L’Eunuque, comédie – Acte I.
L’Eunuque, comédie en vers imitée de Térence, parut en 1654, à Paris : petit in-4° de 4 feuillets liminaires non paginés, 149 pages numérotées, et 3 pages non chiffrée, dont voici le titre :
L’EVNVQVE COMEDIE A PARIS, Chez AVGVSTIN COVRBÉ, au Palais, en La Gallerie des Merciers, à la Palme. M.DCLIV.
Avec Privilège du Roy.
L’Achevé d’imprimer est du 17 août 1654, le Privilège du 13 août de la même année.
Il ne semble pas que cette pièce, la première œuvre imprimée de la Fontaine, ait jamais été représentée, bien que les frères Parfaict aient écrit (Histoire du Théâtre françois, Paris, 1746, in-12, tome VIII, p. 64 ) : « Il se peut que la comédie de l’Eunuque ait ressenti cette disgrâce (tes sifflets du parterre) ; mais celles qu’il donna dans la suite eurent une réussite assez marquée », bien que le duc de la Vallière (Bibliothèque du Théâtre françois, Paris, 1768, in-8°, tome III, p. 42), Mouhy, et plusieurs autres, disent qu’elle fut « jouée » en 1654. L’Avertissement de notre poète, loin de confirmer cette assertion, qui n’est sans doute qu’un lapsus inconsidérément reproduit, paraît indiquer qu’elle est fausse, et nous avons, de bonnes raisons de croire que l’Eunuque traduit par la Fontaine n’a jamais osé se risquer au feu de la rampe.
L’original et sa version étaient en effet contraires à la délicatesse croissante de nos mœurs, ou, pour être plus exact, aux habitudes, aux bienséances d’un théâtre qui se purifiait de jour en jour ; un jeune homme, Chaerea, introduit en qualité d’eunuque dans la maison d’une courtisane, prouve un moment après qu’il ne l’est pas en y violant une jeune fille. Ce qui est plus inconvenant peut-être, c’est l’étrange marché conclu dans la même pièce entre un amant, Phaedria, esclave de sa folle passion, et la courtisane Thaïs : par complaisance pour elle, il consent à la céder pendant quarante-huit heures au capitaine Thraso, son rival. Bien mieux, un parasite, Gnatho, confident du capitaine, fait agréer à l’amant de Thaïs le plus bas des accommodements : il lui représente que le capitaine est riche, dépensier, ami de la bonne chère, et le détermine à partager définitivement sa maîtresse avec ce soldat fanfaron.
Quoique n’y ait point de viol chez la fontaine, mais un simple baiser aux la main, que son imitation, pour l’ensemble, soit plutôt trop libre que servile, on pourrait s’étonner qu’il ait choisi ce sujet si l’on ne savait l’influence que ses amis ont toujours eue sur lui, si l’on ne devait supposer qu’en cette rencontre il obéit aveuglément, témérairement, aux suggestions de Pintrel ou de Maucroix, de tous les deux peut-être…
Baïf avait déjà traduit l’Eunuque de Térence : sa comédie, en cinq actes, en vers de quatre pieds, écrite en 1531, imprimée en 1567 (Paris, in-8°), ne fut jamais non plus représentée.
Citons, parmi d’autres imitations, adaptations, ou traductions plus ou moins littérales, celles de H. Duchesne, Paris, 1806, de B. Bergeron, Gand, 1858, et même l’Eunuque ou la fidèle infidélité, parade en vaudevilles, mêlée de prose et de vers, par Ragot de Grandval, Paris, 1744.
Rappelons enfin que Brueys et Palaprat avaient donné à la Comédie-Française, le 22 juin 1691, le Muet, autre adaptation de l’Eunuque, avec correction ou atténuation de ce qui eût pu choquer nos usages. Le Mercure de France du mois de mai 1730, p. 981, en annonçant une des reprises de la comédie du Muet le 18 avril précédent, inséra quelques réflexions critiques de l’abbé Pellegrin sur cette pièce. L’abbé trouve que le personnage du Muet n’est pas ” assez amené au sujet ” ; il ajoute que la fin du troisième acte ” termine l’action de la pièce, ce qui rend les deux suivants presque superflus ” ; et que « le dénouement est trop à la façon de Térence ». « Cependant, continue-t-il, à ces petits inconvénients près, la pièce ne dément pas la réputation que ses Jeux auteurs se sont acquise. » Vovez aussi le Discours sur le Muet de Palaprat (tome II des Œuvres de Brueys et Palaprat, paris, 1755, ), et Geoffroy, Cours de littérature dramatique, ou recueil, par ordre de matières, de ses feuilletons (Paris, 1825, ), feuilleton sur le Muet, du 12 août 1806.
“Les grands écrivains de la France de M. A.D Regnier, Jean de la Fontaine tome VII – 1841 -.
La comédie “L’Eunuque” est une adaptation libre de celle de Térence qui porte le même nom. En 1654, l’Eunuque fut la première œuvre publiée par Jean de La Fontaine.
Jean Orieux exprima ses réserves en ces termes : « Ce n’est pas une bonne pièce et La Fontaine ne l’a pas améliorée. Il n’y a aucun mouvement dramatique. Le sujet de Térence était osé pour les Français, La Fontaine l’a édulcoré »
Il faut reconnaître que cette pièce n’a pas été très bien accueillie lors de sa représentation.
Acte I – Acte II – Acte III – Acte IV – Acte V
PERSONNAGES:
CHERÉE, amant de Pamphile.
PARMENON, esclave et confident de Phédrie.
PAMPHILE, maîtresse de Cherée.
PHÉDRIE, amant de Thaïs. THAÏS, maîtresse de Phédrie.
THRASON, capitan, et rival de Phédrie.
GNATON, parasite, et confident de Thrason.
DAMIS, père de Phédrie et de Cherée.
CHREMÈS, frère de Pamphile.
PYTHIE, femme de chambre de Thaïs.
DORIE, Servante de Thaïs.
DORUS, eunuque.
SIMALION, DONAX, SYRISCE, SANGA, soldats de Thrason.
Acte I, Acte II, Acte III, Acte IV, Acte V
SCÈNE PREMIÈRE PHÉDRIE, PARMENON.
PARMENON
Hé bien! on vous a dit qu’elle était empêchée:
Est-ce là le sujet dont votre âme est touchée ?
Peu de chose en amour alarme nos esprits.
Mais il n’est pas besoin d’excuser ce mépris;
Vous n’écoutez que trop un discours qui vous flatte.
PHÉDRIE
Quoi! je pourrais encor brûler pour cette ingrate
Qui, pour prix de mes voeux, pour fruit de mes travaux,
Me ferme son logis, et l’ouvre à mes rivaux!
Non, non, j’ai trop de coeur pour souffrir cette injure;
Que Thaïs à son tour me presse et me conjure,
Se serve des appas d’un oeil toujours vainqueur,
M’ouvre non seulement son logis, mais son coeur.
J’aimerais mieux mourir qu’y rentrer de ma vie.
D’assez d’autres beautés Athènes est remplie:
De ce pas à Thaïs va le faire savoir,
Et lui dis de ma part…
PARMENON
« Adieu, jusqu’au revoir. »
PHÉDRIE
Non, non, dis-lui plutôt adieu pour cent années.
PARMENON
Peut-être pour cent ans prenez-vous cent journées;
Peut-être pour cent jours prenez-vous cent moments;
Car c’est souvent ainsi que comptent les amants.
PHÉDRIE
Je saurai désormais compter d’une autre sorte.
PARMENON
Pour s’éteindre si tôt votre flamme est trop forte.
PHÉDRIE
Un si juste dépit peut l’éteindre en un jour.
PARMENON
Plus ce dépit est grand, plus il marque d’amour.
Croyez-moi, j’ai de l’âge et quelque expérience:
Vous l’irez tantôt voir, rempli d’impatience;
L’amour l’emportera sur cet affront reçu;
Et ce puissant dépit, que vous avez conçu,
S’effacera d’abord par la moindre des larmes
Que d’un oeil quasi sec, mais d’un oeil plein de charmes,
En pressant sa paupière, elle fera sortir,
Savante en l’art des pleurs, comme en l’art de mentir.
Et n’accusez que vous si Thaïs en abuse,
Qui, dès le premier mot de pardon et d’excuse,
Lui direz bonnement l’état de votre coeur;
Que bientôt du dépit l’amour s’est fait vainqueur;
Que vous en seriez mort s’il avait fallu feindre.
« Quoi! deux jours sans vous voir ? Ah! c’est trop se contraindre.
Je n’en puis plus, Thaïs: vous êtes mon désir,
Mon seul objet, mon tout; loin de vous, quel plaisir? »
Cela dit, c’en est fait, votre perte est certaine.
Cette femme aussitôt, fine, adroite et hautaine,
Saura mettre à profit votre peu de vertu,
Et triompher de vous, vous voyant abattu.
Vous n’en pourrez tirer que des promesses vaines,
Point de soulagement ni de fin dans vos peines,
Rien que discours trompeurs, rien que feux inconstants;
C’est pourquoi songez-y tandis qu’il en est temps:
Car, étant rembarqué, prétendre qu’elle agisse
Plus selon la raison que selon son caprice,
C’est fort mal reconnaître et son sexe et l’amour;
Ce ne sont que procès, que querelles d’un jour,
Que trêves d’un moment, ou quelque paix fourrée,
Injure aussitôt faite, aussitôt réparée,
Soupçons sans fondement, enfin rien d’assuré.
Il vaut mieux n’aimer plus, tout bien considéré.
PHÉDRIE
L’amour a ses plaisirs aussi bien que ses peines.
PARMENON
Appelez-vous ainsi des faveurs incertaines ?
Et, si près de l’affront qui vous vient d’arriver,
Faites-vous cas d’un bien qu’on ne peut conserver?
PHÉDRIE
Si Thaïs dans sa flamme eût eu de la constance,
J’eusse estimé ce bien plus encor qu’on ne pense,
Et, bornant mes désirs dans sa possession,
J’aurais jusqu’à l’hymen porté ma passion.
PARMENON
Vous, épouser Thaïs! Une femme inconnue,
Sans amis, sans parents, de tous biens dépourvue,
Veuve; et contre le gré de ceux de qui la voix
Dans cette occasion doit régler votre choix!
Ce discours, sans mentir, me surprend et m’étonne.
Je n’ai pas entrepris de blâmer sa personne:
Elle est sage; et l’accueil qu’en ont tous ses amants
N’aboutit, je le crois, qu’à de vains compliments.
Mais…
PHÉDRIE
Il suffit, le reste est de peu d’importance.
Thaïs, quoique étrangère, est de noble naissance.
Qu’importe qu’un époux ait régné sur son coeur?
Sa beauté, toujours même, est encore en sa fleur.
Quant aux biens, ce souci n’entre point dans mon âme;
Et je ne prétends pas me vendre à quelque femme
Qui, m’ayant acheté pour me donner la loi,
Se croirait en pouvoir de disposer de moi.
En l’état où les dieux ont mis notre famille,
Je dois estimer l’or bien moins qu’un oeil qui brille.
Aussi le seul devoir a contraint mon désir,
Sans que je laisse aux miens le pouvoir de choisir.
Sans doute à l’épouser j’eusse engagé mon âme:
Ne cachons point ici la moitié de sa flamme;
C’est à tort que des miens j’allègue le pouvoir,
Et je cède au dépit bien plus qu’à mon devoir.
PARMENON
Vous cédez à l’amour plus qu’à votre colère;
Ce courroux implacable en soupirs dégénère;
Vous faisiez tantôt peur, et vous faites pitié.
Votre coeur, sans mentir, est de bonne amitié;
Ce qu’il a su chérir, rarement il l’abhorre:
Il adorait ses fers, il les respecte encore.
Ces fers à leur captif n’ont rien qu’à se montrer:
Qui n’en sort qu’à regret est tout près d’y rentrer.
PHÉDRIE
Tais-toi, j’entends du bruit, quelqu’un sort de chez elle.
PARMENON
Que vous faites bon guet!
PHÉDRIE
Si c’était ma cruelle ?
PARMENON
Déjà vôtre, bons dieux!
PHÉDRIE
Ah!
PARMENON
Retenez vos pleurs.
PHÉDRIE
Je sais qu’elle est perfide; et je l’aime, et je meurs,
Et je me sens mourir, et n’y vois nul remède,
Et craindrais d’en trouver, tant l’amour me possède.
PARMENON
L’aveu me semble franc, libre, net, ingénu.
PHÉDRIE
Tu vois en peu de mots mes sentiments à nu.
PARMENON
Si je les voyais seul, encor seriez-vous sage;
Mais cette femme en voit autant ou davantage,
Et connaît votre mal; non pas pour vous guérir.
PHÉDRIE
Je ne vois rien d’aisé comme d’en discourir;
Mais, si tu ressentais une semblable peine,
Peut-être verrais-tu ta prudence être vaine.
PARMENON
Au moins, s’il faut souffrir, endurez doucement;
L’amour est de soi-même assez plein de tournent,
Sans que l’impatience augmente encor le vôtre.
Au chagrin de ce mal n’en ajoutez point d’autre:
Aimez toujours Thaïs, et vous aimez aussi.
PHÉDRIE
Le conseil en est bon, mais…
PARMENON
Quoi mais?
PHÉDRIE
La voici.
PARMENON
Sa présence met donc vos projets en fumée ?
PHÉDRIE
Pour ne te point mentir, mon âme en est charmée.
SCÈNE II PHÉDRIE, THAÏS, PARMENON.
THAÏS
Ah, Phédrie! Hé bons dieux! Quoi, vous voir en ce lieu
Vraiment vous avez tort: que n’entrez-vous ?
PHÉDRIE
Adieu.
THAÏS
Adieu! le mot est bon, et vaut que l’on en rie.
PHÉDRIE
Quoi ? Thaïs, à l’affront joindre la raillerie!
C’est trop.
THAÏS
De quel affront entendez-vous parler ?
PHÉDRIE
Voyez, qu’il lui sied bien de le dissimuler!
THAÏS
Pour le moins dites-moi d’où vient votre colère ?
PHÉDRIE
Me gardiez-vous, ingrate, un refus pour salaire ?
Après tant de bienfaits, après tant de travaux,
M’exclure, et recevoir je ne sais quels rivaux!
THAÏS
Je ne pus autrement, et j’étais empêchée.
PHÉDRIE
Encor si, comme moi, vous en étiez touchée,
Ou bien si, comme vous, je pouvais m’en moquer!
THAÏS
Vous êtes délicat, et facile à piquer.
Ecoutez mes raisons d’un esprit plus tranquille:
Pour quelque autre dessein l’excuse était utile,
Et vous l’approuverez vous-même assurément.
PARMENON
Elle aura par amour renvoyé notre amant,
Et par haine sans doute admis l’autre en sa place.
THAÏS
Parmenon pourrait-il me faire assez de grâce
Pour n’interrompre point un discours commencé ?
PARMENON
Oui, mais rien que de vrai ne vous sera passé.
THAÏS
Pour vous mieux débrouiller le noeud de cette affaire,
Je prendrai de plus haut le récit qu’il faut faire.
Quoiqu’on ignore ici le nom de mes parents,
Ils ont en divers lieux tenu les premiers rangs:
Samos fut leur patrie, et Rhodes leur demeure.
PARMENON
Tout cela peut passer, je n’en dis rien pour l’heure:
Il faut voir à quel point vous voulez arriver.
THAÏS
Là, tandis que leurs soins étaient de m’élever,
On leur fit un présent d’une fille inconnue
Qui dans Rhodes était pour esclave tenue.
Bien qu’elle fût fort jeune, et n’eût lors que quinze ans,
Elle nous dit son nom, celui de ses parents,
Qu’on l’appelait Pamphile, et qu’elle était d’Attique,
Que ses parents avaient encore un fils unique,
Qu’il se nommait Chromer, que c’était leur espoir.
C’est tout ce que l’on put à cet âge en savoir.
Chacun jugeait assez qu’elle était de naissance;
Son entretien naïf et rempli d’innocence,
Mille charmes divers, sa beauté, sa douceur,
Me la firent chérir à l’égal d’une soeur.
Dès qu’elle fut chez nous, on eut soin de l’instruire.
Pour moi, comme j’étais d’un âge à me conduire,
À peine on eut appris qu’on me voulait pourvoir,
Qu’un jeune homme d’Attique, étant venu nous voir,
Me recherche, m’obtient, m’amène en cette ville,
Où, lorsque je croyais notre hymen plus tranquille,
Il mourut; et, laissant tout mon bien engagé,
De mille soins fâcheux mon coeur se voit chargé.
Ils accrurent le deuil de ce court hyménée;
Et, comme on voit aux maux une suite enchaînée,
Le sort, pour m’accabler de cent coups différents,
Causa presque aussitôt la mort de mes parents:
Un mal contagieux les eut privés de vie,
Avant que de ce mal je pusse être avertie.
Leur bien, jusques alors assez mal ménagé,
D’un oncle que j’avais ne fut point négligé;
Avec nos créanciers il en fait le partage,
Et sut de mon absence avoir cet avantage.
Je l’appris sans dessein de l’aller contester:
L’ordre que dans ces lieux je devais apporter
(Bien moins que le regret d’une mort si funeste)
Fit qu’en perdant les miens, j’abandonnai le reste.
J’en observai le deuil qu’exigeait mon devoir:
Tout un an se passa sans qu’aucun pût me voir.
Enfin, notre soldat vint m’offrir son service;
Loin de me consoler, ce m’était un supplice.
Vous savez qu’on ne peut le souffrir sans ennui;
Je l’ai pourtant souffert, espérant quelque appui.
PARMENON
Vous tirez de mon maître encor plus d’assistance.
THAÏS
Je l’avoue, et voudrais qu’une autre récompense
Egalât les bienfaits dont il me sait combler.
PARMENON
Hélas! le pauvre amant commence à se troubler.
PHÉDRIE
Te tairas-tu ? Thaïs, achevez, je vous prie.
THAÏS
Au bout de quelque temps Thrason fut en Carie;
Et vous savez qu’à peine il était délogé,
Qu’on vous vit à m’aimer aussitôt engagé.
Vous me vîntes offrir et crédit et fortune:
J’en estimai dès lors la faveur peu commune;
Et vous n’ignorez pas combien, depuis ce jour,
J’ai témoigné de zèle à gagner votre amour.
PHÉDRIE
Je crois que Parmenon n’a garde de se taire.
PARMENON
En pourriez-vous douter? Mais où tend ce mystère?
PHÉDRIE
Tu le sauras trop tôt pour mon contentement.
THAÏS
Ecoutez-moi, de grâce, encore un seul moment.
Thrason notre soldat, battu par la tempête,
Au port des Rhodiens jette l’ancre et s’arrête,
Va voir notre famille, y trouve encor le deuil,
Mes parents depuis peu renfermés au cercueil,
Mon oncle ayant mes biens, cette fille adoptive
Prête d’être vendue, et traitée en captive.
Il l’achète aussitôt pour me la redonner,
Puis fait voile en Carie, et, sans y séjourner,
Revient en ce pays, où quelque parasite
Lui dit qu’en son absence on me rendait visite;
Que, s’il avait dessein de me donner ma soeur,
A présent méritait quelque insigne faveur.
PHÉDRIE
Ne vaudra-t-il pas mieux qu’on lui laisse Pamphile ?
THAÏS
Je me résous à suivre un conseil plus utile.
Vous savez qu’en ce lieu je n’ai point de parents,
Qu’il me peut chaque jour naître cent différends;
Et, bien que vous preniez contre tous ma défense,
Souvent un contre tous peut manquer de puissance.
Souffrez donc que je cherche un appui loin des miens:
Je n’en saurais trouver qu’en la rendant aux siens.
Je ne puis l’obtenir sans quelque complaisance:
Il faut donc vous priver deux jours de ma présence;
La peine en est légère, et, ce temps achevé,
Le reste vous sera tout entier conservé.
Gagne cela sur toi, de grâce, je t’en prie.
Tu ne me réponds rien, dis-moi, mon cher Phédrie ?
PHÉDRIE
Que pourrais-je répondre, ingrate, à ces propos ?
Voyez, voyez Thrason: je vous laisse en repos;
Faites-lui la faveur qu’un autre a méritée;
C’est où tend cette histoire assez bien inventée:
« Une fille inconnue est prise en certains lieux;
On nous en fait présent, elle charme nos yeux;
Thrason vient à m’aimer, vous me rendez visite,
Il me quitte, il apprend nos feux d’un parasite;
Les miens perdent le jour, mon oncle prend mes biens,
Vend la fille à Thrason, je la veux rendre aux siens »;
Et cent autres raisons l’une à l’autre enchaînées;
Puis, enfin, « de me voir privez-vous deux journées ».
C’était donc là le but où devait aboutir
La fable que chez vous vous venez de bâtir?
Sans perdre tant de temps, sans prendre tant de peine,
Que ne me disiez-vous: «J’aime le capitaine;
N’opposez point vos feux à cet ardent désir.
Vous aurez plus tôt fait d’endurer qu’à loisir
Je contente l’ardeur que pour lui j’ai conçue.
Dites, si vous voulez, que la vôtre est déçue;
Prenez-en pour témoins les hommes et les dieux:
Pourvu qu’incessamment il soit devant mes yeux,
Il m’importe fort peu de passer pour parjure. »
THAÏS
Je vous aime, et pour vous je souffre cette injure.
PHÉDRIE
Vous m’aimez! c’est en quoi mon esprit est confus:
L’amour peut-il souffrir de semblables refus ?
THAÏS
Je ne vous réponds point, de peur de vous déplaire;
Il faut que ma raison cède à votre colère.
je ne veux point de temps, non pas même un seul jour,
Je renonce à ma soeur plutôt qu’à votre amour.
PHÉDRIE
Plutôt qu’à mon amour! Ah! si du fond de l’âme
Ce mot était sorti…
THAÏS
Doutez-vous de ma flamme?
PHÉDRIE
J’aurai lieu d’en douter si, ce terme fini,
Tout autre amant que moi de chez vous n’est banni.
THAÏS
Quel terme ?
PHÉDRIE
De deux jours.
THAÏS
Ou trois.
PHÉDRIE
Cet « ou » me tue.
THAÏS
Otons-le donc.
PARMENON
Enfin sa constance abattue
Cède aux charmes d’un mot: je l’avais bien prévu.
PHÉDRIE
À ce que vous savez aujourd’hui j’ai pourvu.
Votre soeur peut avoir un eunuque auprès d’elle;
J’en viens d’acheter un qui me semble fidèle,
Et tantôt Parmenon viendra pour vous l’offrir.
Souffrez votre soldat, puisqu’il faut le souffrir;
Mais ne le souffrez point sans beaucoup de contrainte:
Donnez-lui seulement l’apparence et la feinte.
Pendant vos compliments, songez à votre foi;
De corps auprès de lui, de coeur auprès de moi,
Rêvez incessamment, chez vous soyez absente.
THAÏS
Vous ne demandez rien que Thaïs n’y consente;
Et ce point ne saurait vous être refusé.
PHÉDRIE
Adieu.
THAÏS
Comment! si tôt?
PARMENON
Que son esprit rusé,
Pour attraper notre homme, a d’art et de souplesse!
THAÏS
Vous voyez mon amour en voyant ma faiblesse;
Je ne vous puis quitter que les larmes aux yeux:
Soyez toujours, Phédrie, en la garde des dieux.
SCÈNE III PHÉDRIE, PARMENON.
PARMENON
Est-il dans l’Univers innocence pareille ?
Qui la condamnerait en lui prêtant l’oreille ?
Que Thaïs a sujet de se plaindre de moi!
C’est un chef-d’oeuvre exquis de constance et de foi.
PHÉDRIE
N’as-tu pas vu ses yeux laisser tomber des larmes ?
Pour guérir mon soupçon qu’ils employaient de charmes!
PARMENON
En matière de femme, on ne croit point aux pleurs:
Un serpent, je le gage, est caché sous ces fleurs.
PHÉDRIE
Non, non, pour ce coup-ci je dois être sans crainte:
Ce qu’en obtient Thrason marque trop de contrainte;
Peut-être le voit-elle afin de l’épouser;
En ce cas, c’est moi seul que je dois accuser.
Que n’ai-je découvert le fond de ma pensée ?
Dans un plus haut dessein je l’eusse intéressée;
Elle aurait bientôt su m’assurer de sa foi,
Bannir tous ses amants, ne vivre que pour moi,
Puisque sans cet espoir tu vois qu 9on me préfère.
Les deux jours expirés, je propose l’affaire;
Il faut ouvrir son coeur, et ne point tant gauchir.
PARMENON
Que diront vos parents ?
PHÉDRIE
On pourra les fléchir:
Du moins nous attendrons que la Parque cruelle
M’ait, par un coup fatal, rendu libre comme elle.
Eloignent les destins ce coup qu’il faudra voir,
Et fassent que d’ailleurs dépendent mon espoir!
D’une ou d’autre façon je suivrai cette envie,
Dont tu vois que dépend tout le cours de ma vie.
Censure mon projet, ravale sa beauté,
Dis ce que tu voudras, le sort en est jeté.
Montre-lui cependant l’eunuque sans remise;
Et de peur qu’à l’abord Thaïs ne le méprise,
Soigne, avant que l’offrir, qu’il soit mieux ajusté,
Et que par ton discours son prix soit augmenté.
Dis qu’on l’a fait venir des confins de l’Asie,
Qu’on l’a pris d’une race entre toutes choisie,
Qu’il chante et sait jouer de divers instruments.
Accompagne le don de quelques compliments:
Jure que pour maîtresse il mérite une reine;
Que Thaïs l’est aussi, régnant en souveraine
Sur tous mes sentiments; et mille autres propos.
PARMENON
Tenez le tout pour fait, et dormez en repos.
PHÉDRIE
S’il se peut; mais aux champs aussi bien qu’à la ville
Je sens que mon esprit est toujours peu tranquille:
Il me faut toutefois éprouver aujourd’hui
Ce qu’ils auront d’appas à flatter mon ennui.
PARMENON
À votre prompt retour nous en saurons l’issue.
PHÉDRIE
Peut-être verras-tu ta croyance déçue.
Seulement prends le soin…
PARMENON
Allez, je vous entends.
SCÈNE IV PARMENON, seul.
Ah! combien l’amour change un homme en peu de temps
Devant que le hasard eut offert à sa vue
Les fatales beautés dont Thaïs est pourvue,
Cet amant n’avait rien qui ne fût accompli;
De louables désirs son coeur était rempli;
Il ne prenait de soins que pour la république;
Et même le ménage, où trop tard on s’applique,
De ses plus jeunes ans n’était point négligé.
Aujourd’hui qu’une femme à ses lois l’a rangé,
Ce n’est qu’oisiveté, que crainte, que faiblesse:
Le nombre des amis, la grandeur, la noblesse,
Et tant d’autres degrés pour un jour parvenir
Au rang que ses dieux ont jadis su tenir,
Sont des noms odieux, dont cette âme abattue
A toujours craint de voir sa flamme combattue;
Et quelque bon dessein qu’enfin il ait formé,
Il ne saurait quitter ce logis trop aimé.
Ne s’en revient-il pas me changer de langage ?
SCÈNE V PHÉDRIE, PARMENON.
PARMENON
Sans mentir, c’est à vous d’entreprendre un voyage.
Quoi déjà de retour! Vous savez vous hâter.
PHÉDRIE
Pour te dire le vrai, j’ai peine à la quitter.
PARMENON
Du lieu d’où vous venez dites-nous quelque chose:
Les champs auraient-ils fait une métamorphose ?
Et depuis le long temps que vous êtes parti,
Ce violent désir s’est-il point amorti ?
PHÉDRIE
Pourquoi s’embarrasser d’un voyage inutile ?
Si Thrason dès l’abord fait présent de Pamphile,
Thaïs ayant sa soeur peut lui manquer de foi.
PARMENON
Mais s’il retient aussi Pamphile auprès de soi,
Connaissant de Thaïs les faveurs incertaines ?
PHÉDRIE
Ne puis-je pas toujours attendre dans Athènes ?
PARMENON
Deux jours sans vous montrer?
PHÉDRIE
Quatre, s’il est besoin.
PARMENON
Du bonheur d’un rival vous seriez le témoin ?
PHÉDRIE
À te dire le vrai, ce seul penser me tue,
Et vois bien qu’il vaut mieux m’éloigner de leur vue.
Adieu.
PARMENON
Combien de fois voulez-vous revenir?
PHÉDRIE Revenant:
J’omettais, en effet, qu’il te faut souvenir
De m’envoyer quelqu’un, si Thaïs me rappelle;
Mais que le messager soit discret et fidèle,
Et surtout diligent, c’est le principal point:
Pour toi, prends garde à tout, et ne t’épargne point.
PARMENON
Je n’ai que trop d’emploi, n’ayez peur que je chomme.
PHÉDRIE Revenant:
À propos, prends le soin de bien styler notre homme.
PARMENON
Quel homme?
PHÉDRIE
Notre eunuque.
PARMENON
À servir d’espion ?
PHÉDRIE
Il le faut employer dans cette occasion.
PARMENON Voyant Phédrie s’en aller:
Que de desseins en l’air son ardeur se propose!
PHÉDRIE Retournant, et donnant une bourse à Parmenon:
Je savais bien qu’encor j’oubliais quelque chose:
Aux valets de Thaïs, tiens, fais quelque présent;
C’est de tous les secrets le meilleur à présent.
PARMENON
Est-ce là le dépit conçu pour cette injure ?
N’avez-vous fait serment que pour être parjure ?
PHÉDRIE
Voudrais-tu que jamais on ne pût m’apaiser?
PARMENON
Votre bon naturel ne se peut trop priser:
Qui pardonne aisément mérite qu’on le loue.
PHÉDRIE
Vraiment je suis d’avis qu’un esclave me joue,
Qu’il tranche du railleur, qu’il fasse l’entendu.
PARMENON
Quoi! vous voulez qu’encor tout ceci soit perdu?
PHÉDRIE
Garde bien au retour de m’en rendre une obole.
PARMENON
Vous serez obéi, Monsieur, sur ma parole.
PHÉDRIE
Je l’entends d’autre sorte, et veux qu’on donne à tous.
PARMENON
Nous pouvons leur donner, et retenir pour nous.
PHÉDRIE
Adieu; que du soldat sur tous il te souvienne.
PARMENON
Fuyons vite d’ici, de peur qu’il ne revienne.