Le chêne et le Roseau : analyses de MNS Guillon – 1803.
Une sentence de Pilpay auroit pu présenter à La Fontaine le germe de cet apologue, quand il n’en eût point trouvé le type dans le fabuliste grec. La voici : Quoique le vent ne fasse pas de mal à l’herbe qui plie devant lui, il arrache néanmoins les arbres les plus gros et les plus puissant (T. I. p. 3oo). Cette sentence mise en action, devient l’apologue d’Esope : il suffit de lui donner des acteurs. C’est au goût à les choisir ; plus les contrastes seront saillans, plus aussi l’action aura d’intérêt et la morale d’énergie. C’est un Roseau et un Olivier que l’apologue grec met en scène. Qu’il y a bien plus de délicatesse dans La Fontaine ! Ce n’est pas un simple Olivier qui sera l’objet de la lutte des vents : c’est le plus robuste des arbres, le Chêne ; et Borée qui se joue de lui.
(1) Le Chêne un jour dit au Roseau. Début simple : c’est l’art des grands écrivains de préparer les lecteurs aux plus sublimes beautés, par des exordes de la plus grande modestie. Qu’on se rappelle, le précepte de Boileau et l’exemple des maîtres de l’art.
(2) Vous avez bien sujet d’accuser la nature. Le discours est direct. Le Chêne ne dit point au Roseau qu’il a raison, etc ,mais vous avez bien raison. Cette manière est beaucoup plus vive : on croît entendre les acteurs mêmes ; le discours est ce qu’on appelle dramatique. Ce second vers d’ailleurs contient la proposition du sujet, et marque quel sera le ton de tout le discours. Le Chêne montre déjà du sentiment et de la compassion, mais de cette compassion orgueilleuse par laquelle on, fait sentir au malheureux les avantages qu’on a sur lui.
(3) Un Roitelet, etc. Cette réflexion est humiliante pour le Roseau; elle tient de l’insulte : le plus petit des oiseaux, un fardeau pesant ! Quant au mot lui-même, « Ceux qui voudront savoir
pourquoi il est devenu le nom de ce petit oiseau, peuvent consulter Plutarque dans son traite intitulé : Instruction pour ceux qui manient les affaires d’état, chap, 7 de la traduct. d’Amyot.» (Coste.)
(4) Le moindre vent, etc. Même pensée sous une autre image.
Le Chêne ne raisonne que par des exemples. C’est la manière de raisonner la plus sensible, la plus à la portée de l’ignorant et du foible : elle parle tout ensemble à l’imagination, à l’esprit et aux sens.
(5) D’aventure, terme un peu vieux, mais poétique. Il ne faut pas un grand effort, mais un simple hasard.
(6) Fait rider la face de l’eau. Ce ne sont pas de ces tempêtes épouvantables qui bouleversent les abîmes de la mer; non, il suffît du vent le plus léger qui fait rider la surface du mobile élément. En voilà assez pour obliger le Roseau à baissée la tête et à plier.
(7) Cependant que mon front, etc. Quelle différence dans la manière dont il parle de soi ! quelle noblesse dans les images ! quelle fierté dans les expressions et dans les tours ! Cependant ,que
est emphatique. ( Voyez sur ce mot, le Malherbe de Ménage , page 258 ). Mon front, terme noble et majestueux. Au Caucase pareil: la plus haute des montagnes, la plus voisine du ciel,
ne l’est pas plus que lui. Non content d’ arrêter, marque une sorte de supériorité, sur qui? sur le soleil lui-même. Brave l’effort, ne dit pas seulement résiste, mais résiste avec empire
à tout l’effort.
(8) Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphir. Le Chêne revient son parallèle : il est trop flatteur pour son amour-propre; et pour le rendre plus sensible, il le réduit en deux mots , tout vous est réellement, tout me semble Zéphir. Quelle précision dans ce contraste ! quel gracieux naturel dans cette image, où tout ce qu’il y a de plus. fort dans 1a nature, se trouve rapproché de tout ce qu’elle a de plus foible !
(9) Encor si vous naissiez. L’orgueil du chêne étoit content Peut-être même qu’il avoit rougi. Il reprend son premier ton de compassion, pour engager adroitement le Roseau à consentir aux louanges qu’il s’est données, et à flatter encore son amour-propre par un aveu plaintif de sa foiblesse. Mais avec cet air de compassion , il saura toujours mêler à son discours les expressions du ton avantageux. A l’abri, sent bien son protecteur. Du feuillage : de mon feuillage eût été trop succinct et trop simple. Dont je couvre , étend l’ idée et fait image. Le voisinage , n’est pas sans enflure. Je vous défendrais, . . . je : on goûte un cer tain plaisir à se donner soi-même pour le défenseur des opprimés,! Vainqueur des élémens , non seulement il n’en craint point les coups pour lui-même; il est assez fort pour en sauver tout ce qui l’entoure.
(10) Mais vous naissez, le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent. Ce tour est poétique et même de la plus haute poésie, ce qui ne me sied pas dans-1e Chêne.
(11) La nature envers vous me semble bien injuste. C’est la conclusion que le Cbéne prononce, sans doute en appuyant, et avec une pitié désobligeante, quoique réelle et véritable.
On attend avec impatience la réponse du Roseau ; elle sera modeste , mais ferme ; polie, mais sèche.
(12) Votre compassion. . .. part d’un bon naturel. Il ne faut pas lui dire qu’elle est orgueilleuse , mais le lui faire entendre, et il n’y a pas de mal de mêler un peu d’ironie.
(13) Comme il disoit ces mots. Les acteurs n’ont plus rien à se dire, c’est au poète à achever le récit : il prend le ton de sa matière ; il peint un orage furieux. Homère n’a rien de plus sublime, dans sa majestueuse et brillante simplicité. Le plus terrible des enfans , au lieu de dire : un vent de nord. On le personnifie: Les flancs du nord, image bien plus grande que n’en présente cette outre d’Eole, d’où Virgile épanche les vents conjures contre les vaisseaux d’Enée. Eût porté jusques-là. Puisque le Chêne a résisté à tous les orages qui ont soufflé jusqu’à ce moment, il falloit bien qu’il fut plus fort qu’eux. Pour en venir à bout, le Nord enfante tout exprès et déchaîne contre lui un ennemi tout nouveau. •
(14) L’arbre tient bon, le Roseau plie. Voila nos deux acteurs en situation parallèle. Les caractères se soutiennent à merveille) mais quelle sera l’issue de cette lutte terrible ?
(15) Et fait si Bien qu’il déracine. La Victoire est complette; le vent pénètre; il fouille bien avant dans la terre pour en briser , et arracher ces racines si profondes, si étendues, sur lesquelles repose, comme sur d’antiques fondemens, toute la masse du colosse.
(16) Celui de qui la tête au ciel étoit voisine ,
Et dont les pieds touchoient à l’empire des morts. L’antithèse et l’hyperbole qui règnent dans ces deux derniers vers, les rendent sublimes. On croit voir réunies dans un même tableau ,les deux extrémités de la création.
On sait gré à Malherbe d’avoir dit (Ode à Henry IV, p.27), les Chênes et leurs Racines, qu’il avoit sans doute imité d’Homère (Iliad, L. XI. v. 537 ). Il y a bien plus de poésie à animer ces racines en les appelant des pieds.
Les deux vers, de la Fontaine sont une belle traduction de ce passage de Virgile :
Qua quantum vertice ad auras OEtheruns, tantum radice ad Tartara tendit.
( Georg. L. II. vers 291, 292.)
Virgile avoit dû lui-même cette image à deux poètes grecs d’avant lui. Callimaque, dans son hymne à Cérès, peint d’un seul trait un Chêne consacré à cette déesse ; content de cette image, il l’applique bientôt à la déesse elle-même, « Ses pieds, dit-il, touchent à la terre, et sa tête à l’olympe.» C’est l’image sous laquelle Homère, le père de l’antique poésie, musé fait voir la discorde : Elle rampe, et bientôt levant son front d’airain, Porte sa tête aux cieux et marche sur la terre.
( Traduct. de Rochefort).
La Fontaine n’a point altéré le sublime de ces peintures.
La mémoire se recueille et l’esprit se repose avec intérêt sur ces magnifiques trophées de la victoire que le vent a remportée. On admire encore ce Chêne même après sa chute ; et le lecteur, à la vue de ces tableaux, à la fois magnifiques et lugubres, n’a pas besoin que le poète lui donne une leçon directe de la fragilité des grandeurs , et du bonheur qui accompagne la médiocrité. (Le chêne et le Roseau, analyses).