis point ingrat envers mon bienfaiteur.
D’ailleurs faire l’agent, et d’amour s’entremettre,
Couler dans une main le présent et la lettre,
Préparer les logis, faire le compliment;
Quand Monsieur est entré, sortir adroitement,
Avoir soin que toujours la porte soit fermée,
Et manger, comme on dit, son pain à la fumée;
C’est ce que je ne puis, ni ne veux pratiquer.
Adieu. » Moi de sourire, et lui de s’en piquer.
« Il s’en trouve, ai-je dit, qu’à bien moins on oblige
Et c’est là le vieux jeu qu’à présent je corrige.
On voit parmi le monde un tas de sottes gens
Qui briguent des flatteurs les discours obligeants:
Ceux-là me duisent fort; je fuis ceux qui sont chiches,
Et cherche les plus sots, quand ils sont les plus riches.
Je les repais de vent, que je mets à haut prix;
Prends garde à ce qui peut allécher leurs esprits;
Sais toujours applaudir, jamais ne contredire;
Etre de tous avis, en rien ne les dédire;
Du blanc donner au noir la couleur et le nom;
Dire sur même point tantôt oui, tantôt non.
Ce sont ici leçons de la plus fine étoffe;
Je commente cet art, et j’y suis philosophe:
Le livre que j’en fais aura, sans contredit,
Plus que ceux de Platon, de vogue et de crédit. »
Nous nous sommes quittés, remettant la dispute;
J’ai quelque ordre important qu’il faut que j’exécute:
De la part d’un soldat, que je sers à présent,
Je vais trouver Thaïs, et lui faire un présent;
Il est tel que mon âme en est presque tentée:
C’est une jeune esclave à Rhodes achetée:
L’âge en est de seize ans, l’embonpoint d’un peu plus,
La taille en marque vingt; et pour moi je conclus
Qu’elle soit, et pour cause, en vertu d’hyménée,
Aux désirs d’un époux bientôt abandonnée,
Ou je crains fort d’en voir quelque autre possesseur.
Ce grand abord de gens au logis de sa soeur,
Le scrupule des noms d’ingrate et de cruelle,
De ces coeurs innocents la pitié criminelle,
Cent autres ennemis d’un honneur mal gardé,
Marquent le sien perdu, du moins fort hasardé.
Mais entre eux le débat. N’étant point ma parente,
La suite m’en doit être au moins indifférente;
L’exposant au danger sans crainte et sans souci,
Je m’en vais la quérir dans un lieu près d’ici;
Et plût à quelque dieu qu’en passant par la rue,
Du rival de mon maître elle fût aperçue!
Voici son Parmenon qui s’avance à propos;
Pour peu qu’il tarde ici, nous en dirons deux mots.
SCÈNE II
PARMENON
Notre amant, ayant dit mille fois en une heure:
« Quoi! s’éloigner des lieux où mon âme demeure!
N’irai-je pas ? irai-je ? » enfin s’est hasardé.
Et mille fois encor m’a tout recommandé:
Que je prenne bien garde au nombre des visites
Qu’on peut rendre en personne ou bien par parasites;
Qu’aux environs d’ici nul ne fasse un seul tour
Dont mon livre chargé ne l’instruise au retour;
Et que, si je surprends le soldat auprès d’elle,
Je tienne des clins d’oeil un registre fidèle;
Ecrive leurs propos de l’un à l’autre bout,
Ne laisse rien passer, et sois présent à tout:
Car le sage ne doit qu’à soi-même s’attendre.
C’eût été pour quelque autre un plaisir de l’entendre;
Moi, qui sans cesse marche, et qui trotte, et qui cours,
Je ne ris qu’à demi de semblables discours,
Et je souhaiterais, du fond de ma pensée,
Que le dieu Cupidon eût la tête cassée:
Cela ferait grand bien aux pieds de cent valets.
J’approche de Thaïs, et voici son palais.
Quoi! j’aperçois aussi notre flatteur à gage!
SCÈNE III PARMENON, GNATON conduisant Pamphile.
PARMENON
Avance, homme de bien!
GNATON
Contemple ce visage.
PARMENON
Le coquin parle en prince, et n’est qu’un gueux parfait.
GNATON
Tu te penses moquer, je suis prince en effet.
PARMENON
Des fous, cela s’entend.
GNATON
Quoi! des fous? Il n’est sage
Qui sous moi ne dût faire un an d’apprentissage.
PARMENON
En quel art ?
GNATON
De goinfrer.
PARMENON
Je le trouve très beau.
Si tu peux y savoir quelque secret nouveau,
Il n’est point d’industrie à l’égal de la tienne.
GNATON
Va, tu mérites bien que je t’en entretienne;
Seulement traitons-nous un mois à tes dépens.
PARMENON
Volontiers: mais dis-moi, sans me mettre en suspens,
Quelle est cette beauté qu’en triomphe tu mènes.
GNATON
Celle qui va bientôt t’épargner mille peines.
Je te trouve honnête homme, et suis fort ton valet.
D’un mois, par mon moyen, ni lettre, ni poulet,
Ni billet à donner, ni réponse à prétendre.
PARMENON
Je commence, Gnaton, d’avoir peine à t’entendre.
GNATON
Ni nuits à faire guet avec tes yeux d’Argus.
PARMENON
Tu me gênes l’esprit par ces mots ambigus;
Veux-tu bien m’obliger?
GNATON
Comment ?
PARMENON
De grâce, achève.
GNATON
Avec toi pour un mois les courses ont fait trêve.
PARMENON
Je le crois; mais encor, dis-m’en quelque raison.
GNATON
Thaïs, par ce présent, sera toute à Thrason.
PARMENON
Je veux qu’il soit ainsi: quelle en sera la suite?
GNATON
Pour un homme subtil, et si plein de conduite,
Tu devrais pénétrer et voir un peu plus loin:
Je veux, encore un coup, te délivrer de soin.
Thrason voyant Thaïs ceux dont elle est aimée
Peuvent tous s’assurer que sa porte est fermée:
Ton maître comme un autre; et tu n’entendras plus
Ni souhaits impuissants, ni regrets superflus,
Ni:« Quel est ton avis ? » ni: « Fais-lui tel message. »
PARMENON
Ah! combien voit de loin l’homme prudent et sage!
J’avais peine à comprendre où tendait ce propos;
Mais, grâce aux Immortels, j’aurai quelque repos.
GNATON
Dis: grâces à Gnaton.
PARMENON
Et rien pour cette belle ?
GNATON
À propos, que t’en semble ?
PARMENON Voulant toucher Pamphile:
Ô dieux! qu’elle est rebelle
Du bout du doigt à peine on ose lui toucher.
GNATON
Nul mortel que Thrason n’a droit d’en approcher.
PARMENON
Pour un si rare objet on peut tout entreprendre.
PAMPHILE
Dieux! quelle patience il faut pour les entendre!
Gnaton, conduis-moi vite, et ne te raille point.
PARMENON
De grâce, écoute-moi, je n’ai plus qu’un seul point.
GNATON
Dis ce que tu voudras.
PARMENON
Quel est son nom ?
GNATON
Pamphile.
PARMENON
Point d’autre ?
GNATON
Que t’importe ?
PARMENON
Est-elle en cette ville
Depuis un fort long temps ?
GNATON
Ton caquet m’étourdit.
PARMENON
Saurai-je son pays, son âge?
GNATON
Est-ce tout dit ?
PARMENON
Tu te fais trop prier, n’étant pas si beau qu’elle.
GNATON
Te confondent les dieux, et toute ta séquelle!
Je te sauve un gibet, te souhaitant ceci,
PARMENON
Ton bon vouloir mérite un ample grand-merci:
Un jour nous t’en rendrons quelque digne salaire.
GNATON
Tu le peux sans tarder. Mais n’as-tu point affaire ?
PARMENON
Pour toi, quand j’en aurais, je voudrais tout quitter.
GNATON
De ce pas à Thaïs viens donc me présenter;
Sers-moi d’introducteur.
PARMENON
Tu ris, mais il n’importe.
Entre seul, tu le peux.
GNATON
Tiens-toi donc à la porte,
Et garde qu’on ne laisse entrer dans la maison
Quelque autre messager que celui de Thrason;
Je t’en donne l’avis, comme ami de ton màitre:
Et peut-être qu’un jour il saura reconnaître
De quelque bon repas ce conseil important.
PARMENON
Encor deux jours de vie, et je mourrai content.
GNATON
Il te faut bien un mois à la bonne mesure.
PARMENON
Non, non, je te rendrai ces mots avec usure,
Dans deux jours au plus tard.
GNATON
Nous le verrons. Adieu.
PARMENON
Mon galant est parti: qu’ai-je affaire en ce lieu?
J’avais dessein de voir cette soeur prétendue;
Et je me trompe fort, ou c’est peine perdue
De s’en aller offrir, après un tel présent,
Notre vieillard flétri, chagrin et mal plaisant;
Mais il faut obéir.
SCENE IV CHERÉE, PARMENON.
PARMENON
Où courez-vous, Cherée ?
CHERÉE
C’en est fait, Parmenon, ma perte est assurée.
PARMENON
Comment ?
CHERÉE
L’as-tu point vue en passant par ces lieux ?
PARMENON
Qui ?
CHERÉE
Certaine beauté, qui, s’offrant à mes yeux,
N’a rien fait que parditre, et s’est évanouie.
PARMENON
Vous en avez la vue encor toute éblouie.
CHERÉE
Ô dieux! Mais où chercher? Que le maudit procès
Puisse avoir quelque jour un sinistre succès!
PARMENON
Comment? quoi? quel procès?
CHERÉE
Ah! si tu l’avais vue!
PARMENON
Et qui ?
CHERÉE,
Cette beauté de mille attraits pourvue.
PARMENON
Hé bien?
CHERÉE
Tu l’aimerais, et cet objet charmant
Ne peut souffrir qu’un cœur lui résiste un moment.
Ne me parle jamais de tes beautés communes;
Leurs caresses me sont à présent importunes,
Rien que de celle-ci mon cœur ne s’entretient.
PARMENON
Vraiment! c’est à ce coup que le bon homme en tient.
L’un de ses fils aimait; l’autre, plein de furie,
Passera les transports de son frère Phédrie.
De l’humeur dont je sais que le cadet est né,
Ce ne sera que jeu, dans deux jours, de l’aîné.
CHERÉE
Aussi ne saurait-il avoir l’âme charmée
Des traits d’une beauté plus digne d’être aimée.
PARMENON
Peut-être.
CHERÉE
En doutes-tu ?
PARMENON
C’est un trop long discours.
Vous aimez ?
CHERÉE
À tel point que si d’un prompt secours…
PARMENON
Tout beau, demeurons là, ne marchons pas si vite:
Où prétendez-vous donc ce soir aller au gîte ?
CHERÉE
Hélas! s’il se pouvait, chez l’aimable beauté.
PARMENON
Certes, pour un malade il n’est point dégoûté.
CHERÉE
Tu ris et je me meurs.
PARMENON
Mais encor, quel remède
Faudrait-il apporter au mal qui vous possède ?
CHERÉE
De ce mot de remède en vain tu m’entretiens,
Si par tes prompts efforts bientôt je ne l’obtiens.
Tu m’as dit tant de fois: « Essayez mon adresse;
Votre âge le permet, aimez, faites maîtresse. »
J’aime, j’en ai fait une: achève, et montre-moi
Que mon cœur se pouvait engager sur ta foi.
PARMENON
Je l’ai dit en riant, et sans croire votre âme,
Pour un discours en l’air, susceptible de flamme.
CHERÉE
Qu’il ait été promis ou de bon ou par jeu ;
Si tes soins, Parmenon, ne me livrent dans peu
Cette même beauté qui captive mon âme,
Je ne vois que la mort pour terminer ma flamme.
PARMENON
Dépeignez-la-moi donc.
CHERÉE
Elle est jeune, en bon point.
PARMENON
Celui qui la menait ?
CHERÉE
Je ne le connais point.
PARMENON
Le nom d’elle ?
CHERÉE
Aussi peu.
PARMENON
Son logis ?
CHERÉE
Tout de même.?
PARMENON
Vous ne savez donc rien!
CHERÉE
Rien, sinon que je l’aime.
PARMENON
Me voilà bien instruit. Quel chemin ont-ils pris ?
CHERÉE
Tandis qu’elle arrêtait mes sens et mes esprits,
Notre hôte Archidemide, avec son front sévère,
Est venu m’aborder, et m’a dit que mon père
Ne faillît pas demain d’être son défenseur
Contre l’injuste effort d’un puissant agresseur;
Et, comme les vieillards sont longs en toute chose,
D’un récit ennuyeux il m’a déduit sa cause,
Tant qu’après notre adieu je n’ai plus aperçu
L’objet de ce désir qu’en passant j’ai conçu.
PARMENON
C’est être malheureux.
CHERÉE
Autant qu’homme du monde.
PARMENON
Vous l’avez bien maudit
CHERÉE
Que le Ciel le confonde!
Depuis plus de deux ans nous ne nous étions vus.
PARMENON
Il se rencontre ainsi des malheurs imprévus.
Celui qui la menait – est quelque homme de mine ?
CHERÉE
Rien moins. Tu le croirais un pilier de cuisine;
Et lui seul, sans mentir, est aussi gras que deux.
PARMENON
Son habit ?
CHERÉE
Fort usé.
PARMENON
Leur train ?
CHERÉE
Je n’ai vu qu’eux.
PARMENON
C’est elle assurément.
CHERÉE
Qui ?
PARMENON
Rassurez votre âme;
Je connais maintenant l’objet de votre flamme…
CHERÉE
Las-tu vue ?
PARMENON
Elle-même.
CHERÉE
Et tu sais son logis ?
PARMENON
Je le sais.
CHERÉE
Parmenon, dis-le-moi.
PARMENON
Chez Thaïs.
Comme ils venaient d’entrer, je vous ai vu paraître ;
C’est un don que lui fait le rival de mon maître.
CHERÉE
Il doit être puissant.
PARMENON
Plus en bruit qu’en effet
CHEREE
Qu’il m’en fasse un pareil, j’en serais satisfait.
PARMENON
On vous croit sans jurer.
PARMENON
Mais qu’en pense Phédrie ?
Je n’y vois point pour lui sujet de raillerie.
Qui saurait son présent le plaindrait beaucoup plus.
CHERÉE
Quel présent?
PARMENON
Un vieillard impuissant et perclus,
Sans esprit, sans vigueur, sans barbe, sans perruque,
Un spectre, un songe, un rien, pour tout dire un eunuque,
Dont encore il prétend, contre toute raison,
Pouvoir contrecarrer le présent de Thrason.
Si l’on nous laisse entrer, je veux perdre la vie.
CHERÉE
S’il est aussi reçu, qu’il me donne d’envie!
PARMENON
Vous préservent les dieux d’un heur pareil au sien!
Ce serait pour Pamphile un mauvais entretien.
CHERÉE
Quoi! garder une fille et si jeune et si belle,
Coucher en même chambre, et manger auprès d’elle,
La voir à tout moment sans crainte et sans soupçon,
Tu ne voudrais pas être heureux de la façon ?
PARMENON
Vous pouvez aisément avoir cette fortune:
La ruse est assurée autant qu’elle est commune.
D’un voyage lointain depuis peu revenu,
Sans doute chez Thaïs vous êtes inconnu:
Il faut prendre l’habit que notre eunuque porte:
Vous passerez pour lui, déguisé de la sorte.
Votre menton sans poil y doit beaucoup aider.
CHERÉE
Et l’on me donnera cette belle à garder?
PARMENON
Et sans doute à garder vous aurez cette belle.
Mais après ?
CHERÉE
Innocent! je puis lors auprès d’elle
Boire, manger, dormir, lui parler en secret.
PARMENON
Usez-en tout au moins comme un homme discret.
CHERÉE
Tu ris ?
PARMENON
Des vains projets où l’amour vous emporte.
Vous vous croyez dedans avant qu’être à la porte:
Et, sans savoir encor quelle est cette beauté,
D’un espoir amoureux votre cœur est flatté:
Il faut auparavant s’acquérir une entrée.
CHERÉE
L’échange proposé me la rend assurée.
PARMENON
Oui, s’il se pouvait faire.
CHERÉE
À d’autres, Parmenon!
PARMENON
Quoi! vous avez donc cru que c’était tout de bon?
CHERÉE
Tout de bon ou par jeu, derechef il n’importe ;
Et, si je ne l’obtiens, ou d’une ou d’autre sorte,
Je suis mort.
PARMENON
Mais avant que de vous engager,
Pesez, encore un coup, la grandeur du danger.
CHERÉE,
Trop de raisonnement peut nuire en telle affaire:
L’occasion se perd tandis qu’on délibère
Un autre la prendra, j’en aurai du regret.
PARMENON
Mais au moins pourrez-vous me garder le secret ?
CHERÉE
Ne crains rien.
PARMENON
Priez donc Amour qu’il favorise
De quelque bon succès cette haute entreprise.
CHERÉE
Amour ! si sa beauté peut s’offrir à mes sens,
Tu ne manqueras plus ni d’autels, ni d’encens