Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une huître, que le flot y venait d’apporter:
Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se la montrent;
A l’égard de la dent il fallut contester.
L’un se baissait déjà pour amasser la proie;
L’autre le pousse et dit:” Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l’apercevoir
En sera le gobeur; l’autre le verra faire.
– Si par là l’on juge l’affaire,
Reprit son compagnon, j’ai l’œil bon, Dieu merci.
– Je ne l’ai pas mauvais aussi,
Dit l’autre; et je l’ai vue avant vous, sur ma vie.
-Eh bien, vous l’avez vue; et moi, je l’ai sentie.”
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin arrive: ils le prennent pour juge.
Perrin, fort gravement, ouvre l’huître et la gruge,
Nos deux messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d’un ton de président:
“Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens, et qu’en paix chacun chez soi s’en aille.”
Mettez ce qu’il en coûte à plaider aujourd’hui;
Comptez ce qu’il en reste à beaucoup de familles,
Vous verrez que Perrin tire l’argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.
Analyses de Chamfort – 1796.
V. 1. Un jour deux pèlerins, etc…
Cette fable est parfaite d’un bout à l’autre. La morale , ou plutôt la leçon de prudence qui en résulte , est excellente. C’est un de ces Apologues qui ont acquis la célébrité des proverbes, sans en avoir la popularité basse et ignoble.
Rien ne forme autant le goût que la comparaison entre deux grands écrivains dont la manière est différente. Transcrivons ici cet Apologue mis en vers par Boileau , et qui termine sa seconde épitre.
” Un jour, dit un auteur, n’importe en quel chapitre,
Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.
Tous deux la contestaient, lorsque dans leur chemin
La justice passa la balance a la main.
Devant elle, à grand bruit ils expliquent la chose.
Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
La justice, pesant ce droit litigieux,
Demande l’huitre , l’ouvre, et l’avale à leurs yeux ;
Et par ce bel arrêt terminant la bataille :
Tenez, voilà, dit-elle à chacun, une écaille.
Des sottises d’autrui nous vivons au palais ;
Messieurs, l’huitre était bonne ; adieu, vivez en paix. ”
On voit quel avantage La Fontaine a sur Boileau. Celui-ci, à la vérité , a plus de précision ; mais en la cherchant, il n’a pu éviter la sécheresse. N’importe en quel chapitre, est froid et visiblement là pour la rime. Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause. Cela n’a pas besoin d’être dit ; et les deux parties ne sont point par-là distinguées des autres plaideurs. A la vérité , les deux derniers vers sont plus plaisans que dans La Fontaine ; mais le mot sans dépens de La Fontaine , équivaut, à-peu-près, à Messieurs, l’huitre était bonne.
La Fontaine ne s’est point piqué de la précision de Boileau. Il n’oublie aucune circonstance intéressante. Sur le sable, l’huitre est fraîche, ce qui était bon à remarquer ; aussi le dit-il formellement, que le flot y venait d’apporter, et ce mot fait image.
L’appétit des plaideurs lui fournit deux jolis vers qui peignent la chose.
V.3. Ils l’avalent des yeux , du doigt ils se la montrent:
A l’égard de la dent il fallut contester.
L’un se baissait déjà…..
L’autre le pousse, etc……
Voilà comme cela a dû se passer. Le discours .des plaideurs anime la scène. L’arrivée de Perrin Dandin lui. donne un air plus vrai que celui de la justice, qui est un personnage allégorique. Je voudrais seulement que les deux pèlerins fussent à jeun comme ceux de Boileau. .
Cette fable de l’huitre et des plaideurs est devenue , en quelque sorte, l’emblème de la justice , et n’est pas moins connue que l’image qui représente cette divinité, un bandeau sur les yeux et une balance à la main.