Fables et Légendes du Japon
Anonyme – contes orientaux – La petite Voleuse
Mademoiselle Aki était une jeune fille de dix-sept ans. Ses parents l’avaient gâtée. Comme toutes les jeunes filles qui sont gâtées par leurs parents, elle était vaniteuse, capricieuse et méchante. Elle avait un très vilain défaut. Aki était voleuse. Elle volait partout, elle volait toujours, elle volait tant qu’elle pouvait. Et, chose assez curieuse, elle ne se faisait jamais prendre. La coquine était d’une habileté rare. Du reste, vous allez en juger.
La petite Voleuse
Un beau matin, elle prend un panier, le remplit de poissons, et quitte la maison, sans rien dire. Ses parents lui donnant malheureusement toute liberté de suivre ses caprices, et ne s’informant jamais de ses allées et venues, la laissent sortir, sans même lui demander où elle va avec ce panier.
Aki longe un moment la rue, tourne à droite, traverse une longue place, enfile une vaste avenue et arrive devant une maison d’apparence bourgeoise. C’est là que demeure le très honorable et très distingué ministre Sanjo.
La jeune fille entre par la porte cochère, traverse la cour, comme une habituée de la maison, tourne sur la gauche et se dirige vers la cuisine. Mme Osandon, la digne et replète cuisinière de M. le ministre, est en train de préparer le déjeuner de son maître.
Le ministre faisait sa toilette
– Bonjour, Madame Osandon, lui dit Aki en la saluant, je suis la fille de M. Takeyoshi, le marchand de soieries qui habite la rue de Hongo. Hier soir, votre maître a rendu à mon père un service important. Et mon père m’envoie le remercier en son nom, en attendant qu’il se présente lui-même. Il m’a chargé de remettre à M. le ministre ce panier de poissons. Quoique ce soit peu de chose, veuillez prier votre maître de l’accepter comme un faible témoignage de notre reconnaissance.
La brave cuisinière n’a aucun motif de mettre en doute la sincérité de cette jeune fille. Elle accepte le panier, va trouver le ministre qui faisait sa toilette, et lui répète les paroles d’Aki.
Le ministre, après avoir écouté, réfléchit un instant, puis il répond:
– Je ne connais personne du nom de Takeyoshi; j’ignore s’il y a un marchand de soieries de ce nom dans la rue de Hongo; je n’ai pas souvenance d’avoir rendu hier soir un service quelconque à qui que ce soit. La chose m’eût été difficile, vu que je ne suis pas sorti hier de toute la journée. Il y a là une erreur; cette jeune fille se trompe d’adresse; reporte-lui son panier.
Pendant que se tenait ce petit bout de conversation dans la chambre du ministre Mlle Aki, restée seule à la cuisine, avait jeté un coup d’œil sur les étagères; elle avait aperçu une petite tasse de valeur, et très délicatement, l’avait glissée dans les profondeurs de sa manche. Mais, cela étant en dehors du programme, et n’étant arrivé que par hasard, ne nous y arrêtons pas, et continuons.
Mme Osandon redescend donc à la cuisine, et rend le panier à la jeune fille, en lui rapportant les paroles de son maître.
– C’est curieux! répond Aki, en reprenant le panier… C’est pourtant bien ici!… Aurais-je mal entendu?… Je suis si sotte!… Je vais retourner à la maison, et demander de nouveau à mon père. Voudriez-vous être assez aimable pour me permettre de déposer mon panier ici? Je reviendrai dans tous les cas le prendre.
– Il n’y a pas d’inconvénient, Mademoiselle.
Aki dépose donc son panier dans un coin de la cuisine; puis, saluant profondément Mme Osandon, elle reprend le chemin par lequel elle est venue.
Vous vous demandez peut-être pourquoi la rusée jeune fille a laissé là son panier? Pourquoi? Je vous le donne en mille. Inutile de vous creuser la tête. Vous ne devinerez pas. Mais vous allez comprendre tout à l’heure, et vous ne pourrez vous empêcher de penser: quelle petite coquine!
D’abord, elle ne retourne pas chez elle, tout naturellement. La voilà qui remonte l’avenue, enfile la rue de Sakanacho et s’arrête devant la boutique d’un horloger.
– Pardon! dit-elle en entrant. Je viens de la part de Mme Sanjo, la femme du ministre. Est-ce que vous avez de belles montres en or?
– Mais parfaitement, Mademoiselle. En désirez-vous de grandes ou de petites?
La petite Voleuse
La petite Voleuse
– Voici. Ma maîtresse voudrait en voir quelques-unes de dimensions différentes, pour pouvoir faire son choix. Elle est très fatiguée aujourd’hui et ne peut quitter la chambre. Il lui faut cependant une montre pour ce soir. Ne voudriez-vous pas en confier quelques-unes à votre apprenti, et le prier de m’accompagner chez ma maîtresse?
– Je n’ai pas l’habitude de confier des montres à mon apprenti. Mais, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je puis vous accompagner moi-même.
– Ce sera encore mieux!
Aki reprit le panier qu’elle avait déposé à la cuisine
L’horloger, lui non plus, n’a aucune raison de soupçonner la jeune fille. Il choisit douze belles montres, les introduit dans une boîte, enveloppe la boîte d’un beau foulard de soie, met son manteau et part avec Aki.
Ils arrivent chez M. le ministre, entrent par la porte cochère, et pénètrent dans la cour. Arrivés là, la petite rusée dit à son compagnon:
– Comme Madame est couchée, elle serait peut-être contrariée de vous recevoir chez elle. Passez-moi les montres; je vais les lui porter. Et attendez-moi ici, ce ne sera pas long.
L’horloger sans méfiance passe la boîte à Aki, et les montres vont rejoindre la tasse de tout à l’heure dans les profondeurs de sa manche…
La jeune fille se rend à la cuisine, où elle retrouve Mme Osandon:
– Excusez-moi, dit-elle en entrant, je me suis effectivement trompée. Ce n’est pas chez M. le ministre Sanjo que mon père m’envoyait, mais bien chez un certain M. Sonjo. Pardonnez-moi le dérangement que je vous ai occasionné tantôt.
– Il n’y a pas de quoi, Mademoiselle, répond la cuisinière; tout le monde peut se tromper.
Aki reprend donc le panier aux poissons qu’elle avait déposé à la cuisine, vous commencez à comprendre dans quel but. Elle salue la bonne, et revient vers la cour, où attendait l’horloger.
– Madame est en train d’examiner les montres, dit-elle; dès qu’elle aura fait son choix, elle doit vous faire appeler. Patientez encore quelques secondes, et veuillez m’excuser; il faut que j’aille porter ces poissons à une amie de Madame.
Là-dessus elle le quitte et sort de la cour.
L’horloger, qui la voit sortir, un panier de poissons au bras, alors qu’elle est entrée les mains vides, n’a pas un instant la pensée de douter qu’elle soit une domestique de Mme Sanjo. Il ne soupçonne pas, le brave homme que, dans la manche de cette fille qui vient de sortir, reposent insouciantes les douze montres en or, qu’il a apportées de chez lui!
Il attend un bon quart d’heure. Mais personne ne vient. On a l’air, dans la maison, de ne pas même songer à lui. Impatienté, il se rend à son tour à la cuisine.
L’horloger la vit sortir, un panier au bras
– Eh bien! dit-il à la cuisinière, est-ce que Madame a terminé son choix?
– Quel choix?
– Mais… le choix des montres.
– Quelles montres?
– Les montres que je viens d’apporter et que j’ai confiées à la jeune fille, pour les faire voir à Madame.
– Quelle jeune fille?
La petite Voleuse
La petite Voleuse
– Celle qui vient de sortir avec un panier.
– Celle qui vient de sortir avec un panier?
– Oui.
– Mais, mon brave homme, cette jeune fille n’est pas plus employée à la maison, que moi je ne suis employée au palais de l’Empereur!
Et la cuisinière raconte alors à l’horloger pétrifié les antécédents de l’histoire, et pourquoi et comment cette jeune fille est sortie de la maison avec un panier. L’horloger raconte à son tour l’histoire des montres, et pourquoi et comment il se fait qu’il est là.
– Alors, mon pauvre homme, conclut la cuisinière, vous pouvez leur dire adieu à vos montres!
Le malheureux horloger, comprenant un peu tard qu’il a été filouté, s’arrache les cheveux de désespoir, jure par tous ses ancêtres que jamais plus de sa vie, il ne confiera de montres à personne.
Il s’en va de ce pas faire sa déclaration à la police. La police s’est mise à la recherche de la petite voleuse.
La retrouvera-t-elle? «Chi lo sà!»
« La petite Voleuse »
Fables et contes japonais par Claudius Ferrand en 1903