L‘Eunuque, comédie en vers imitée de Térence, parut en 1654, à Paris : petit in-4° de 4 feuillets liminaires non paginés, 149 pages numérotées, et 3 pages non chiffrée, dont voici le titre :
L’EVNVQVE COMEDIE A PARIS, Chez AVGVSTIN COVRBÉ, au Palais, en La Gallerie des Merciers, à la Palme. M.DCLIV.
Avec Prévilège du Roy.
L’Achevé d’imprimer est du 17 août 1654, le Privilège du 13 août de la même année.
Il ne semble pas que cette pièce, la première œuvre imprimée de la Fontaine, ait jamais été représentée, bien que les frères Parfaict aient écrit (Histoire du Théâtre françois, Paris, 1746, in-12, tome VIII, p. 64 ) : « Il se peut que la comédie de l’Eunuque ait ressenti cette disgrâce (tes sifflets du parterre) ; mais celles qu’il donna dans la suite eurent une réussite assez marquée », bien que le duc de la Vallière (Bibliothèque du Théâtre françois, Paris, 1768, in-8°, tome III, p. 42), Mouhy, et plusieurs autres, disent qu’elle fut « jouée » en 1654. L’Avertissement de notre poète, loin de confirmer cette assertion, qui n’est sans doute qu’un lapsus inconsidérément reproduit, paraît indiquer qu’elle est fausse, et nous avons, de bonnes raisons de croire que l’Eunuque traduit par la Fontaine n’a jamais osé se risquer au feu de la rampe.
L’original et sa version étaient en effet contraires à la délicatesse croissante de nos mœurs, ou, pour être plus exact, aux habitudes, aux bienséances d’un théâtre qui se purifiait de jour en jour ; un jeune homme, Chaerea, introduit en qualité d’eunuque dans la maison d’une courtisane, prouve un moment après qu’il ne l’est pas en y violant une jeune fille. Ce qui est plus inconvenant peut-être, c’est l’étrange marché conclu dans la même pièce entre un amant, Phaedria, esclave de sa folle passion, et la courtisane Thaïs : par complaisance pour elle, il consent à la céder pendant quarante-huit heures au capitaine Thraso, son rival. Bien mieux, un parasite, Gnatho, confident du capitaine, fait agréer à l’amant de Thaïs le plus bas des accommodements : il lui représente que le capitaine est riche, dépensier, ami de la bonne chère, et le détermine à partager définitivement sa maîtresse avec ce soldat fanfaron.
Quoique n’y ait point de viol chez la fontaine, mais un simple baiser aux la main, que son imitation, pour l’ensemble, soit plutôt trop libre que servile, on pourrait s’étonner qu’il ait choisi ce sujet si l’on ne savait l’influence que ses amis ont toujours eue sur lui, si l’on ne devait supposer qu’en cette rencontre il obéit aveuglément, témérairement, aux suggestions de Pintrel ou de Maucroix, de tous les deux peut-être…
Baïf avait déjà traduit l’Eunuque de Térence : sa comédie, en cinq actes, en vers de quatre pieds, écrite en 1531, imprimée en 1567 (Paris, in-8°), ne fut jamais non plus représentée.
Citons, parmi d’autres imitations, adaptations, ou traductions plus ou moins littérales, celles de H. Duchesne, Paris, 1806, de B. Bergeron, Gand, 1858, et même l’Eunuque ou la fidèle infidélité, parade en vaudevilles, mêlée de prose et de vers, par Ragot de Grandval, Paris, 1744.
Rappelons enfin que Brueys et Palaprat avaient donné à la Comédie-Française, le 22 juin 1691, le Muet, autre adaptation de l’Eunuque, avec correction ou atténuation de ce qui eût pu choquer nos usages. Le Mercure de France du mois de mai 1730, p. 981, en annonçant une des reprises de la comédie du Muet le 18 avril précédent, inséra quelques réflexions critiques de l’abbé Pellegrin sur cette pièce. L’abbé trouve que le personnage du Muet n’est pas ” assez amené au sujet ” ; il ajoute que la fin du troisième acte ” termine l’action de la pièce, ce qui rend les deux suivants presque superflus ” ; et que « le dénouement est trop à la façon de Térence ». « Cependant, continue-t-il, à ces petits inconvénients près, la pièce ne dément pas la réputation que ses Jeux auteurs se sont acquise. » Voyez aussi le Discours sur le Muet de Palaprat (tome II des Œuvres de Brueys et Palaprat, paris, 1755, ), et Geoffroy, Cours de littérature dramatique, ou recueil, par ordre de matières, de ses feuilletons (Paris, 1825, ), feuilleton sur le Muet, du 12 août 1806.
“Les grands écrivains de la France de M. A.D Regnier, Jean de la Fontaine tome VII – 1841 -.
La comédie “L’Eunuque” est une adaptation libre de celle de Térence qui porte le même nom. En 1654, l’Eunuque fut la première œuvre publiée par Jean de La Fontaine.
Jean Orieux exprima ses réserves en ces termes : « Ce n’est pas une bonne pièce et La Fontaine ne l’a pas améliorée. Il n’y a aucun mouvement dramatique. Le sujet de Térence était osé pour les Français, La Fontaine l’a édulcoré »
Il faut reconnaître que cette pièce n’a pas été très bien accueillie lors de sa représentation.
Acte I – Acte II – Acte III – Acte IV – Acte V
PERSONNAGES:
CHERÉE, amant de Pamphile.
PARMENON, esclave et confident de Phédrie.
PAMPHILE, maîtresse de Cherée.
PHÉDRIE, amant de Thaïs. THAÏS, maîtresse de Phédrie.
THRASON, capitan, et rival de Phédrie.
GNATON, parasite, et confident de Thrason.
DAMIS, père de Phédrie et de Cherée.
CHREMÈS, frère de Pamphile.
PYTHIE, femme de chambre de Thaïs.
DORIE, Servante de Thaïs.
DORUS, eunuque.
SIMALION, DONAX, SYRISCE, SANGA, soldats de Thrason.
Acte I, Acte II, Acte III, Acte IV, Acte V
L’EUNUQUE ACTE V
Scène I, Scène II, Scène III, Scène IV, Scène V, Scène VI
SCÈNE I
GNATON, sortant de chez Thaïs.
Tu me fais donc chasser, femme ingrate et sans foi!
Est-ce ainsi que l’on traite un agent comme moi ?
Quoi ! respecter si peu ce sacré caractère!
Le nom d’ambassadeur, que partout on révère,
Est ici méprisé par ce sexe inhumain,
Qui même sur l’autel irait porter sa main!
Est-il chose assez sainte à l’endroit d’une femme ?
Ni respect, ni serment, ne peut rien sur son âme;
Elle viole tout sans honte et sans souci.
À moins que d’apporter, je n’ai que faire ici:
À peine a-t-on reçu le présent de mon maître,
Qu’aucun de ce logis ne le veut plus connaître.
Si pourtant mon avis n’en est point dédaigné,
On l’y verra tantôt, et bien accompagné.
Mais j’aperçois Damis; aurait-il pu m’entendre ?
Adieu, pauvre logis, tu n’as qu’à nous attendre!
SCÈNE II DAMIS, PARMENON.
DAMIS
Depuis qu’encore enfant tu me fus présenté,
Ton zèle à me servir s’est toujours augmenté;
Aussi t’ai-je donné mes deux fils à conduire:
Parmenon, si tu peux à l’hymen les réduire,
Pour prix de tes travaux, je te veux affranchir.
Peut-être que l’aîné ne se pourra fléchir;
Son amour pour Thaïs est encore un peu forte;
Entreprends mon cadet: qui des deux il n’importe.
Dès lors que j’en verrai l’un ou l’autre soumis,
Tu te peux assurer de ce qu’on t’a promis.
PARMENON
Je ne refuse point un si digne salaire;
Mais rien que mon devoir ne m’excite à bien faire;
Vous m’y voyez, Monsieur, déjà tout préparé.
Non que je m’en promette un succès assuré:
Il est des plus douteux du côté de Phédrie,
J’ai beau parler d’hymen, c’est en vain qu’on le prie;
Tout autre m’entendrait, lui seul me semble sourd.
DAMIS
Je m’en promettais mieux, lorsque son prompt retour
A détruit mes projets fondés sur son voyage.
PARMENON
On n’en rencontre point qui tiennent leur courage;
Tous ces fréquents dépits font peu pour ce regard.
Riottes entre amants sont jeux pour la plupart;
Vous les trouverez tous bâtis sur ce modèle:
Un mot les met aux champs, demi-mot les rappelle;
Et, tout considéré, ce qu’on peut faire ici,
C’est d’en remettre au temps la cure et le souci.
Quant à votre cadet, j’en espère autre chose.
DAMIS
Qu’il s’assure de moi quelque objet qu’il propose.
Un autre aurait voulu s’en réserver le choix;
Mais n’étant pas d’humeur à prendre tous mes droits,
Si la beauté lui plaît, j’entends qu’il se contente,
Et la dot d’une bru ne fait point mon attente.
Il me peut satisfaire et suivre son désir,
Pourvu que de naissance il sache la choisir.
Ceci les réduirait, s’ils étaient tous deux sages.
J’ai du bien, grâce aux dieux, assez pour trois ménages;
Il ne m’est plus besoin de former d’autres voeux
Que de me voir bientôt renaître en mes neveux,
Et qu’un petit Cherée entre mes bras se joue.
PARMENON
Votre désir est juste, et, pour moi, je le loue.
DAMIS
Je m’en suis, Parmenon, si fort entretenu,
Que je crois déjà voir mon cadet revenu.
PARMENON
Vous le verrez aussi, dormez en assurance;
Je ne suis pas devin, mais j’ai bonne espérance.
Qui vous en parlerait Monsieur, dès aujourd’hui ?
DAMIS
Tu flattes un peu trop l’amour que j’ai pour lui.
PARMENON
Il n’est, à mon avis, que d’avancer matière.
DAMIS
Je remets en tes mains mon espérance entière.
PARMENON
Il s’en faut assurer le plus tôt qu’on pourra.
DAMIS
Agis, parle, dispose ainsi qu’il te plaira;
Tâche à me rendre heureux par un double hyménée:
Si l’aîné pour Thaïs tient son âme obstinée,
Je consens qu’il l’épouse avant la fin du jour.
D’abord il te faudra combattre son amour,
Et, s’il ne se rend point, lui redonner courage.
Tu me vois, grâce aux dieux, assez sain pour mon âge;
Mais si la mort nous trompe, et rend libre mon fils,
Il conclura l’affaire, ou peut-être encor pis.
Je remets, Parmenon, le tout à ta prudence.
De leurs plus grands secrets ils te font confidence:
Ménage ton crédit, et m’avertis de tout;
Il n’y faut plus penser, si tu n’en viens à bout.
Je m’en vais cependant trouver Archidemide:
Par des tours de chicane un voisin l’intimide;
Tu peux en voir l’avis qu’il me vient d’envoyer.
À les mettre d’accord on devrait s’employer:
Il ne s’agit enfin que de fort peu de chose.
Cette lettre contient un récit de la cause,
Mais si long, si confus, que je veux, sans tarder,
M’en instruire aujourd’hui, pour demain la plaider.
PARMENON
Dites-lui qu’il abrège, et que votre présence
Ne nous manque au besoin par trop de complaisance.
DAMIS
Il est long, en effet.
PARMENON
Gardez de l’être, aussi.
DAMIS
Son logis, en tout cas, n’est qu’à trois pas d’ici.
PARMENON
Seul:
Les voilà bien ensemble, et je tiens que le nôtre
À rebattre un discours l’emporte dessus l’autre.
Pour moi, j’ai de la peine à souffrir cet excès:
Quand un plaideur s’en vient m’enfiler son procès,
Quelque excuse aussitôt m’épargne un mal de tête,
De peur d’être surpris la tenant toujours prête:
D’un « Mon Maître m’attend » j’interromps leur caquet.
Qu’Archidemide vienne, il aura son paquet,
Fût-il plus révérend cent fois qu’il ne nous semble.
SCÈNE III CHREMES, PHÉDRIE, CHERÉE, PARMENON.
PARMENON
Tous deux fort à propos je vous rencontre ensemble;
Mais ce lieu m’est suspect, tirons-nous à l’écart.
CHREMÈS
Adieu, dans vos secrets je ne veux point de part.
PHÉDRIE
Vous pouvez demeurer, je sais votre prudence;
On se peut devant vous ouvrir en confidence.
Ne crains point, Parmenon.
PARMENON
Le voulez-vous ainsi ?
Damis notre vieillard vient de partir d’ici…
PHÉDRIE
Je savais son retour.
PARMENON
Il sait aussi le vôtre;
Et comme on peut tomber d’un discours en un autre,
M’ayant de vos amours longtemps entretenu,
A des propos d’hymen il est enfin venu:
Qu’il se voyait déjà presque un pied dans la tombe;
Qu’au faix de tant de biens chargé d’ans il succombe;
Que, pour courir à tout n’étant plus assez vert,
Il se veut désormais tenir clos et couvert;
Caresser, les pieds chauds, quelque bru qui lui plaise;
Conter son jeune temps; banqueter à son aise:
« C’est là, ce m’a-t-il dit, le seul but où je tends;
S’ils veulent voir mes jours plus longs et plus contents,
Il faut qu’un prompt hymen me délivre de crainte.
Non que je leur impose une aveugle contrainte;
Pour plus tôt les réduire à suivre mon désir,
Je leur laisse à tous deux le pouvoir de choisir
(Citoyenne, j’entends), du reste il ne m’importe:
Ennuyé des chagrins que l’âge nous apporte,
Je ne demande plus qu’un entretien flatteur
Qui dessus mes vieux jours me mette en belle humeur.
Que l’un ou l’autre enfin choisisse une maîtresse.
L’amour de ces objets qu’on suit dans la jeunesse
Ne produit rien d’égal aux plaisirs infinis
Que cause un sacré noeud dont deux coeurs sont unis.
Tu sais que les douceurs jamais ne s’en corrompent;
Au lieu que ces amours, dont les charmes nous trompent,
Jamais à bonne fin ne peuvent aboutir.
On verra mon aîné trop tard s’en repentir:
J’en ai su le retour aussitôt que l’absence;
Ce changement soudain, cette molle impuissance,
M’empêchent d’espérer qu’il s’accorde à mes voeux;
Mais, le cadet encor n’étant pas amoureux,
C’est là qu’il faut tourner l’effort de la machine;
Et de peur que Thaïs, ou quelque autre voisine,
Par son civil accueil ne l’aille retenir,
Sans perdre un seul moment il le faut prévenir.
S’il se pouvait, ô dieux! que j’aurais d’allégresse!
Tu sais qu’il a longtemps voyagé par la Grèce:
À peine en revient-il, et depuis son retour
Je ne vois point qu’encor il ait conçu d’amour.
Ses plaisirs ont été les chevaux et la chasse:
Avant qu’une maîtresse en son cœur ait pris place,
Peut-être son devoir ailleurs l’aura porté. »
À ces mots le vieillard, en pleurant, m’a quitté.
C’est un père, après tout, il faut qu’on lui complaise.
PHÉDRIE
Vraiment vous en parlez tous deux bien à votre aise;
Si l’amour en vos coeurs régnait pour un moment,
Je vous verrais bientôt d’un autre sentiment.
PARMENON
Contre moi sans raison vous entrez en colère:
D’interprète, sans plus, je sers à votre père;
Quoique vous m’entendiez parler en précepteur,
De tout ce long discours je ne suis point l’auteur;
Vous voyez que ceci tient beaucoup de son style.
PHÉDRIE
Tu ne l’es pas non plus de la fourbe subtile
Dont mon frère, en eunuque aujourd’hui déguisé,
A chacun du logis par sa feinte abusé ?
Qui t’a rendu muet ? cherches-tu quelque excuse ?
CHERÉE
C’est à moi qu’il vous faut imputer cette ruse;
Assez pour m’en distraire il s’est inquiété.
Enfin n’en parlons plus, c’est un point arrêté:
Gardez votre Thaïs, laissez-moi ma Pamphile;
Et pendant que mon père est d’humeur si facile,
Allons lui proposer le choix que j’en ai fait.
PARMENON
Croyez-vous que d’abord il en soit satisfait ?
N’étant que ce qu’elle est, j’en aurais quelque crainte.
CHERÉE
Quoi! tu ne sais donc pas le succès de ma feinte ?
PARMENON
Non, car toujours depuis j’ai demeuré chez nous.
CHERÉE
Pamphile est citoyenne.
PARMENON
Ô dieux! que dites-vous ?
Pamphile est citoyenne!
CHERÉE
Et Chremès est son frère.
Te conter en détail comment il s’est pu faire
Demanderait peut-être un peu plus de loisir:
C’est assez que la chose, au gré de mon désir,
S’est naguère entre nous pleinement avérée.
Outre que de sa soeur la foi m’est assurée,
Chremès ne me tient pas un homme à dédaigner;
Il ne nous reste plus que mon père à gagner.
PARMENON
Je vous le veux livrer au plus tard dans une heure.
Du vieillard au procès savez-vous la demeure ?
C’est là qu’il nous attend.
PHÉDRIE
Que mon frère est heureux
De se voir possesseur aussitôt qu’amoureux!
Chacun s’oppose au bien que mérite ma peine.
Thaïs n’a plus en moi qu’une espérance vaine:
Ne pouvant de discours plus longtemps l’amuser,
J’ai promis de mourir, ou bien de l’épouser.
Mourons, puisque l’on n’ose en parler à mon père;
Ce n’est que pour moi seul qu’il se montre sévère.
Adieu, je vais mourir.
PARMENON
Attendez un moment.
J’ai par son ordre seul harangué vainement,
Et par son ordre enfin je vous rends l’espérance.
Vous feriez beaucoup mieux d’user de déférence;
Mais puisque tant d’amour loge dans votre sein,
Que cette amour d’ailleurs s’obstine en son dessein,
Vous irez jusqu’au bout, j’ose vous le promettre.
Obtenez de Chremès qu’il se veuille entremettre,
Et, parlant pour tous deux, vous sauve un compliment
Qui vous ferait rougir dans son commencement.
CHREMÈS
Je me tiens tout prié.
CHERÉE
Nous vous en rendons grâce.
PHÉDRIE
Ah! mon cher Parmenon, viens çà que je t’embrasse!
PARMENON
Il n’est pas encor temps.
SCÈNE IV DAMIS, CHREMÈS, PHÉDRIE, CHERÉE, PARMENON.
DAMIS
Je reviens faire un tour:
Mon homme était absent, et j’attends son retour.
Mais j’aperçois nos gens qui consultent ensemble.
CHREMÈS
Voilà, si ce n’est lui, quelqu’un qui lui ressemble.
DAMIS
Qu’a de commun Chremès avec leur entretien ?
Ce n’était qu’un, jadis, de son père et du mien:
Peut-être mes enfants lui content leur affaire.
CHERÉE
Bas à Chremès:
Vite, car il s’approche.
CHREMÈS
Allez, laissez-moi faire.
PARMENON
A Cherée:
Ne sauriez-vous sans hâte attendre l’avenir?
Votre tête à l’évent ne se peut contenir;
D’un ton plus sérieux tâchez de lui répondre;
Ne l’interrompez point, parlez sans vous confondre.
À Chremès:
Vous, commencez le choc, et puis à notre tour
Vous nous verrez tous deux appuyer son amour.
DAMIS
Comment vous va, Chremès?
CHREMÈS
Mieux qu’en jour de ma vie.
Et vous ?
DAMIS
De mille maux la vieillesse est suivie.
CHREMÈS
Il se faut consoler, c’est un commun malheur.
DAMIS
Damis a fait son temps, d’autres fassent le leur.
Mais à propos, Chremès, quand serai-je de fête ?
Pour rire à votre hymen dès longtemps je m’apprête:
C’est une honte à vous d’être si vieux garçon,
Et je veux que mes fils vous fassent la leçon.
Quand voulez-vous quitter cette humeur solitaire ?
CHREMÈS
Si je vous proposais une semblable affaire?
DAMIS
Pour qui ? pour mon cadet ?
CHREMÈS
C’est de lui qu’il s’agit.
DAMIS
Je m’en suis bien douté, car même il en rougit.
CHREMÈS
Je ne veux point penser un parti qui me touche;
Ses louanges, Damis, siéraient mal en ma bouche;
Mais enfin l’alliance est assez à souffrir:
En un mot, c’est ma soeur que je vous viens offrir.
DAMIS
Votre soeur! vous rêvez: où l’auriez-vous trouvée?
CHREMÈS
À l’âge de quatre ans elle fut enlevée;
On vient de me la rendre, et Thaïs l’a chez soi.
Afin que l’on ajoute à ceci plus de foi,
Dès lors que vous aurez achevé l’hyménée,
La moitié de mes biens à ma soeur est donnée,
Avec espoir de tout, mais après mon trépas.
Quant à vous étaler tous ses autres appas,
Je ne m’en mêle point; c’est à ceux qui l’ont vue.
PHÉDRIE
Chacun sait la beauté dont Pamphile est pourvue.
CHERÉE
Qui la possédera doit s’estimer heureux.
PARMENON À Damis:
Vous-même en deviendrez, je le gage, amoureux:
On ne s’en peut sauver, et fût-on tout de glace;
J’estime sa beauté, mais j’admire sa grâce
Ne cherchez pas plus loin, Monsieur, et m’en croyez.
CHREMÈS
A Damis:
Vous n’en sauriez juger si vous ne la voyez;
Aussi bien faudra-t-il prouver cette aventure,
Quoique mon bien promis assez vous en assure:
Si ce n’était ma soeur, voudrais-je la doter ?
Beaucoup d’autres raisons m’empêchent d’en douter:
L’âge et le temps du rapt peuvent servir d’indice;
Ce qu’en dit mon valet, ce qu’en sait sa nourrice,
Une marque en son bras, une autre sur son sein.
DAMIS
J’entre donc chez Thaïs, non pas pour ce dessein:
Il suffit de savoir la beauté de Pamphile.
CHREMÈS
Vous éclaircir de tout ne peut être inutile.
DAMIS
Touchez là, je ne veux autre éclaircissement.
CHREMÈS
Thaïs vous apprendra tout cet événement:
Sans l’ardeur de son zèle envers notre famille,
Je n’aurais point de soeur, vous n’auriez point de fille.
Pamphile doit au soin que les siens en ont eu
Tout ce qu’elle a d’esprit, de grâce et de vertu.
Enfin, chacun de nous étant son redevable,
Pour moi, de ce côté je me tiens insolvable;
Ma soeur ne l’est pas moins, son amant l’est aussi:
Jugez qui de nous tous doit prendre ce souci.
DAMIS
Mon aîné volontiers se charge de la dette.
CHREMÈS
Que voulez-vous qu’il donne, ou du moins qu’il promette
Car donner maintenant n’est pas en son pouvoir.
DAMIS
Ce sera, je m’en doute, à Damis d’y pourvoir:
J’en suis content, Chremès, et veux, sans répugnance,
Marquer cet heureux jour d’une double alliance.
Ma joie et vos conseils, tout parle pour Thaïs;
Nous n’avons à gagner que le cœur de mon fils:
N’appréhendez-vous point l’effort qu’il faudra faire ?
CHREMÈS
S’il s’est laissé gagner, il a su vous le taire;
Que pouvait-il de plus que garder le respect?
Il se tait même encore, et tremble à votre aspect.
DAMIS
Ses yeux parlent assez, si sa langue est muette,
Et j’en tiens le silence une marque secrète.
Que cet excès de joie avait peine à sortir!
Je vais prier Thaïs d’y vouloir consentir.
Pour épargner sa honte, attendez que j’en sorte.
SCÈNE V
THRASON, GNATON, CHREMÈS, PHÉDRIE, CHERÉE, PARMENON, SYRISCE, DONAX, SANGA, SIMALION, et autres personnages muets.
THRASON
Courage, compagnons! commençons par la porte.
CHERÉE Bas à sa troupe:
Voici le capitan tout prêt de nous braver.
PHÉDRIE
Lui découvrirons-nous ce qui vient d’arriver?
CHREMÈS
Il vaut mieux en tirer le plaisir qu’on peut prendre.
CHERÉE
Il ne nous a pas vus, cachons-nous pour l’entendre.
THRASON
Simalion, Donax, Syrisce, suivez-moi:
Tu sauras ce que c’est d’avoir faussé ta foi,
Déloyale Thaïs, et d’aimer un Phédrie.
Mais il nous manque ici de notre infanterie.
GNATON
Le reste suit de près; les ferai-je avancer?
THRASON
Tels coquins ne sont bons qu’à nous embarrasser.
GNATON
J’en tiens pour votre bras le secours inutile.
THRASON
Par les cheveux d’abord je veux prendre Pamphile.
GNATON
Très bien.
THRASON
Et puis après, lui donner mille coups.
GNATON
Ce sera fait, Seigneur, fort vaillamment à vous.
THRASON
Pour Thaïs, tu peux dire, autant vaut, qu’elle est morte.
GNATON
Dieux! quel nombre d’exploits!
THRASON
Rangeons cette cohorte.
Holà! Simalion! voici votre quartier.
GNATON
C’est là ce qu’on appelle entendre le métier.
THRASON
Et toi, Syrisce…
SYRISCE
Au gros ?…
THRASON
Non, conduis l’aile droite.
GNATON
Je ne vois rien de tel qu’une vaillance adroite.
THRASON
Donax, prends ce bélier, et marche avec le gros.
Je ne vois point Sanga, vaillant parmi les brocs.
Sanga!
SANGA
Que vous plaît-il ?
THRASON
Tu manques de courage!
SANGA
Ne faut-il pas quelqu’un pour garder le bagage ?
THRASON
L’on ne te voit jamais combattre au premier rang.
Pourquoi tiens-tu ceci ?
SANGA
Pour étancher le sang.
THRASON
Est-ce avec un mouchoir que tu prétends combattre ?
SANGA
La vaillance du chef et de ceux qu’il faut battre
M’ont fait croire, Seigneur, qu’on en aurait besoin,
Il faut pourvoir à tout.
THRASON
N’a-t-on pas eu le soin
Des vivres qu’il faudra pour nourrir notre armée ?
GNATON
Oui, Seigneur; et sachant qu’une troupe affamée
N’est pas de grand effet, j’ai laissé Sauvion
Pour mettre ordre au souper, et garder la maison.
THRASON
Un autre emploi, Gnaton, se doit à ta prudence;
Va commencer l’attaque, et montre ta vaillance
Je donnerai d’ici les ordres du combat.
Jamais qu’en un besoin le bon chef ne se bat;
Chacun commence à craindre aussitôt qu’il s’expose
GNATON
Avecque vous sans cesse on apprend quelque chose:
Encore une leçon, je saurais le métier.
THRASON
Ce n’est pas pour néant qu’on me tient vieux routier.
CHERÉE
Sortant d’où il était caché avec sa troupe:
Je n’en puis plus souffrir l’insolente bravade.
THRASON
N’entends-tu rien, Gnaton ? Dieux! c’est une embuscade.
Enfants, sauve qui peut! car nous sommes trahis.
D’où peut être venu ce secours à Thaïs ?
DONAX
Le secours n’est pas grand, et nous pouvons nous battre.
THRASON
Il faut tout éprouver avant que de combattre:
Le sage n’en vient point à cette extrémité,
Qu’après n’avoir rien pu gagner par un traité;
Quant à moi, j’ai toujours gardé cette coutume.
GNATON
Vous êtes pour le poil autant que pour la plume,
Bon en paix, bon en guerre, enfin homme de tout.
THRASON
Qui peut sans coup férir mettre une affaire à bout,
Serait mal conseillé d’en user d’autre sorte.
CHERÉE
Soldat, que cherchez-vous autour de cette porte ?
THRASON
Mon bien.
CHERÉE
Quoi! votre bien?
THRASON
Pamphile.
CHERÉE
Est-elle à vous ?
Je n’aime point à rire, et suis un peu jaloux
Trêve de différend, ou vous verrez folie.
THRASON
De grâce, contestons sans fougue et sans saillie;
C’est belle chose en tout d’écouter la raison.
Je soutiens que Pamphile appartient à Thrason.
CHREMÈS
Par quel droit ?
THRASON
Par l’achat que l’on m’en a vu faire:
Enfin je suis son maître.
CHREMÈS
Et moi, je suis son frère
Qui n’ai souci d’achat, de maître, ni d’argent.
THRASON
On m’a toujours tenu pour un homme obligeant,
Je le veux être encore: allez, je vous la donne;
Mais j’entends, pour Thaïs, que l’on me l’abandonne.
PHÉDRIE
Encor moins celle-ci.
THRASON
Que sert donc notre accord ?
PHÉDRIE
J’ai l’esprit trop jaloux, je vous l’ai dit d’abord,
Et ne saurais souffrir seulement qu’on la nomme.
GNATON
Pauvres gens, d’attirer sur vos bras un tel homme!
Vous feriez beaucoup mieux de l’avoir pour ami.
Il ne sait ce que c’est d’obliger à demi.
PHÉDRIE
Beaucoup mieux! Et qu’es-tu pour parler de la sorte ?
Si je te vois jamais regarder cette porte,
M’entends-tu ? tu sauras ce que pèse ma main.
Ne me va point conter: « C’est ici mon chemin,
Et je ne saurais pas m’empêcher d’y paraître »
Je ne veux voir autour le valet ni le maître;
Est-ce bien s’expliquer?
GNATON
Des mieux, et nettement.
Mais peut-on à l’écart vous parler un moment?
PHÉDRIE
Hé bien?
GNATON
Bas à l’écart:
Notre soldat a la bourse garnie,
Vous le pouvez admettre en votre compagnie.
Il n’est pas pour vous nuire auprès d’aucun objet;
Pour donner du soupçon, c’est un faible sujet.
Si Thaïs l’a souffert, vous en savez la cause;
Sa présence d’ailleurs est bonne à quelque chose:
Il peut, sans vous causer de crainte et de souci,
Vous défrayer de rire, et de festins aussi.
PHÉDRIE
J’accepte, au nom des trois, le parti qu’on nous offre;
Non que nous ayons peur de fouiller dans le coffre,
Mais afin d’en tirer du divertissement.
J’en vais dire à Chremès quatre mots seulement:
Car, que d’aucun soupçon mon âme soit saisie,
Le soldat n’est pas homme à donner jalousie;
Tout ce que j’en ai dit était pour l’abuser.
Mais crois-tu qu’au hasard il se veuille exposer?
GNATON
Faites venir vos gens, et puis laissez-moi faire.
PHÉDRIE
À Chremès:
Chremès, votre conseil est ici nécessaire;
Et vous aussi, mon frère, approchez un moment.
GNATON
Retourne vers Thrason.
Seigneur, j’ai ménagé votre accommodement;
Chacun pourra servir cette femme à sa mode,
Et crois que ce rival se rendant incommode,
Thaïs le quittera pour être toute à vous.
On ne trouve jamais son compte à des jaloux:
Votre bourse d’ailleurs n’étant point épargnée,
L’intérêt vous pourra donner cause gagnée;
Et, fût-elle d’humeur à le trop négliger,
Votre mérite seul suffit pour l’engager.
THRASON
Je t’entends. Que faut-il à présent que je fasse ?
GNATON
D’abord à ces Messieurs vous devez rendre grâce,
Et reconduire après vos troupes au logis,
Où, comme en quelque port heureusement surgis,
Après tant de travaux, de dangers, et d’alarmes,
En beaux verres de vin nous changerons nos armes,
Buvant à la santé de notre conducteur,
Qui de cette victoire a seul été l’auteur.
THRASON
Je crois que c’est le mieux que nous puissions tous faire.
À Phédrie et à sa troupe:
Messieurs, ne suis-je point en ce lieu nécessaire .
PHÉDRIE
Comment ?
THRASON
Je me retire, et mes gens avec moi.
PHÉDRIE
Gnaton vous a-t-il dit ?…
THRASON
Oui, Messieurs, c’est de quoi
Je rends très humble grâce à Votre Seigneurie:
De ma part, si jamais il survient brouillerie,
En pièces aussitôt je consens d’être mis;
Et de l’heureux malheur qui nous rend bons amis,
Il ne sera moment que le jour je ne chomme.
GNATON
Vous ai-je pas bien dit qu’il était galant homme ?
CHERÉE
A Thrason:
Il reste cependant querelle entre nous deux.
Quoi! vous vouliez tantôt en prendre une aux cheveux!
Il faut que je la venge au péril de ma vie.
THRASON
Ah! ne réveillons point une noise assoupie.
PHÉDRIE
Il a raison, mon frère, et c’est à contre-temps.
THRASON
À ses soldats:
De l’avantage acquis étant plus que contents,
Soldats, retirons-nous: à vos rangs prenez garde;
Pour moi, j’aurai le soin de mener l’avant-garde.
CHREMÈS
C’est faire en vaillant chef.
SCÈNE VI DAMIS, CHREMÈS, THAÏS, PHÉDRIE, CHERÉE, PAMPHILE, PARMENON.
:
CHREMÈS
Damis a bien perdu:
Que n’a-t-il un moment avec nous attendu!
Comme nous il eût eu sa part de la risée.
Mais le voici qui vient avecque l’épousée.
PARMENON
Cet hymen le fera de moitié rajeunir.
DAMIS
Présentant Pamphile à Cherée:
Mon fils, je te la rends, tu peux l’entretenir;
Et je trouve Pamphile et si sage et si belle,
Que, si je ne savais que tu brûles pour elle,
Je t’y voudrais porter; mais son oeil trop charmant
En a su prévenir le doux commandement.
Les dieux en soient loués, et fassent que son frère
Achève sans tarder l’hymen qu’il prétend faire!
Je donne vingt talents.
CHREMÈS
J’accepte le parti.
DAMIS
Et j’attends qu’à nos voeux Pamphile ait consenti
CHREMÈS
Epargnez-lui, Damis, cet aveu de sa flamme
Son front vous dit assez ce qu’elle a dedans l’âme;
Cette rougeur n’a point les marques d’un courroux.
PAMPHILE
Mon frère, une autre fois vous parlerez pour vous.
CHREMÈS
Une autre fois, ma soeur, vous parlerez sans feinte.
PAMPHILE
Puisque vous le voulez, j’obéis sans contrainte.
CHERÉE
La seule indifférence est peu pour mon désir.
CHREMÈS.
Ajoutez-y, ma soeur, que c’est avec plaisir.
PAMPHII,E
Ce jour est pour Pamphile un jour d’obéissance.
THAÏS
En puissiez-vous longtemps célébrer la naissance!
CHRFMÈS
À Thaïs:
C’est savoir ajouter trop de grâce au bienfait.
THAÏS
Je voudrais que mon zèle eût produit plus d’effet.
CHREMÈS
Quel autre effet ma soeur en pouvait-elle attendre ?
Vos soins à l’obtenir, vos bontés à la rendre,
Et l’excès d’amitié que nous avons pu voir,
Nous enseignent assez quel est notre devoir.
Disposez de mes biens, de moi, de ma famille;
Tenez-moi lieu de soeur.
DAMIS
Tenez-moi lieu de fille,
Puisqu’on doit à vos soins tout l’heur de ce succès.
THAÏS
Cet honneur me confond, et va jusqu’à l’excès
DAMIS
Ce n’est pas tout, Madame; achevez la journée:
Nous voulons vous devoir un second hyménée;
Vous me l’avez promis.
THAÏS
J’accepte votre loi,
Et la suis de bon coeur en lui donnant ma foi.
CHERÉE
Vous oserais-je encor demander quelque chose ?
DAMIS
Tu peux tout à présent: dis-moi, parle, propose;
Tu verras ton désir exactement suivi.
CHERÉE
Vous savez à quel point Parmenon m’a servi.
DAMIS
J’entends à demi-mot: tu veux qu’on l’affranchisse ?
CHERÉE
Mon père, que ceci tout d’un temps s’accomplisse!
DAMIS
Il est juste, et déjà j’en ai donné ma foi.
Sois libre, Parmenon; mais demeure avec moi.
PARMENON
Par ce double bienfait mon attente est comblée.
PHÉDRIE
De te voir affranchi ma joie est redoublée.
CHREMÈS
Le temps est un peu cher; quittons ces compliments,
Et ne retardons point l’aise de nos amants.
FIN.