L‘Eunuque, comédie en vers imitée de Térence, parut en 1654, à Paris : petit in-4° de 4 feuillets liminaires non paginés, 149 pages numérotées, et 3 pages non chiffrée, dont voici le titre :
L’EVNVQVE COMEDIE A PARIS, Chez AVGVSTIN COVRBÉ, au Palais, en La Gallerie des Merciers, à la Palme. M.DCLIV.
Avec Prévilège du Roy.
L’Achevé d’imprimer est du 17 août 1654, le Privilège du 13 août de la même année.
Il ne semble pas que cette pièce, la première œuvre imprimée de la Fontaine, ait jamais été représentée, bien que les frères Parfaict aient écrit (Histoire du Théâtre françois, Paris, 1746, in-12, tome VIII, p. 64 ) : « Il se peut que la comédie de l’Eunuque ait ressenti cette disgrâce (tes sifflets du parterre) ; mais celles qu’il donna dans la suite eurent une réussite assez marquée », bien que le duc de la Vallière (Bibliothèque du Théâtre françois, Paris, 1768, in-8°, tome III, p. 42), Mouhy, et plusieurs autres, disent qu’elle fut « jouée » en 1654. L’Avertissement de notre poète, loin de confirmer cette assertion, qui n’est sans doute qu’un lapsus inconsidérément reproduit, paraît indiquer qu’elle est fausse, et nous avons, de bonnes raisons de croire que l’Eunuque traduit par la Fontaine n’a jamais osé se risquer au feu de la rampe.
L’original et sa version étaient en effet contraires à la délicatesse croissante de nos mœurs, ou, pour être plus exact, aux habitudes, aux bienséances d’un théâtre qui se purifiait de jour en jour ; un jeune homme, Chaerea, introduit en qualité d’eunuque dans la maison d’une courtisane, prouve un moment après qu’il ne l’est pas en y violant une jeune fille. Ce qui est plus inconvenant peut-être, c’est l’étrange marché conclu dans la même pièce entre un amant, Phaedria, esclave de sa folle passion, et la courtisane Thaïs : par complaisance pour elle, il consent à la céder pendant quarante-huit heures au capitaine Thraso, son rival. Bien mieux, un parasite, Gnatho, confident du capitaine, fait agréer à l’amant de Thaïs le plus bas des accommodements : il lui représente que le capitaine est riche, dépensier, ami de la bonne chère, et le détermine à partager définitivement sa maîtresse avec ce soldat fanfaron.
Quoique n’y ait point de viol chez la fontaine, mais un simple baiser aux la main, que son imitation, pour l’ensemble, soit plutôt trop libre que servile, on pourrait s’étonner qu’il ait choisi ce sujet si l’on ne savait l’influence que ses amis ont toujours eue sur lui, si l’on ne devait supposer qu’en cette rencontre il obéit aveuglément, témérairement, aux suggestions de Pintrel ou de Maucroix, de tous les deux peut-être…
Baïf avait déjà traduit l’Eunuque de Térence : sa comédie, en cinq actes, en vers de quatre pieds, écrite en 1531, imprimée en 1567 (Paris, in-8°), ne fut jamais non plus représentée.
Citons, parmi d’autres imitations, adaptations, ou traductions plus ou moins littérales, celles de H. Duchesne, Paris, 1806, de B. Bergeron, Gand, 1858, et même l’Eunuque ou la fidèle infidélité, parade en vaudevilles, mêlée de prose et de vers, par Ragot de Grandval, Paris, 1744.
Rappelons enfin que Brueys et Palaprat avaient donné à la Comédie-Française, le 22 juin 1691, le Muet, autre adaptation de l’Eunuque, avec correction ou atténuation de ce qui eût pu choquer nos usages. Le Mercure de France du mois de mai 1730, p. 981, en annonçant une des reprises de la comédie du Muet le 18 avril précédent, inséra quelques réflexions critiques de l’abbé Pellegrin sur cette pièce. L’abbé trouve que le personnage du Muet n’est pas ” assez amené au sujet ” ; il ajoute que la fin du troisième acte ” termine l’action de la pièce, ce qui rend les deux suivants presque superflus ” ; et que « le dénouement est trop à la façon de Térence ». « Cependant, continue-t-il, à ces petits inconvénients près, la pièce ne dément pas la réputation que ses Jeux auteurs se sont acquise. » Voyez aussi le Discours sur le Muet de Palaprat (tome II des Œuvres de Brueys et Palaprat, paris, 1755, ), et Geoffroy, Cours de littérature dramatique, ou recueil, par ordre de matières, de ses feuilletons (Paris, 1825, ), feuilleton sur le Muet, du 12 août 1806.
“Les grands écrivains de la France de M. A.D Regnier, Jean de la Fontaine tome VII – 1841 -.
La comédie “L’Eunuque” est une adaptation libre de celle de Térence qui porte le même nom. En 1654, l’Eunuque fut la première œuvre publiée par Jean de La Fontaine.
Jean Orieux exprima ses réserves en ces termes : « Ce n’est pas une bonne pièce et La Fontaine ne l’a pas améliorée. Il n’y a aucun mouvement dramatique. Le sujet de Térence était osé pour les Français, La Fontaine l’a édulcoré »
Il faut reconnaître que cette pièce n’a pas été très bien accueillie lors de sa représentation.
Acte I – Acte II – Acte III – Acte IV – Acte V
PERSONNAGES:
CHERÉE, amant de Pamphile.
PARMENON, esclave et confident de Phédrie.
PAMPHILE, maîtresse de Cherée.
PHÉDRIE, amant de Thaïs. THAÏS, maîtresse de Phédrie.
THRASON, capitan, et rival de Phédrie.
GNATON, parasite, et confident de Thrason.
DAMIS, père de Phédrie et de Cherée.
CHREMÈS, frère de Pamphile.
PYTHIE, femme de chambre de Thaïs.
DORIE, Servante de Thaïs.
DORUS, eunuque.
SIMALION, DONAX, SYRISCE, SANGA, soldats de Thrason.
Acte I, Acte II, Acte III, Acte IV, Acte V
L’EUNUQUE ACTE III
Scène I, Scène II, Scène III, Scène IV, Scène V, Scène VI, Scène VII
SCÈNE I
THRASON
Il faut dire le vrai, j’en voulais à Pamphile;
Et, bien que pour Thaïs une amour plus facile
Etouffât celle-ci presque encore au berceau,
Sans mentir j’ai regret de perdre un tel morceau.
je ne sais quel remords tient mon âme occupée;
Mais encore être ainsi de mes mains échappée,
C’est le comble du mal, et souffrir qu’un enfant
Des lacs d’un vieux routier se sauve en triomphant.
Me préservent les dieux d’une beauté naissante!
Il n’est point de méthode en amour si puissante
Qui ne fût inutile à qui s’en piquerait;
Souvent ces jeunes coeurs sont plus durs qu’on ne croit;
Pour gagner son amour, je ne sais point de voie:
C’est un fort à tenir aussi longtemps que Troie.
J’aurais, sans me vanter, depuis qu’elle est chez moi,
Réduit à la raison quatre filles de roi.
J’eusse pu l’épouser, mais je fuis la contrainte;
Le seul nom de l’hymen me fait frémir de crainte;
Et je ne voudrais pas que mon cœur fût touché
De l’espoir d’un royaume à Pamphile attaché.
Rien n’est tel, à qui craint une femme importune,
Que de vivre en soldat, et chercher sa fortune.
On se pousse partout, on risque sans souci,
Et qui n’y gagne rien n’y peut rien perdre aussi.
Mais rarement Thrason se plaint-il d’une dame;
Jusqu’ici peu d’objets ont régné sur son âme
Sans payer son amour d’une ou d’autre façon.
Phédrie en pourrait bien avoir quelque leçon;
Je n’en pense pas plus, n’étant point d’humeur vaine.
Voyons si notre agent aura perdu sa peine:
Le voici qui s’approche.
SCÈNE II THRASON,GNATON.
THRASON
Hé bien, qu’as-tu gagné ?
GNATON
Que de peine, Seigneur, vous m’avez épargné!
Je vous allais chercher au port et dans la place.
THRASON
Tu me rapportes donc des actions de grâce?
GNATON
Le faut-il demander ? J’en suis tout en chaleur.
THRASON
Enfin le don lui plaît ?
GNATON
Non tant pour la valeur,
Que pour venir de vous; c’est là ce qui la touche,
Et ce qu’à tous moments elle a dedans la bouche,
Comme un des plus grands biens qu’elle ait jamais reçus.
Vous ririez de loisir triompher là-dessus.
THRASON
Ce qui vient de ma part cause ainsi de la joie;
J’ai cent fois plus de gré d’un bouquet que j’envoie,
Qu’un autre n’en aurait de quelque don de prix,
Fût-ce même un trésor.
GNATON
Vivent les bons esprits!
Il n’est, à bien parler, que manière à tout faire.
D’un travail de dix ans ce que le sot espère,
L’honnête homme, d’un mot, le lui viendra ravir.
THRASON
Aussi le roi m’emploie, et j’ai su le servir
À la guerre, en amour, auprès de ses maîtresses,
Quoique j’eusse souvent ma part de leurs caresses.
GNATON
Mais s’il l’apprend aussi ?
THRASON
Gnaton, soyez discret.
Je ne découvre pas à tous un tel secret.
GNATON
C’est fait en homme sage.
Tout bas, se tournant:
Il l’a dit à cent autres.
[Haut]
Le roi n’agréait donc autres soins que les vôtres ?
THRASON
Que les miens; et parfois se trouvant dégoûté
Du tracas importun qui suit la royauté,
Comme s’il eût voulu… tu comprends ma pensée ?
GNATON
Prendre un peu de bon temps, toute affaire laissée.
THRASON
Cela même. Aussitôt il m’envoyait quérir:
Seuls, ainsi nous Passions les jours à discourir
De cent contes plaisants que je lui savais faire;
Et s’il se présentait quelque importante affaire,
Après avoir le tout entre nous disposé,
Son conseil n’en avait qu’un reste déguisé;
Et Souvent, malgré tous, ma Voix était suivie.
GNATON
Lors chacun d’enrager, Mourir, Crever d’envie ?
THRASON
Et Thrason de s’en rire.
GNATON
A l’oreille du roi ?
THRASON
Qui peut te l’avoir dit ?
GNATON
C’est qu’ainsi je le croi.
THRASON
Sur ce propos, un jour qu’il remarquait leur peine,
Le chef des éléphants, appelé Métasthène,
Des plus considérés près du prince à présent,
Ne se put revancher d’un trait assez plaisant.
Il mâchait de dépit quelque mot dans sa bouche,
Et me tournant les yeux: « Qui vous rend si farouche ?
Sont-ce les bêtes, dis-je, à qui vous commandez ? »
GNATON
Et le roi, qu’en dit-il ?
THRASON
Nous étant regardés,
Il ne put à la fin s’empêcher de sourire.
Je dis, sans vanité, peu de mots qu’il n’admire.
GNATON
Comme vous en parlez, c’est un prince poli.
THRASON.
Peu d’hommes ont, de vrai, l’esprit aussi joli:
Surtout il s’entend bien à placer son estime..
GNATON
Celle-qu’il fait de vous me semble légitime
THRASON
T’ai-je dit un bon mot, qu’en un bal invité…
GNATON
Non.
Bas, se tournant::
Plus de mille fois il me l’a raconté.,
THRASON
Nous étions régalés du satrape Orosmède,
Chacun avait sa nymphe: alors un Ganymède
Approchant de la mienne, aussitôt je lui dis
Que les restes de Mars seraient pour Adonis.
GNATON
Le jeune homme rougit?
THRASON
Belle demande à faire!
il rougit, et d’abord fut contraint de se taire:
Depuis chacun m’a craint
GNATON
Avec juste raison
N’ont-ils point un recueil des bons mots de Thrason
THRASON
Je t’en conterais cent; mais changeons de matière
Thaïs, comme tu sais, est femme assez altière,
Jalouse, et d’un esprit à tout craindre de moi:
Dois-je, en quittant sa soeur, lui confirmer ma foi ?
GNATON
Rien moins. Il vaut bien mieux la tenir en cervelle.
Ayez toujours en main quelque amitié nouvelle
De ce secret d’amour l’effet n’est pas petit;
C’est par là qu’on maintient les coeurs en appétit
Et qu’on accroît l’amour au lieu de le détruire.
Mais je fais des leçons à qui devrait m’instruire.
THRASON
Comment un tel secret a-t-il pu m’échapper?
GNATON
Des soins plus importants pouvaient vous occuper;
Vous rêviez, je m’assure, à quelque haut fait d’armes.
THRASON
Il est vrai que la guerre a pour moi de tels charmes
Qu’ils me font oublier tous les autres plaisirs.
THRASON
Mais l’amour trouve aussi sa part dans vos désirs ?
THRASON
Entre Mars et Vénus mon cœur se sent suspendre,
Est recherché des deux, ne sait auquel entendre.
Laissons là leur débat. Quel traité m’as-tu fait ?
GNATON
Tel qu’un plus amoureux en serait satisfait;
Thaïs se veut purger de tous sujets de plainte:
Deux jours, par mon moyen, sans rival et sans crainte
Vous lui rendrez visite en dépit des jaloux.
THRASON
Je t’aime.
GNATON
Et du dîner sur moi reposez-vous;
Je l’ai fait, en passant, apprêter chez votre hôte.
THRASON
De faim jamais Gnaton ne mourra par sa faute.
GNATON
Qu’y faire ? il faut bien vivre ici comme autre part.
GNATON
Retourne chez Tha:is, et dis-lui qu’il est tard.
SCÈNE III THAÏS, THRASON, GNATON.
THAÏS
Il n’en est pas besoin, je viens sans qu’on m’appelle.
THRASON
Sais-je faire un présent ?
THAÏS
Certes la chose est belle;
Mais je n’estime au don que le lieu dont il vient.
GNATON
Notre dîner est prêt, S’il ne vous en souvient.
THRASON A Thaïs:
Plus rare et d’autre prix je vous l’aurais donnée.
GNATON
Toujours en compliments il se passe une année;
Le dîner nous attend, hâtons-nous, c’est assez.
THAÏS
Nous ne sommes, Gnaton, pas encor si pressés.
Il me faut du logis donner charge à Pythie.
GNATON
Tout ira comme il faut, j’en réponds sur ma vie.
THAÏS
Sans avoir pris ce soin, je n’ose m’engager.
GNATON
Puissent mes ennemis de femmes se charger!
Elles n’ont jamais fait; toujours nouvelle excuse.
THAÏS
De vains retardements à tort on nous accuse;
Votre sexe se laisse encor moins gouverner.
GNATON
Ne tient-il point à moi que nous n’allions dîner ?
THAÏS
Ne plaise aux dieux, Gnaton, qu’on ait telle pensée.
GNATON
Je ne vous en vois point pour cela plus pressée.
THAÏS
Allons, si tu le veux.
SCÈNE IV THAÏS, GNATON, PARMENON amenant Cherée, THRASON.
PARMENON
Un mot auparavant.
GNATON
Nous voici, grâce aux dieux, aussi prêts que devant:
Je dînerai demain, s’il plaît à la fortune.
Fais vite, Parmenon, ta harangue importune.
PARMENON
Mon maître, par votre ordre absent de ce séjour,
Avecque ce présent vous offre le bonjour.
Je ne veux point passer la loi qui m’est prescrite,
Ni parler de ses pleurs quand il faut qu’il vous quitte:
De vous-même à son mal vous pouvez compatir,
Et le croire affligé sans l’avoir vu partir.
Faisant un don plus riche, il eût eu plus de joie;
Mais au moins de bon cœur croyez qu’il vous l’envoie.
THRASON
Le présent peut passer.
THAÏS
Il me charme en effet.
Je ne l’aurais pas cru si beau, ni si bien fait.
PARMENON
On l’appelle Doris: et quant à son adresse,
En tout ce que l’on doit apprendre à la jeunesse
On l’a, dès son jeune âge, instruit et façonné.
À quoi que de tout temps il se soit adonné,
Soit aux arts libéraux, soit aux jeux d’exercice,
A sauter, à lutter, à courir dans la lice,
Il a toujours passé pour un des plus adroits.
Enfin, permettez-lui de parler quelquefois,
Vous l’entendrez bientôt en conter des plus belles;
Il vous entretiendra de cent choses nouvelles.
Mon maître cependant n’exige rien de vous:
Vous ne le trouverez importun ni jaloux;
Il ne vous contera ni bons mots, ni faits d’armes;
Et vous pourrez, Thaïs, disposer de vos charmes
Sans craindre qu’il s’offense et vous tienne en souci,
Comme un de vos amants qui n’est pas loin d’ici.
Faites entrer chez vous soldats et parasites:
Pourvu qu’il puisse rendre à son tour ses visites
(j’entends quand vous serez d’humeur ou de loisir),
Il se tiendra content par-delà son désir.
THRASON
Si ton maître avait dit ce que tu viens de dire…
PARMENON
Comme j’en suis l’auteur, vous n’en faites que rire ?
THRASON
Dois-je contre un valet employer mon courroux ?
Que t’en semble, Gnaton ?
GNATON
Seigneur, épargnez-vous.
THRASON
Je te croirai. Thaïs, ce parleur m’incommode.
GNATON
De vrai, les compliments ne sont plus à la mode;
Allons.
THAÏS
Quand on voudra.
THRASON
Qu’un long discours déplaît!
GNATON
Surtout, à mon avis, quand le dîner est prêt.
THAÏS
Du zèle et du présent je lui suis obligée.
PARMENON
Le don ne vous tient pas vers mon maître engagée;
S’il doit être payé, c’est du zèle sans plus.
GNATON
Remettons à tantôt ces discours superflus;
Il n’est pas maintenant saison de repartie.
THAÏS
Tu me permettras bien d’ordonner à Pythie
Que le soin de Pamphile à Doris soit commis.
GNATON
Faites que Gnaton dîne, et tout vous est permis.
SCÈNE V THRASON, GNATON, PARMENON.
PARMENON
Pour un entremetteur, on te fait trop attendre:
Ce n’est point là le gré que tu pouvais prétendre;
Et si j’avais reçu tel présent par Gnaton
Il se verrait à table assis jusqu’au menton.
On ne devrait ici rendre aucune visite
Sans avoir un billet signé de Parasite;
Il lui faut cependant mettre tout son espoir
À courir tout le jour pour déjeuner au soir.
Pour moi, je ne crois pas qu’autre chose il attrape,
Si ce n’est que son roi le fasse un jour satrape,
Ou que, las de courir et battre le pavé,
Plus haut que son mérite, il se trouve élevé.
Que dis-tu de ces mots? Ai-je su te le rendre
THRASON
Le coquin veut railler. Gnaton, va nous attendre;
Je vais prendre Thaïs.
GNATON
Laissez-moi cet emploi:
Un chef doit autrement tenir son quant-à-moi.
THRASON
Adieu donc, Parmenon: tu diras à Phédrie
Que Thaïs, pour un temps, trouve bon qu’il l’oublie;
Que pour l’entretenir deux jours me sont assez.
PARMENON
Ne vous en vantez point avant qu’ils soient passés.
SCÈNE VI
PARMENON, demeuré seul.
Ceci pour notre eunuque assez bien se prépare.
Pendant qu’ils dîneront, il faut qu’il se déclare,
Prenne l’occasions et ne perde un moment
A pousser des soupirs et languir vainement
Non que parlant d’amour il rencontre œuvre faite:
Alors qu’on en vient là, toutes ont leur défaite:
Tel souvent en a peu qui croit en avoir tout,
Et même va bien loin sans aller jusqu’au bout.
Que Pamphile d’ailleurs volontiers ne l’écoute,
Toute sage qu’elle est, je n’en fais point de doute:
C’est le propre du sexe, il veut être flatté,
Et se plaît aux effets que produit sa beauté.
Puis notre homme a de quoi charmer la plus sévère:
Il est jeune, il est beau, toujours prêt à tout faire;
En dit plus qu’on ne veut, sait bien le débiter,
Est d’humeur libérale, et donne sans compter.
Si par ces qualités d’abord il ne la touche,
Le temps, qui peut gagner l’esprit le plus farouche,
Ne lui permettra pas d’y faire un long effort,
Et ce peu de loisir m’embarrasse très fort:
je crains notre vieillard, qu’on attend d’heure en heure.
Il n’a jamais aux champs fait si longue demeure;
Quelque charme puissant l’y retient arrêté;
S’il revient une fois, le mystère est gâté.
Ô dieux! c’est fait de nous, le voici qui s’avance;
Je ne sais quel frisson m’annonçait sa présence.
Parmenon, cependant que tout seul il discourt,
Va te précipiter, ce sera ton plus court;
Qui pourrait toutefois choisir une autre voie ?
Le vieillard est plus doux qu’il ne veut qu’on le croie:
L’amour pour ses enfants, qu’il laisse à l’abandon,
Fait qu’il me reste encor quelque espoir de pardon;
Usons à cet abord d’un peu de complaisance.
SCÈNE VII DAMIS, PARMENON.
PARMENON
Je me plaignais, Monsieur, de votre longue absence.
DAMIS
En ma maison des champs je trouve un goût exquis,
Et ne fis jamais mieux qu’alors que je l’acquis.
PARMENON
Sophrone et vos enfants sont d’avis tout contraire.
DAMIS
Les voir changer d’humeur n’est pas ce que j’espère:
Bien loin de se réduire au champêtre séjour,
Ma femme aime à causer, mon aîné fait l’amour.
PARMENON
Cette façon d’agir plairait à peu de pères:
Quand il s’agit d’amour, presque tous sont sévères;
A cet âge impuissant lorsqu’ils sont arrivés,
Ils donnent des conseils qu’ils n’ont point observés.
DAMIS
Quant à moi, je me rends plus juste et plus commode:
Non qu’il faille en tout point que l’on vive à sa mode;
Mais aimer quelque peu ne fut jamais blâmé,
Et moi-même autrefois je m’en suis escrimé.
Il est vrai que le gain n’en vaut pas la dépense:
Aux uns il faut présents, aux autres récompense,
Corrompre les valets, et les entretenir;
Mais les dieux m’ont toujours donné pour y fournir.
Si je fais peu d’acquêts, que mes fils s’en accusent;
C’est eux, et non pas moi, qu’après tout ils abusent.
Ayant connu d’abord mon esprit indulgent,
L’aîné va, ce me semble, un peu vite à l’argent;
Des beautés de Thaïs son âme est fort touchée;
Et bien qu’il m’ait tenu cette flamme cachée,
J’en sais plus qu’il ne croit, et le souffre aisément:
Thaïs vaut qu’on l’estime, à parler franchement;
Peu voudront toutefois qu’elle entre en leur famille:
Veuve, on la doit priser un peu moins qu’une fille;
Notre ville est féconde en partis bien meilleurs,
Et mon fils, après tout, doit s’adresser ailleurs.
Pour un choix plus sortable il faut qu’il se dispose:
Je t’en veux, Parmenon, proposer quelque chose.
Mais où sont mes enfants ? Je les voudrais bien voir.
PARMENON
Votre aîné, par malheur, est absent d’hier au soir.
DAMIS
D’où pourrait provenir un si soudain voyage ?
N’est-il point arrivé quelque noise en ménage ?
PARMENON
Je ne sais.
DAMIS
Plût aux dieux que quelque changement
Lui fit prendre bientôt un autre sentiment!
Mais comme sans leur aide il ne se peut rien faire,
Allons leur de ce pas recommander l’affaire.