Clodomir-Joseph Rouzé
Auteur de manuel scolaires, analyses des fables – Le Lièvre et la Tortue
Fable du Le Lièvre et la Tortue – analysée par Clodomir Joseph Rouzé
Après une lecture attentive du texte, l’élève doit se demander : Qu’ai-je lu ? Que me raconte La Fontaine ? Et la réponse lui est facile :
Une tortue défie un lièvre à la course; — ils luttent, elle avec activité , lui avec insouciance, — et la tortue est victorieuse.
Cette phrase, qui résume tout le récit, offre trois parties bien distinctes : il y a défi — il y a lutte — il y a victoire. La seconde question à se poser est celle-ci : Quel but La Fontaine s’est-il proposé en nous racontant la victoire d’une tortue sur un lièvre?
Le premier vers nous fournit la réponse :
Rien ne sert de courir ; il faut partir à point.
En d’autres termes : il est inutile d’user de vitesse quand il est trop tard, il faut partir à temps; ou encore : la lenteur soutenue par la persévérance peut plus que l’agilité accompagnée d’insouciance et de présomption. Le sujet et le but étant connus, il s’agit d’apprécier Ie3 développements. Ceux-ci doivent être pour l’auteur de véritables moyens de parvenir à son but. C’est ce que je tâcherai de montrer successivement. A la seule inspection du titre on est frappé du contraste des personnages: une tortue…..un lièvre! L’animal le plus lent en présence de l’animal le plus agile! Que déduire de ce contraste? La supériorité du lièvre? Mais alors le sujet me semblerait naïf, et j’avoue que je me passerais volontiers du récit qu’on veut me faire. Le premier vers vient détruire ces préventions.
Rien ne sert de courir; il faut partir à point.
Réflexion qui nous fait pressentir que ce n’est pas au lièvre que sera donnée la supériorité; car c’est bien à lui que 9’appliquc le mot : rien ne sert de courir. II n’en faut pas davantage pour que notre curiosité soit vivement excitée, et nous savons gré à l’auteur d’avoir énoncé avant tout sa conclusion. C’était chose nécessaire. En effet, qu’on lise les premiers vers du récit, sans que l’énoncé de la morale de celte fable ait pu d’abord prévenir en faveur de la tortue; nul doute que celle-ci n’inspire du mépris; loin de s’intéresser à elle, on trouverait que c’est avec raison qu’elle est traitée de folle, elle qui ose porter au lièvre un défi de vitesse. On la blâmerait hautement, on désirerait la voir punie de sa témérité. Maintenant, rien de tout cela ; je connais la supériorité du lièvre, et la faiblesse, l’impuissance de la tortue. Je sais aussi que souvent la présomption se mêle au mérite, et je serais ravi de voir la tortue faire la leçon au lièvre. Me voilà donc tout à fait disposé en faveur de celle-là. Il le fallait, car la tortue doit servir de modèle. Le fabuliste a donc bien fait d’énoncer d’abord sa morale. Le vers suivant nous annonce que nous allons voir dans ces deux personnages un exemple à l’appui du précepte :
Le lièvre et la tortue en sont un témoignage.
PREMIÈRE PARTIE.
Gageons, dit celle-ci,
……..
Et leur fait arpenter les landes.
Tout cela peut se résumer en un seul mot, défi. Mais ce n’est pas un défi ordinaire; il a un caractère particulier : il étonne. Défi étonnant, telle est l’idée simple de l’introduction.
On verra plus tard comment cette première partie rentre dans le plan général de la fable. Pour le moment, il importe de la considérer comme un tout isolé, et, à ce point de vue, on y découvre un but particulier à atteindre: il s’agit de raconter au lecteur un défi étonnant. À ce but partiel il faut aussi des moyens. Où les trouver ? Dans les développements. Et disons-le d’avance : tout détail qui n’y concourt pas, soit directement, soit d’une manière médiate, doit être jugé mauvais.
Gageons, dit celle-ci, que vous n’atteindriez point
Sitôt que moi ce but.
En vérité, cette circonstance est bien faite pour étonner. Qui s’attendrait à voir une tortue provoquer un lièvre ?… Puis, voyez, quel ton de conviction ! Elle ne dit pas: voulez-vous gager ? Mais, traitant d’égal à égal, elle dit : Gageons! Même ton décidé dans point, négation plus forte que pas. A côté de sa hardiesse, la tortue a néanmoins tant de simplicité et de calme dans son langage, que l’on serait tenté de croire qu’elle a ses raisons pour parler de la sorte. Je dis simplicité, car la construction de la phrase est toute régulière, et en prose môme on ne saurait s’exprimer avec moins de recherche; calme, car de ses expressions il y a loin au langage de la passion. Écoutons la réponse du lièvre.
Sitôt! êtes-vous sage ?
Repartit l’animal léger.
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d’ellébore.
Sitôt ! Le lièvre relève le mot qui annonçait la provocation. Il le répète, comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Êtes-vous sage ? cette repartie, car il y a repartie, il y a réplique maligne et mordante, cette repartie, dis-je, nous eût paru juste et méritée, si, dans le défi de la tortue, toute présomption n’eût déjà disparu à nos yeux. C’est bien au contraire dans le lièvre que nous allons trouver des défauts : sotte vanité, confiance excessive dans ses forces, mépris insultant pour sa faible rivale. Écoutez-le, comme il y va !
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d’ellébore.
C’est bien lui dire franchement : vous êtes sotte. Il l’appelle avec ironie sa commère. Il la juge ridicule : oser le défier à la course, lui, L’animal léger ! Le lièvre engage la tortue à se guérir de sa démence. Sous la forme d’un conseil, la repartie est plus mordante. C’est paraître bien convaincu qu’elle est atteinte de folie que de lui prescrire le remède pour s’en guérir :Il vous faut purger Avec quatre grains d’ellébore.Toute la réplique du lièvre porte un cachet de vanité, de folle présomption. Ce n’est plus ce langage simple, ce ton convaincu et calme que nous admirions dans la tortue. Lui, c’est un esprit léger, inconsidéré, vaniteux ; sa rivale, au contraire, est sérieuse, elle a du calme, du raisonnement ; et si le poète est conséquent, il ne cessera de lui faire tenir un langage noble et sans passion.
Sage ou non, je parie encore.
Rien de plus calme, mais aussi, rien de plus décidé. La bourrade du lièvre n’est pas faite pour la déconcerter ; elle ne démord pas de son pari. Sa fermeté m’étonne de plus en plus. Mais je commence à croire qu’elle est persuadée que le lièvre, s’il accepte, agira avec la légèreté qu elle lui connaît, et sera la dupe de sa présomption. Je le désire, car l’auteur a pris soin de m’inspirer de la sympathie pour elle. Je voudrais qu’on acceptât son défi, et qu’elle fût victorieuse. Il parait néanmoins peu probable que le lièvre aille s’abaisser jusqu’à vouloir lutter avec elle. Ce serait compromettre sa dignité. Et pourtant il s’y décide.
Ainsi fut fait; et de tous deux
On mit près du but les enjeux.
On peut trouver la raison de cette bizarrerie, qui semble si peu compatible avec l’orgueil de son caractère, dans ce caractère même. Loin de le porter à un refus, sa vanité devait le pousser à saisir cette occasion, pour faire la leçon à la tortue. Il se flatte de pouvoir se venger une bonne fois de cette téméraire. Et pour rendre sa vengeance plus éclatante et plus cruelle, que fera-t-il? Il la laissera s’évertuer, se fatiguer; puis, lorsqu’elle sera près du but — lui, de la devancer en quatre pas, et d’arracher à cette lente rivale une victoire dont elle se croira sure. Tel est son plan. La suite nous dira s’il a tort ou raison. Plus de réplique donc; il accepte. On va régler la gageure. Il faut des enjeux, il faut un juge. Le poète a compris que pour rendre son action entière, il devait ajouter ces détails. La fiction y gagne considérablement en vraisemblance. Or, comme l’a dit Marmontel, « Le premier soin du fabuliste doit être de paraître persuadé » et Boileau, en parlant du vrai : « Il doit régner partout et même dans la fable.
»Et le vrai peut-il être mieux observé dans une fable ? Un poète peut-il mieux paraître persuadé, et faire partager sa persuasion au lecteur, qu’en lui donnant les circonstances du fait, telles qu’elles accompagnent ordinairement ce fait dans le cours de notre vie même ? N’est-ce pas nous donner une illusion complète, que de prêter aux animaux mêmes nos habitudes?Quels furent les enjeux ? Qui fut le juge ? Inutile de le préciser.
Savoir quoi, ce n’est pas l’affaire,
Ni de quel juge l’on convint.
Observation importante. Qu’elle soit pour nous un précepte! On aime les préceptes qui viennent du bonhomme,parce que chez lui ils ne prennent point la forme sèche et prétentieuse qui leur est commune. Ici il nous apprend à rejeter tout ce qui ne concourt pas au but.
Tout réglé, l’auteur se plaît à faire ressortir la supériorité du lièvre,qu’il appelle avec intention notre lièvre, celui qui tient en éveil notre curiosité, et la dupe de sa présomption.
Notre lièvre n’avait que quatre pas à faire;
La réflexion est en rapport avec l’intention qui a présidé à toute la première partie. C’est pour mieux prouver combien le défi est étonnant, que l’on exagère la vélocité du lièvre : il n’avait que quatre pas à faire ; exagération très-fréquente dans le style familier comme dans la conversation. Le poète va nous prouver que son lièvre sait faire de ces pas, que l’exagération a un fonds de vérité.
J’entends de ceux qu’il fait lorsque, près d’être atteint,
Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux Calendes,
Et leur fait arpenter les landes.
Ces détails ne sont pas inutiles : si, près d’être atteint, il parvient encore à échapper à la meute qui le harcèle; si, fort de sa vélocité, il se fait un jeu des plus grands dangers, se mettra-t-il en peine, quand il aura à lutter contre une tortue ?
Concluons, nous en avons le droit, qu’il y a unité parfaite dans cette première partie considérée isolément, que tous les développements tendent à la réalisation d’un but unique. Il s’agissait en effet de prouver que le défi est bizarre, étonnant. Tout y concourt, car tout étonne : défi de vitesse fait de sang-froid au lièvre par la tortue, — conviction et persistance de celle-ci,—consentement inattendu du lièvre, —pari fait en toutes formes, comme d’égal à égal,—agilité extraordinaire du lièvre, contrastant avec la lenteur proverbiale de la tortue.
Assurons-nous maintenant si cette même partie, envisagée dans ses rapports avec le but général de la fable, y concourt habilement. La vérité à prouver est, que de petits moyens mis en œuvre avec activité et persévérance remportent sur de grandes ressources employées sans vigueur. Or, dans toute l’introduction, et dès le titre même, La Fontaine met en présence deux curieux jouteurs doués précisément de qualités opposées. On voit une tortue défier un lièvre à la course, et cela avec une persistance dont elle serait incapable, si, dans sa faiblesse, elle ne se sentait forte de son courage. Elle sait qu’avec sa lenteur et sa persévérance, elle vaut mieux que le lièvre avec toute sa légèreté. Prêter à la tortue cette conviction profonde, c’est, à mon avis, faire un grand pas vers le but qu’on s’est proposé.
Puis, le narrateur s’est trahi dans le soin si grand qu’il a pris de développer la supériorité du lièvre : on y entrevoit déjà le plaisir qu’il va prendre à annoncer plus tard que ce n’est pas lui le vainqueur.
li s’agit maintenant de raconter la lutte, objet de la deuxième partie. Mais, avant tout, il faut une transition, un lien qui l’unisse à la première. Or, voici cette transition :
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter
Pour dormir et pour écouter
D’où vient le vent, il laisse la tortue
Aller son train de sénateur.
Elle est parfaite, car elle rappelle ce qui précède, et annonce ce qui suit. Je dis plus : elle donne un résumé complet de toute la lutte. La tournure même de la phrase indique
une transition; ce dis-je prouve qu’on va rappeler ce qui a été dit plus haut, et, en réalité, c’est, sous une autre forme, la même idée : Si notre lièvre avait du temps de reste, c’est qu’il n’avait que quatre pas à faire. A quoi l’employer ce temps? A épier le moment où il lui faudra partir pour pouvoir encore rattraper sa rivale ? Ce serait prudent, mais peu naturel à la vanité de son caractère. Non, il doit se livrer à des actes qui n’ont pas le moindre rapport avec son pari. II va brouter et dormir, comble de l’insouciance ; mieux vaudrait calculer son temps. Oh ! le pari n’a pas pour lui cette importance ! Ecouter d’où vient le vent; cela non plus n’a pas un grand rapport avec la lutte. Mais n’est-ce pas la crainte d’un ennemi plus redoutable qui lui fait prendre cette précaution ? En ce cas, je trouve naturelle son insouciance pour un pari qu’il prend en pitié ; je ne m’étonne plus qu’il oublie la tortue et ne s’inquiète pas de la gageure. Mais voyez où cela nous conduit. La présomption du lièvre s’efface complètement; il n’y a plus chez lui que l’instinct de la conservation. C’est mauvais : l’auteur oublie son but. Si du moins nous pouvions faire disparaître l’idée de crainte. Essayons. La Fontaine dit ailleurs :
Toute la nation
Des lapins, qui sur la bruyère
L’œil éveillé, l’oreille au guet
S’égayaient. (la fable : Les Lapins-Liv. X, fab. 15.)
Ils s’égayaient donc, tout en ayant l’oreille au guet. C’est plus extraordinaire encore; car avoir l’oreille au guet, c’est pour ainsi dire avoir le pressentiment d’un danger qui menace. Me voila rassuré; cette préoccupation instinctive n’accuse pas toujours la crainte, et n’exclut en aucune
manière l’amusement et l’insouciance. — Maintenant j’y vois même autre chose : le lièvre qui, pour écouter d’où vient le vent, détourne la tête de côté et d’autre, et ne s’inquiète pas le moins du monde des progrès de sa rivale ; il la laisse aller son train de sénateur.
DEUXIÈME PARTIE
Elle part
……..
Il partit comme un trait.
La lutte ne peut manquer d’être intéressante, car le même contraste qui a été observé dans les qualités, les caractères et le langage des deux lutteurs, devra se reproduire dans leur conduite. L’une va déployer toute l’activité dont elle se sent capable ; l’autre va tâcher de se montrer aussi insouciant que possible. Car la tortue a la conviction de sa faiblesse, le lièvre se fait illusion sur ses forces. Réduisant cette deuxième partie à l’idée la plus simple, j’obtiens comme résumé, une lutte inégale, ou une lutte qui offre un contraste.
Je l’isole, pour la considérer à son tour comme un tout. J’y vois un but à atteindre, auquel serviront comme moyens tous les développements qui suivent. Ceux-ci devront présenter un contraste bien marqué entre une activité persévérante, d’une part, et une insouciance présomptueuse, de l’autre. Voyons si Fauteur a réussi.
Elle part, elle s’évertue ;
Elle part, la tortue. Point de délai, point de temps à perdre. Elle ne se fait pas illusion ; elle comprend sa faiblesse et la supériorité de son rival. Chez elle donc, point de fierté, ni de sot respect humain ; elle se donne franchement de la peine, elle fait tous ses efforts; en un mot elle s’évertue;Elle se hâte avec lenteur.
Cette antithèse donne une idée nette et précise de son action relie se hâte, c’est son activité; avec lenteur, c’est sa faiblesse. Se hâter n’est donc pas aller vite. Le Festina lente d’Horace et le Hâtez-vous lentement de Boileau nous disent assez que c’est aller aussi vite qu’on le peut, aller d’une vitesse relative à ses forces. Or, une telle vitesse peut très-bien se rapprocher de la lenteur. On nous dit si peu de chose de notre héroïne : rien que deux petits vers, pour nous raconter toute son action. Mais, si elle est adroitement effacée dans la lutte, elle n’en sera que plus belle dans sa victoire.
Son rival dédaigneux a le temps de faire ses réflexions sur le pari qu’il vient d’accepter, et puis il commencera, non pas à lutter, mais à faire l’insouciant, à brouter, à dormir, à écouter d’où vient le vent.
Voici les réflexions auxquelles il se livre :
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu’il y va de son honneur
De partir tard.
Ce lui, mis en évidence au commencement du vers, exprime si bien tout son mépris. Il méprise : le mépris tient de près ù l’orgueil. C’est le sentiment qu’il devait nécessairement éprouver pour sa lente rivale. Son dédain s’explique, quand il est question d’une telle victoire, d’une victoire à remporter sur une tortue; car vraiment, qu’y a-t-il là de flatteur pour un lièvre? Aussi, comme il est convaincu du succès! Ce n’est point seulement la lutte qu’il méprise, c’est la victoire. Il est sûr de cette victoire, mais il la dédaigne; ce qui prouve qu’il a accepté le pari, non pour se glorifier d’avoir vaincu une tortue, mais pour venger son amour-propre, blessé par la provocation de cette téméraire. Sinon, il rougirait d’avoir consenti, car il tient la gageure à peu de gloire ; il se sent humilié. Le seul moyen pour lui de sauver son honneur, c’est de partir tard. Le poète a donc réussi à nous représenter toujours son héros comme un sot orgueilleux, un présomptueux que nous nous réjouirions de voir payer cher ses bravades. Dans les qualités donc, dans les sentiments, contraste parfait. Il faut qu’il en soit de même dans la lutte. Et en effet,
Il broute, il se repose ;
Il s’amuse à tout autre chose
Qu’à la gageure.
Nous savions déjà que c’était ainsi qu’il allait lutter. On nous avait prévenu qu’il avait du temps de reste :
Pour brouter — or il broute ;
Pour dormir — il se repose ;
Pour écouter d’où vient le vent — il s’amuse à tout autre chose qu’à la gageure.
Opposez maintenant sa conduite à celle de la tortue : Elle part ; — il broute. Elle s’évertue, elle se hâte ; — il se repose, il s’amuse à tout autre chose.
Le contraste est frappant ; il nous garantit que l’auteur n’a pas oublié un instant le but spécial de cette seconde partiaire faut pourtant que ce présomptueux se déplace ;
A la fin, quand il vit
Que l’autre touchait presque au bout de la carrière,
Il partit comme un trait..
A la fin! c’est toujours bien lui, le vaniteux, l’insoucieux, ne se mettant à l’œuvre qu’à la dernière extrémité, quand il n’est plus temps. Il a si bien trouvé à s’amuser à tout autre chose! Et quand il porte ses regards vers Vautre, qu’il avait depuis longtemps pris à cœur d’oublier, il s’aperçoit qu’elle est près d’atteindre au but. Le moment est venu, où le poète peut appeler carrière le chemin qu’ont à parcourir les deux rivaux. Car pour notre héroïne, si elle est victorieuse, c’est le chemin de la gloire; pour l’autre, celui du déshonneur.
Suivons le présomptueux dans ses élans.
Il partit comme un trait.
Cette comparaison courte et énergique vaut plus que cent détails. Et, en vérité, y a-t-il des détails dans une action rapide comme cette course? Un lièvre part et arrive, et le temps qui sépare ces deux moments est presqu’imperceptible. — Je crains donc qu’il n’arrive encore le premier.
Mais les élans qu’il fit
Furent vains.
Enfin je respire, car je sais tout. La tortue sera victorieuse.
Apprécions celte seconde partie. L’auteur est-il resté d’accord avec le but qu’il s’y est proposé? Tout concourt-il à nous montrer le contraste qu’offre la lutte ? Certes, et cela est tellement évident dans tous les détails que c’est presque manquer de confiance dans le jugement du lecteur que d’oser encore le rappeler.
Cette seconde partie tend-elle aussi au but général? Oui ; car je le sais déjà , l’issue de cette lutte doit être tout à l’avantage de l’activité persévérante que nous avons appris
à aimer, et au détriment de l’insouciance présomptueuse qui excite notre aversion.
Nous allons assister au dénouement.
TROISIÈME PARTIE
La tortue arriva la première.
Eh bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison?
De quoi vous sert votre vitesse?
Moi l’emporter! et que serait-ce
Si vous portiez une maison ?
Victoire, voilà le résumé de la dernière partie. Mais, encore une fois, ce n’est pas une victoire quelconque; elle a un caractère particulier : c’est une victoire qui doit servir de leçon à l’étourdi, au présomptueux. Et, remarquons-le, à côté d’un mot qui résume, il faut en trouver un autre qui le détermine; sous une idée il faut rechercher un sentiment, et c’est toujours ce sentiment qui trahit le véritable but de l’écrivain. Voyons si ce but est bien atteint, si la leçon est faite adroitement.
J’aime à le redire; dans un bon système d’enseignement, l’élève a le droit de tracer d’avance le plan que l’auteur a dû suivre pour que son œuvre fût conforme aux lois de la raison. Il ne faut pas qu’il dise : c’est bien, parce que La Fontaine l’a écrit. Non, il doit appliquer le mot bien à ce que sa raison approuve. Interrogeons-le donc et demandons-lui : La tortue peut-elle être cruelle dans la leçon qu’elle va faire au lièvre? Faut-il que la victoire la rende prétentieuse , et qu’elle se venge par l’ironie et le sarcasme? — Non ! elle pourra user de sévérité ; mais qu’elle soit grande et noble dans son triomphe. Qu’elle se garde bien de donner dans les travers de son rival ; qu’elle conserve le caractère que nous lui connaissons : qu’elle ait du calme et de la dignité.
Cela posé, que l’élève suive et apprécie l’auteur.
Eh bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
Le discours direct était nécessaire; il peut seul donner au style quelque chose de piquant et d’énergique. Ensuite, que de naturel, que de vérité dans cette apostrophe ! Car soyons justes : la tortue ne peut pas avoir oublié qu’on l’a traitée de folle. Il faut lui laisser la légitime satisfaction de répondre à la méchante réplique de tantôt : Êtes-vous sage ? ma commère…. Quoi de plus naturel que son empressement à crier, de loin même, dès qu’elle est arrivée, vers l’autre qui se trouve encore à distance ? Tout autre s’en serait vengé plus cruellement. Elle , raisonnable et sage, quoi qu’en ait dit le lièvre, ne demande qu’une satisfaction à laquelle peut bien prétendre son amour-propre si hautement froissé. Son calme est d’autant plus beau que pour elle une victoire sur un rival si puissant doit tenir du prodige. Or, toute sa vengeance est dans cette petite phrase à la fois caustique et naïve : avais-je pas raison ?
Cette vengeance bien légère et bien juste accomplie , écoutons sa leçon :
De quoi vous sert votre vitesse ?
Toujours sensée, elle blâme le lièvre de n’avoir pas mieux usé de sa supériorité ; en agir ainsi, c’est être digne de la victoire. Ce caractère se dessine mieux encore dans son
Moi l’emporter !
Voilà qui est bien inspiré par la modestie et le bon sens ! Elle même trouve sa victoire extraordinaire ; cet infinitif d’étonnement et cette forme exclamative le disent bien haut. Moi, si lourde, si lente, et portant sur mon dos ma maison, moi, l’emporter sur vous, si léger, si agile !
Et que serait-ce
Si vous portiez une maison?
Ce dénouement est celui qu’on désirait.
Il est évident que tous ces détails servent de moyens au but particulier de cette dernière partie : la leçon est bien donnée, et les paroles de la tortue victorieuse sont dignes de son caractère et de sa conduite.
Ramenée , comme moyen, au but général de la fable, cette troisième partie n’est pas moins parfaite. Elle y concourt même plus directement que les deux autres; car de la défaite du lièvre découle immédiatement la morale : rien ne sert de courir, il faut partir à point.
Et maintenant, qu’on le dise : l’unité, cette grande loi de tout ce qui existe, et de tout ce qui peut être créé de vrai et de beau dans le domaine de la pensée , l’unité n’est-elle pas observée rigoureusement dans cette petite composition littéraire ? Peut-on mieux la faire briller dans les moindres développements de la pensée ? Quelle unité de vues dans ce contraste même, où tout parle, portrait, langage , conduite !
MORALE
Revenons-en à la morale, au but véritable de l’auteur, et demandons-nous, une seconde fois, pourquoi La Fontaine a écrit cette fable. Peut-il n’avoir eu pour but que de plaire au lecteur par un récit naïf et d’une originalité piquante, qui résulte du contraste même des animaux qu’il fait lutter ensemble ? Ou bien s’est-il proposé avant tout de rendre cet amusement utile, et de plaire, pour mieux atteindre le résultat voulu ? La fable n’est-elle pas une censure adroite et délicate, et n’a-t-elle pas pour mission de nous dire nos devoirs et de flétrir nos fautes? La Fontaine ne veut-il pas cacher une leçon importante et sévère sous la riante apparence d’un récit inoffensif ? N’est-il pas vrai de dire qu’il accuse plaisamment les travers fictifs des animaux pour prêcher à l’homme vicieux, mais pour le faire sans l’irriter? — Oui, le fabuliste porte ses vues aussi loin, et l’on serait dans l’erreur, si l’on s’en tenait au simple énoncé d’une fable, si l’on ne voyait dans celle-ci que le développement de l’idée restreinte et presque triviale, que dans une lutte de vitesse rien ne sert de courir quand il est trop tard, qu’il faut partir à temps. Un tel but ne serait digne ni de l’apologue, ni du grand fabuliste.
Dans le cours de mes explications, j’ai déjà pu remplacer cet énoncé par un autre plus général et plus significatif : lenteur avec activité vaut mieux qu’agilité avec insouciance. Généralisons encore. Le fabuliste, d’un côté, attaque l’ insouciance, la présomption, et nous en fait craindre les suites funestes ; de l’autre, il propose une activité persévérante comme une vertu à pratiquer, et il nous offre un appât dans ses brillants succès. Ainsi généralisée , la morale de cette fable devient d’une application universelle. Mais elle contient pour l’élève un enseignement spécial : elle lui offre l’image des luttes journalières qu’il a à soutenir contre ses condisciples , qui, eux aussi, sont pour lui des rivaux ou plutôt des émules.
A celui donc qui possède une intelligence privilégiée, de ne pas s’exposer au châtiment qu’entraîne avec elle une insouciance présomptueuse. Mais à celui aussi que la nature a moins gratifié de ses dons, de ne pas se décourager, et de compter sur les succès que lui garantit une activité persévérante.
Qui veut, peut. La volonté, précieux don du ciel, est de toutes nos facultés la plus belle, la plus noble, et c’est principalement sur elle que l’on doit agir dans renseignement; car elle est puissante : avec un secours médiocre de l’intelligence, elle a fait de grands hommes.
Enfin, rappelons-nous cette maxime encourageante, que des hommes d’un grand sens ont acceptée : « Le génie c’est la patience. »
1 Il importe que l’élève lise le texte entier de la fable avant de commencer la lecture de chaque analyse littéraire. Le texte des fables choisies se trouve dans la suite du volume.
J’ai cru devoir entrer dans les détails les plus minutieux pour l’analyse littéraire de cette première fable, mon but étant de montrer à l’élève comment il doit rattacher les moindres développements à l’idée principale ; en un mot, comment il doit étudier en unité.
(Fable du Le Lièvre et la Tortue – analysée)