L‘Eunuque, comédie en vers imitée de Térence, parut en 1654, à Paris : petit in-4° de 4 feuillets liminaires non paginés, 149 pages numérotées, et 3 pages non chiffrée, dont voici le titre :
L’EVNVQVE COMEDIE A PARIS, Chez AVGVSTIN COVRBÉ, au Palais, en La Gallerie des Merciers, à la Palme. M.DCLIV.
Avec Prévilège du Roy.
L’Achevé d’imprimer est du 17 août 1654, le Privilège du 13 août de la même année.
Il ne semble pas que cette pièce, la première œuvre imprimée de la Fontaine, ait jamais été représentée, bien que les frères Parfaict aient écrit (Histoire du Théâtre françois, Paris, 1746, in-12, tome VIII, p. 64 ) : « Il se peut que la comédie de l’Eunuque ait ressenti cette disgrâce (tes sifflets du parterre) ; mais celles qu’il donna dans la suite eurent une réussite assez marquée », bien que le duc de la Vallière (Bibliothèque du Théâtre françois, Paris, 1768, in-8°, tome III, p. 42), Mouhy, et plusieurs autres, disent qu’elle fut « jouée » en 1654. L’Avertissement de notre poète, loin de confirmer cette assertion, qui n’est sans doute qu’un lapsus inconsidérément reproduit, paraît indiquer qu’elle est fausse, et nous avons, de bonnes raisons de croire que l’Eunuque traduit par la Fontaine n’a jamais osé se risquer au feu de la rampe.
L’original et sa version étaient en effet contraires à la délicatesse croissante de nos mœurs, ou, pour être plus exact, aux habitudes, aux bienséances d’un théâtre qui se purifiait de jour en jour ; un jeune homme, Chaerea, introduit en qualité d’eunuque dans la maison d’une courtisane, prouve un moment après qu’il ne l’est pas en y violant une jeune fille. Ce qui est plus inconvenant peut-être, c’est l’étrange marché conclu dans la même pièce entre un amant, Phaedria, esclave de sa folle passion, et la courtisane Thaïs : par complaisance pour elle, il consent à la céder pendant quarante-huit heures au capitaine Thraso, son rival. Bien mieux, un parasite, Gnatho, confident du capitaine, fait agréer à l’amant de Thaïs le plus bas des accommodements : il lui représente que le capitaine est riche, dépensier, ami de la bonne chère, et le détermine à partager définitivement sa maîtresse avec ce soldat fanfaron.
Quoique n’y ait point de viol chez la fontaine, mais un simple baiser aux la main, que son imitation, pour l’ensemble, soit plutôt trop libre que servile, on pourrait s’étonner qu’il ait choisi ce sujet si l’on ne savait l’influence que ses amis ont toujours eue sur lui, si l’on ne devait supposer qu’en cette rencontre il obéit aveuglément, témérairement, aux suggestions de Pintrel ou de Maucroix, de tous les deux peut-être…
Baïf avait déjà traduit l’Eunuque de Térence : sa comédie, en cinq actes, en vers de quatre pieds, écrite en 1531, imprimée en 1567 (Paris, in-8°), ne fut jamais non plus représentée.
Citons, parmi d’autres imitations, adaptations, ou traductions plus ou moins littérales, celles de H. Duchesne, Paris, 1806, de B. Bergeron, Gand, 1858, et même l’Eunuque ou la fidèle infidélité, parade en vaudevilles, mêlée de prose et de vers, par Ragot de Grandval, Paris, 1744.
Rappelons enfin que Brueys et Palaprat avaient donné à la Comédie-Française, le 22 juin 1691, le Muet, autre adaptation de l’Eunuque, avec correction ou atténuation de ce qui eût pu choquer nos usages. Le Mercure de France du mois de mai 1730, p. 981, en annonçant une des reprises de la comédie du Muet le 18 avril précédent, inséra quelques réflexions critiques de l’abbé Pellegrin sur cette pièce. L’abbé trouve que le personnage du Muet n’est pas ” assez amené au sujet ” ; il ajoute que la fin du troisième acte ” termine l’action de la pièce, ce qui rend les deux suivants presque superflus ” ; et que « le dénouement est trop à la façon de Térence ». « Cependant, continue-t-il, à ces petits inconvénients près, la pièce ne dément pas la réputation que ses Jeux auteurs se sont acquise. » Voyez aussi le Discours sur le Muet de Palaprat (tome II des Œuvres de Brueys et Palaprat, paris, 1755, ), et Geoffroy, Cours de littérature dramatique, ou recueil, par ordre de matières, de ses feuilletons (Paris, 1825, ), feuilleton sur le Muet, du 12 août 1806.
“Les grands écrivains de la France de M. A.D Regnier, Jean de la Fontaine tome VII – 1841 -.
La comédie “L’Eunuque” est une adaptation libre de celle de Térence qui porte le même nom. En 1654, l’Eunuque fut la première œuvre publiée par Jean de La Fontaine.
Jean Orieux exprima ses réserves en ces termes : « Ce n’est pas une bonne pièce et La Fontaine ne l’a pas améliorée. Il n’y a aucun mouvement dramatique. Le sujet de Térence était osé pour les Français, La Fontaine l’a édulcoré »
Il faut reconnaître que cette pièce n’a pas été très bien accueillie lors de sa représentation.
Acte I – Acte II – Acte III – Acte IV – Acte V
PERSONNAGES:
CHERÉE, amant de Pamphile.
PARMENON, esclave et confident de Phédrie.
PAMPHILE, maîtresse de Cherée.
PHÉDRIE, amant de Thaïs. THAÏS, maîtresse de Phédrie.
THRASON, capitan, et rival de Phédrie.
GNATON, parasite, et confident de Thrason.
DAMIS, père de Phédrie et de Cherée.
CHREMÈS, frère de Pamphile.
PYTHIE, femme de chambre de Thaïs.
DORIE, Servante de Thaïs.
DORUS, eunuque.
SIMALION, DONAX, SYRISCE, SANGA, soldats de Thrason.
Acte I, Acte II, Acte III, Acte IV, Acte V
L’EUNUQUE ACTE IV
Scène I, Scène II, Scène III, Scène IV, Scène V, Scène VI, Scène VII, Scène VIII, Scène IX
SCÈNE I
CHERÉE, déguisé en eunuque; PAMPHILE.
CHERÉE
C’est trop rêver, Pamphile, et mon zèle indiscret
Ne saurait plus souffrir cet entretien secret.
Dans quelques doux pensers qu’une âme soit plongée,
Souvent elle a besoin d’en être dégagée,
Et, lorsqu’on l’abandonne à ce triste plaisir,
Elle songe à ses maux avec plus de loisir.
Souffrez donc…
PAMPHILE
C’est assez, et ta bonté m’oblige,
Quoique le noir chagrin qui sans cesse m’afflige
Empêche mon esprit d’en pouvoir profiter.
CHERÉE
Et qu’auriez-vous, Pamphile, à vous tant attrister ?
Vous êtes jeune et belle, et, si je l’ose dire,
Ce sont les seuls trésors où toute femme aspire.
PAMPHILE
Je suis jeune, il est vrai; pour belle, on me le dit:
Ce discours près du sexe est toujours en crédit;
Mais quand de pareils dons le Ciel m’aurait comblée,
A peine en verrais-tu mon âme moins troublée;
L’objet de mes malheurs me touche beaucoup plus.
Les dieux nous vendent cher tous ces biens superflus;
Souvent par mille maux nous en payons l’usure.
CHERÉE
C’est que l’esprit humain en prend mal la mesure;
Injuste en son estime autant qu’en ses désirs,
Il compte les douleurs, sans compter les plaisirs.
PAMPHILE
Ne me crois pas, Doris, d’une âme si légère:
Sans amis, sans parents, et partout étrangère,
J’ai sujet de rêver, et tu n’en verras point
Que le sort obstiné persécute à tel point.
CHERÉE
Chacun pense le même, et moi comme tout autre;
Le mal d’autrui n’est rien quand nous parlons du nôtre.
Vous vous croyez en butte aux plus sensibles coups;
Je sais tel qui pourrait en dire autant que vous.
Celui dont je vous parle est un autre moi-même;
Il me ressemble assez, et souffre un mal extrême
Pour certaine beauté qui vous ressemble aussi.
Et qui fuit, comme vous, l’amour et son souci.
PAMPHILE
Si j’étais cet ami, j’affranchirais mon âme
Des injustes liens de l’objet qui l’enflamme.
CHERÉE
Si vous étiez l’objet des voeux qu’il a conçus ?
PAMPHILE
Peut-être qu’à la fin ses voeux seraient reçus.
CHERÉE
Qui vous dirait ceci pour préparer votre âme ?
Tout de bon, si quelqu’un vous découvrait sa flamme,
N’étant rien ici-bas qui ne puisse arriver
(J’entends à quelque fin que l’on doive approuver),
Agrériez-vous son offre ? et votre âme touchée
Prendrait-elle plaisir à s’en voir recherchée ?
PAMPHILE
Selon ce qu’il aurait d’aimable et de parfait.
CHERÉE
Je le suppose riche, honnête, assez bien fait,
D’âge au vôtre sortable, enfin tel, à tout prendre
Qu’aux partis les plus hauts il ait droit de prétendre.
PAMPHILE
J’aime ces qualités dont il serait pourvu;
Mais, pour en bien parler, il faudrait l’avoir vu.
CHERÉE
Vous le voyez, Pamphile, et vous allez connaître
Un feu qui ne peut plus s’empêcher de paraître.
Par un excès d’amour, sous cet habit trompeur
Je me suis pour esclave offert à votre soeur;
Né libre cependant, on m’appelle Cherée;
La noblesse des miens ne peut être ignorée:
Peu de partis ici voudraient me refuser;
Mon zèle est toutefois plus que tout à priser;
Ne le dédaignez point. Quoi! vous fuyez, Pamphile ?
PAMPHILE
Insolent, quitte-moi, ta fourbe est inutile.
Pythie!
CHERÉE
Auparavant, encore un mot ou deux.
PAMPHILE
Qui t’a fait entreprendre un coup si hasardeux ?
En vain tu fais servir ces honneurs à ta flamme:
L’espoir d’y prendre part n’aveugle point mon âme;
Le Ciel m’a faite esclave, il est vrai ; mais crois-tu
Que cette qualité répugne à la vertu ?
CHERÉE
Qui le croirait, Pamphile, après vous avoir vue ?
Les sévères appas dont vous êtes pourvue
Désespèrent les coeurs qu’ils viennent d’enflammer;
Mais sous le nom d’hymen s’il est permis d’aimer,
Loin de votre pays, esclave et délaissée,
Où pourriez-vous ici porter votre pensée ?
Par là je n’entends point mépriser vos appas:
Le mérite en est grand; mais l’heur n’y répond pas.
Tant que l’effort des ans en détruise l’empire,
Assez d’amants viendront vous conter leur martyre;
Assez d’amants aussi, d’un discours mensonger,
Vous offriront un cœur toujours prêt à changer.
Devant que vous soyez à leurs voeux exposée,
Prévenez le dépit de vous voir abusée;
Faites un choix plus sûr, il vous est important.
PAMPHILE
Peut-être dans ta foi n’es-tu pas plus constant.
CHERÉE
Pamphile! Croyez-en ces soupirs et ces larmes.
PAMPHILE
Ah! cesse d’employer le secours de leurs charmes,
Ote-moi ta présence, engage ailleurs ta foi;
Veux-tu rendre mon cœur plus esclave que moi ?
Va, ne réplique point, étouffe ton envie;
Crains d’attacher tes jours aux malheurs de ma vie;
Va-t’en, laisse-moi seule et me plaindre et souffrir.
CHERÉE
Un sort plus favorable en vos mains vient s’offrir.
PAMPHILE
Ce n’est point l’intérêt qui me rendra facile;
Et si je cède… hélas! achève pour Pamphile.
Que sert de m’expliquer? Tu lis dedans mon sein.
CHERÉE
Et que rencontrez-vous d’injuste en ce dessein ?
PAMPHILE
Je ne sais, je crains tout, je suis irrésolue;
Va briguer quelque voix sur mon cœur absolue.
CHERÉE
Que je tienne de vous l’espoir d’un si grand bien!
PAMPHILE
Sans l’aveu de Thaïs je ne te promets rien;
Elle a sur mes désirs une entière puissance:
Ce que j’aurais aux miens rendu d’obéissance,
Je le dois à ses soins, par qui j’espère enfin
Retrouver mes parents, et changer de destin.
CHERÉE
Pamphile, songez-y, la chose est importante;
Et puisqu’en vos malheurs un moyen se présente,
Ne le rejetez pas: il est en votre main.
PAMPHILE
Qui me peut garantir ce discours incertain ?
CHERÉE
Moi-même.
PAMPHILE
Un tel garant n’assure point mon âme:
Quand vous voulez montrer l’effet de votre flamme,
Un parent, un tuteur, un ami bien souvent,
Font que de tels projets il ne sort que du vent;
Quelquefois, pour changer, ils vous servent d’excuse.
CHERÉE
Contre ces lâchetés, dont chacun nous accuse,
Je n’oppose qu’un mot: dans trois jours au plus tard,
Si l’effet ne s’en voit ou d’une ou d’autre part,
Vous pourrez m’accuser de parjure et de feinte;
Mais aussi jusque-là suspendez votre crainte,
Et faites de mes voeux un meilleur jugement.
PAMPHILE
Le terme n’est pas long, j’y consens aisément.
Mais je vous interdis cependant ma présence,
Comme un juste moyen d’expier votre offense.
CHERÉE
L’arrêt est rigoureux, le crime étant léger:
J’obéirai pourtant; mais, pour m’encourager,
Adoucissez la peine à ma ruse imposée:
Cette faveur m’importe, et vous est fort aisée.
PAMPHILE
Que me demandez-vous ?
CHERÉE
Pour m’élever aux cieux,
Il ne faut qu’un aveu de la bouche ou des yeux.
PAMPHILE
Hé bien, je vous l’accorde; est-ce assez vous complaire ?
CHERÉE
Je partirai content après un tel salaire;
Cependant joindrez-vous vos voeux à mon transport ?
PAMPHILE
Qu’il ne tienne à cela que tout n’aille à bon port!
CHERÉE
Baisant la main de Pamphile:
Que je jure en vos mains une amour éternelle!
PAMPHILE
Je trouve du serment la mode un peu nouvelle.
CHERÉE
Ne blâmez point l’excès où mon zèle est tombé.
PAMPHILE
Il lui faut bien donner ce qu’il m’a dérobé.
CHERÉE
Ah! dieux! quelles douceurs où mon âme se noie!
Soulagé du tournent, je me meurs de la joie;
Au prix de vos baisers tout me semble commun:
Pamphile, seulement encor la moitié d’un.
PAMPHILE
Vous en pourriez mourir, et j’aime votre vie.
CHERÉE
L’hymen saura bientôt en combler mon envie,
Pour un que vous m’avez aujourd’hui retenu.
PAMPHILE
Aussi n’en meurt-on plus quand ce temps est venu.
CHERÉE
Si jamais envers vous je change de pensée,
Me punissent les dieux d’une mort avancée!
PAMPHILE
Vous promettez beaucoup.
CHERÉE
Je ferai beaucoup plus.
Sans employer le temps en discours superflus,
Je m’en vais de ce pas en parler à mon père:
Dès demain vous saurez ce qu’il faut que j’espère.
Et quand, par une humeur sévère ou d’intérêt,
Il aurait contre nous prononcé quelque arrêt,
Nous pourrions passer outre, et fléchir son courage:
Il sera fort aisé de calmer cet orage.
PAMPHILE
Thaïs, si vous sortez, aura soupçon de moi.
CHERÉE
Je reviendrai bientôt vous confirmer ma foi.
SCÈNE II
PAMPHILE
Je ne puis trop priser son ardeur généreuse;
Loin des miens, après tout, la rencontre est heureuse:
Je dis loin, quoique ici l’on m’ait donné le jour,
Et que tous mes parents y fissent leur séjour.
Ô dieux! si mon soupçon se trouvait véritable,
Si j’étais pour Cherée un parti plus sortable,
Et qu’à cette beauté, dont il me semble épris,
L’éclat de la naissance ajoutât quelque prix,
Serait-il une fille au monde plus heureuse ?
Peu s’en faut que déjà je n’en sois amoureuse.
J’entends du bruit, sortons; on peut nous écouter.
SCENE III THAÏS, PYTHIE.
PYTHIE
Ah! que j’ai de secrets, Madame, à vous conter!
Mais ne le dites pas, vous me feriez querelle.
Ma foi, le compagnon nous l’a su donner belle.
THAÏS
Qui?
PYTHIE
Faut-il demander? Ce beau présent de foin:
Fût-il en Éthopie, ou bien encor plus loin!
THAÏS
Tu viens de proférer une étrange parole.
PYTHIE
Chacun n’a pas été comme vous à l’école;
Je m’entends.
THAÏS
C’est assez.
PYTHIE
Ceci nous doit ravir.
Vous n’aviez qu’à moitié des gens pour la servir,
Il fallait un eunuque; et le bon de l’affaire
Est que l’on n’a pas dit tout ce qu’il savait faire.
THAÏS
Que peut-il avoir fait ?
PYTHIE
Me le demandez-vous?
THAÏS
Tu fais bien l’innocente en te moquant de nous.
PYTHIE
Je n’en sais rien au vrai; toutefois je m’en doute.
THAÏS
Ce sont là des discours si clairs qu’on n’y voit goutte.
PYTHIE
Votre soeur a tantôt, pour ne rien déguiser,
Laissé prendre à Doris sur sa main un baiser.
Savez-vous quel baiser?
THAÏS
Fort froid, je m’imagine.
PYTHIE
En bonne foi, j’ai cru qu’il y prendrait racine:
Ce n’était point semblant, car même il a sonné.
Si par mon serviteur un tel m’était donné,
je n’en fais point la fine, il me rendrait honteuse.
Enfin, de ce baiser la suite est fort douteuse.
THAÏS
Tu t’alarmes en vain, c’est marque de respect;
Puis cela vient d’un lieu qui ne m’est point suspect:
Les baisers de Doris sont baisers sans malice,
Il en faudrait beaucoup pour guérir la jaunisse.
PYTHIE
Pas tant que vous croyez, ou je n’y connais rien.
Ah! que n’ai-je entendu leur premier entretien!
Mais, au cri de Pamphile étant vite accourue,
Comme en quelques endroits la porte était fendue,
Il m’est venu d’abord un désir curieux
D’approcher d’une fente et l’oreille et les yeux.
Ils ont dit quelques mots d’amour, de mariage;
Que votre soeur ne peut prétendre davantage;
Que Doris est pour elle un assez bon parti;
Tant qu’enfin au baiser le tout est abouti.
THAÏS
Ton récit est confus, j’ai peine à le comprendre.
PYTHIE
Aussi ne pouvait-on qu’à moitié les entendre.
Voilà ce que j’en sais, fondez votre soupçon.
Doris n’est point esclave, au moins à sa façon:
Je ne sais quoi de grand paraît sur son visage;
Tels valets ne sont point sans doute à notre usage.
A force d’y rêver, mon esprit s’est usé.
Madame, si c’était quelque amant déguisé!
Telle fourbe en amour souvent s’est publiée.
THAÏS
Ma soeur se serait-elle à ce point oubliée ?
J’ai cru sur sa vertu me pouvoir assurer.
PYTHIE
En ce monde il ne faut jamais de rien jurer:
Les prudes bien souvent nous trompent au langage.
THAÏS
Qu’est devenu Doris ?
PYTHIE
Il a troussé bagage.
THAÏS
Il fallait tout au moins l’empêcher de sortir.
PYTHIE
J’étais hors de mon sens, pour ne vous point mentir.
THAÏS
Au retour de Phédrie on en saura l’histoire.
PYTHIE
C’est ce que j’oubliais, tant j’ai bonne mémoire:
À peine vous sortiez qu’il m’est venu trouver.
THAÏS
Je le croyais aux champs.
PYTHIE
Il en vient d’arriver.
« De longtemps, m’a-t-il dit, je connais ton adresse;
Tu sais la passion que j’ai pour ta maîtresse:
De m’en priver deux jours hier au soir je promis,
Et crus qu’allant trouver aux champs quelques amis,
Ils pourraient de ce temps adoucir l’amertume;
Mais à nul autre objet mon oeil ne s’accoutume,
De nul autre entretien mon esprit n’est charmé.
Je pourrais vivre un siècle avec elle enfermé;
Vivre sans elle un jour m’est un trop grand supplice,
Et je ne suis pas sûr que ceci s’accomplisse
Sans que vous y perdiez la fleur de vos amis.
Si de ce long exil un jour ne m’est remis,
Je ne donnerais pas un denier de ma vie.
Pour le souffrir je crois que tu m’es trop amie:
Fais valoir cet ennui qui cause mon retour;
Dis que Thrason pour elle a beaucoup moins d’amour,
Qu’il prescrit trop de lois et se rend incommode.
Je t’abrège ceci, pour l’étendre à ta mode. »
Voilà ce qu’il m’a dit, et tiens qu’il a raison.
Plutôt que de me voir caresser par Thrason,
J’aimerais cent fois mieux que l’autre m’eût battue.
Le soldat est trop vain, sa présence me tue:
Il n’a qu’une chanson dont il nous étourdit;
Et, hors de ses exploits, c’est un homme interdit;
Puis, qu’on soit toute à lui: ma foi, l’on s’y dispose.
THAÏS
Que veux-tu ? jusqu’ici ma soeur en est la cause.
PYTHIE
Ne dissimulez plus, vous avez votre soeur
Mais devrais-je parler avecque tant d’ardeur
Pour ce donneur d’eunuque à la mode nouvelle ?
THAÏS
Peut-être en le donnant l’a-t-il cru plus fidèle
PYTHIE
Envoyez-le quérir, vous l’entendrez parler.
THAÏS
Comment, s’il vient ici, le pourra-t-on celer?
PYTHIE
Quand Thrason le saura, vous avez votre compte. .
THAÏS
Je ne saurais tromper sans scrupule et sans honte.
Qu’on cherche toutefois Phédrie et son présent.
PYTHIE
Vos gens les trouveront au logis à présent;
Dorie aura bientôt traversé cette rue.
SCÈNE IV
THAÏS
À l’entendre parler, elle en doit être crue;
Qu’un esclave pourtant se soit fait écouter,
A moins que l’avoir vu, j’ai sujet d’en douter:
Ma soeur fit toujours cas d’une vertu sévère.
Ceci n’est point d’ailleurs arrivé sans mystère;
Phédrie ou Parmenon m’ont joué quelque tour;
Mais quoi! la tromperie est permise en amour.
Je ne dois seulement accuser que Pamphile:
Aux désirs d’un amant se rendre si facile
Ni grâces ni faveurs ne savoir ménager,
Ce n’est pas le moyen de pouvoir l’engager:
Trop d’espoir à l’abord en étouffe le zèle.
Ah! que si j’eusse été fille encore comme elle!…
Mais ne nous plaignons point, et laissons tous ces voeux.
Ne pouvoir disposer d’un seul de ses cheveux,
D’un seul de ses désirs, d’un moment de sa vie,
N’est pas une fortune à donner de l’envie:
Les maris sont jaloux, ou bien sans amitié.
Tel qui ne nous voyait, disait-il, qu’à moitié,
Quand il est possesseur, cherche ailleurs sa fortune
Une femme en deux jours leur devient importune;
Il faut, sans murmurer, souffrir leur peu de foi,
Et c’est là le plus dur de cette injuste loi.
Ce n’est qu’avec regret qu’en perdant ma franchise
Pour la seconde fois on m’y verra soumise;
Et je crains que ma soeur n’en dise autant aussi.
La pourvoir d’un époux est mon plus grand souci:
Ce qui convient à l’une est à l’autre incommode;
Et si c’est mon talent que de vivre à la mode,
Dans un autre dessein je dois l’entretenir.
SCÈNE V PHÉDRIE, THAÏS, PYTHIE; DORUS, Véritable eunuque;DORIE.
PYTHIE
Dorie est de retour, vos gens S’en vont venir;
Les voici. Mais quel homme accompagne Phédrie?
Est-ce pour se moquer, OU pour nous faire envie ?
Ô l’agréable objet, et digne d’être vu!
PHÉDRIE
Mon retour en ces lieux est peut-être imprévu;
Vous ne n’attendiez pas après tant d’assurances.
PYTHIE
Toujours de la façon trompez nos espérances.
La surprise nous plaît pourvu que le soldat
Laisse passer le tout sans bruit et sans éclat.
PHÉDRIE
Nous saurons l’adoucir, quoiqu’il tranche du brave.
THAÏS
Vous a-t-on pas prié d’amener cet esclave
Que pour servir ma soeur vous aviez acheté,
Et que votre valet m’a tantôt présenté ?
PHÉDRIE
Le voilà.
THAÏS
Quoi ! cet homme à la peau si flétrie?
Parlez-vous tout de bon, ou si c’est raillerie ?
PYTHIE
Qui n’aurait point eu d’yeux serait bien attrapé.
PHÉDRIE
Je n’en sache point d’autre, ou les miens m’ont trompé
Mais pourquoi jetez-vous cet éclat de risée ?
PYTHIE
L’autre a le teint plus frais qu’une jeune épousée;
Il ne saurait avoir que vingt ans tout au plus,
Et vous nous amenez un vieillard tout perclus.
PHÉDRIE
Tu me tiens des propos où mon esprit s’égare.
THAÏS
Regardant Dorus:
Ce que cet homme en sait, il faut qu’il le déclare.
PHÉDRIE A Dorus: .
Es-tu double ?Viens çà, réponds sans hésiter.
DORUS .
Monsieur, c’est Parmenon qui me l’a fait prêter.
PHÉDRIE .
Quoi prêter ?
DORUS .
Mon habit.
PHÉDRIE
À quel homme?
DORUS
À Cherée.
THAÏS
N’en demandez pas plus, la fourbe est avérée.
PHÉDRIE
D’où saurais-tu son nom ?
DORUS
Pannenon me l’a dit.
PHÉDRIE
Mais je te trouve encor couvert du même habit
DORUS
Incontinent après il me l’est venu rendre
PHÉDRIE
À moins qu’être devin, l’on n’ypeut rien comprendre
THAÏS
Lui hors, on vous dira le tout de point en point
PHÉDRIE À Dorus:
Va, retourne au logis, et ne t’éloigne point.
SCÈNE VI PHÉDRIE, THAÏS, PYTHIE.
PHÉDRIE
Que direz-vous enfin de ma foi violée ?
Si l’aise de vous voir pour un peu reculée
A rendu mon esprit toujours inquiété,
Si le jour, loin de vous, me paraît sans clarté,
Si je veille au plus fort de l’ombre et du silence,
Jugez ce que ferait u . ne plus longue absence;
Et si mon amour craint le seul éloignement,
Jugez ce que ferait un triste changement.
THAÏS
Il faudra toutefois y résoudre votre âme;
Nous verrions à la fin soupçonner notre flamme:
Mon cœur accorde mal ce différent souci;
Et si vous m’êtes cher, l’honneur me l’est aussi.
PHÉDRIE
Cette vertu me charme en redoublant ma peine:
Vous méritez, Thaïs, une amour plus certaine;
Dans une autre saison je saurais y pourvoir;
Mon cœur, comme le vôtre, a soin de son devoir.
Je ne vous aime pas pour faveur que j’obtienne:
L’aveu de mes parents, ou leur mort, ou la mienne,
Feront voir que ce cœur, prêt à se déclarer,
S’il ne doit avoir tout, ne veut rien espérer.
THAÏS
De quoi me peut servir cette ardeur généreuse ?
Pour plaire à vos parents, je suis trop malheureuse;
Se fonder sur leur mort est un but incertain:
On se trompe souvent aux ordres du destin.
Le reste me fait peur, et jusque-là mon âme
Voyait avec plaisir l’effort de votre flamme;
Faites un choix plus sûr, suivez votre devoir,
Et croyez que je puis vous aimer sans vous voir.
PHÉDRIE
N’essayez point, Thaïs, de me rendre coupable;
D’un si lâche dessein je me trouve incapable;
Puisqu’un autre devoir se joint à mon désir,
Je me rends au plus fort, et n’ai point à choisir.
SCÈNE VII PHÉDRIE, THAÏS, PYTHIE, DORIE.
DORIE
Un Monsieur tout chargé de clinquant vous demande.
THAÏS
C’est Chremès, car voici deux jours que je le mande.
Qu’il monte; et toi, Pythie, entretiens-le un moment.
Nous, allons voir ma soeur sur cet événement.
PYTHIE
Comment? seule avec lui ?
PHÉDRIE
Que tu fais la sucrée!
PYTHIE
Quoi! vous semblé-je donc une chose sacrée
Qu’on n’oserait toucher ?
THAÏS
J’approuve ton souci;
Mais, tant qu’avec Pamphile on se soit éclairci,
Défends-toi, si tu peux, et garde qu’il s’ennuie.
PYTHIE
Je l’entends, sortez vite.
SCËNE VIII CHREMÈS, PYTHIE.
CHREMÈS
Et quoi! voilà Pythie ?
J’ai cru que pour sa noce on venait me prier. .
PYTHIE
Je n’ai garde, Monsieur, de me tant oublier.
CHREMÈS
Que me veut donc Thaïs ?
PYTHIE
Elle s’en va descendre.
CHREMÈS
Je ne me lasse point jusqu’ici de l’attendre :
Me pût-elle deux jours laisser seul avec toi!
PYTHIE
Si vous prenez plaisir à vous moquer de moi,
Exercez votre esprit, n’épargnez point Pythie:
Elle souffrira tout, de peur qu’il vous ennuie.
CHREMÈS Lui voulant mettre la main au sein:
Souffriras-tu ceci ?
PYTHIE
Monsieur, arrêtez-vous.
Que ces hommes, voyez, sont fins au prix de nous!
Ils songent dès l’abord toujours à la malice;
Je suis pour tels galants trop simple et trop novice:
Une autre fois, Monsieur, vous ne m’y tiendrez pas
CHREMÈS
Tu veux donc qu’en t’aimant je souffre le trépas ?
PYTHIE
Assez dans votre sexe on se meurt de parole;
Je crois que vous allez chacun en même école,
Rien qu’un même discours ne vous sert sur ce point.
Tandis qu’ils sont vermeils et remplis d’embonpoint,
Messieurs sèchent sur pied, du moins à ce qu’ils disent;
En avons-nous pitié, les galants nous méprisent.
Je ne me lasse point jusqu’ici de l’attendre:
CHREMÈS
Et puis passer pour simple envers moi tu prétends ?
PYTHIE
Quand Madame le dit, quelquefois je l’entends;
Ce sont propos d’amour trop fins pour ma boutique,
Et je n’en sus jamais le train ni la pratique.
CHREMÈS
À propos de Madame, a-t-elle encor Thrason ?
Je suis, comme tu sais, ami de la maison;
Pourquoi ne veux-tu pas renouer connaissance ?
PYTHIE
Mais, à propos aussi, d’où vient la longue absence
Dont vous avez payé l’accueil qu’on vous faisait ?
CHREMÈS
De ce beau fanfaron qu’alors elle prisait.
PYTHIE
Peut-être.
CHREMÈS
Je l’ai cru: n’en voit-elle point d’autre?
PYTHIE
Vous savez ce logis qui regarde le nôtre ?
CHREMÈS
Un des fils de Damis est encor sur les rangs ?
PYTHIE
L’aîné.
CHREMÈS
J’en suis ravi, car nous sommes parents:
Surtout il a de quoi te donner tes étrennes.
PYTHIE
Qui, lui ? c’est petit gain, je n’y perds que mes peines.
CHREMÈS
Que fera-t-il du bien par les siens amassé ?
PYTHIE
Chacun serre son fait, le bon temps est passé.
CHREMÈS
Tu ne te plaindrais pas, si j’étais en sa place;
Et j’ai quelque présent qu’il faut que je te fasse.
PYTHIE
Faites, vous n’oseriez.
CHREMÈS
Aussi, pour m’en payer…
PYTHIE
Vers Thaïs, n’est-ce pas, il se faut employer?
CHREMÈS
Que tu détournes bien les coups que l’on te porte !
PYTHIE
J’ai cru qu’il le fallait entendre de la sorte.
CHREMÈS Tirant de son doigt un diamant, et le présentant à Pythie:
Pour me mieux expliquer, tiens, veux-tu cet anneau ?
PYTHIE Le recevant, et l’ayant regardé:
Je ne m’engage à rien, quoiqu’il me semble beau.
CHREMÈ Lui voulant mettre la main au sein:
Si veux-je pour ce coup que ma main se hasarde.
PYTHIE Se retirant, et repoussant sa main:
Il vous faut des tétons! vraiment on vous en garde!
CHREMÈS
Mauvaise, laisse-m’en au moins un à tenir.
PYTHIE
Arrêtez-vous, Monsieur; j’entends quelqu’un venir.
SCÈNE IX CHREMÈS, PYTHIE, DORIE.
DORIE
Madame est un peu mal, et je viens pour vous dire…
CHREMÈS
Que je monte ?
DORIE
Oui, Monsieur.
CHREMÈS
J’étais en train de rire.
Foin de la messagère, et de son compliment!
Un beau coup m’est rompu par elle assurément!
De l’endroit où j’en suis souviens-toi bien, Pythie;
Car je veux à demain remettre la partie.