Charles Batteux
Homme d’église, critique et moraliste – Le Chêne et le Roseau
Le Chêne et le Roseau, Jean de La Fontaine
La Fontaine mettait au rang de ses meilleures fables celle du Chêne et du Roseau. Avant que de la lire, essayons nous-mêmes quelles seraient les idées que la nature nous présenterait sur ce sujet. Prenons les devants, pour voir si l’auteur suivra la même route que nous.
Dès qu’on nous annonce le Chêne et le Roseau, nous sommes frappés par le contraste du grand avec le petit, du fort avec le faible. Voilà une première idée qui nous est donnée par le seul titre du sujet. Nous serions choqués, si, dans le récit du poète, elle se trouvait renversée de manière qu’on accorda à la force et la grandeur au Roseau, et la petitesse avec la faiblesse au Chêne; nous ne manquerions pas de réclamer les droits de la nature, et de dire qu’elle n’est pas rendue, qu’elle n’est pas imitée. L’auteur est donc lié par le seul litre.
Si on suppose que ces deux plantes se parlent, la supposition une fois accordée, on sent que le Chêne doit parler avec hauteur et avec confiance, le Roseau avec modestie et simplicité; c’est encore la nature qui le demande. Cependant, comme il arrive presque toujours que ceux qui prennent le ton haut sont des sots, et que les gens modestes ont raison , on ne serait point surpris ni fâché de voir l’orgueil du Chêne abattu, et la modestie du Roseau préservée. Mais cette idée est enveloppée dans les circonstances d’un événement qu’on ne conçoit pas encore.
Hâtons-nous de voir comment l’auteur le développera.
– Le Chêne un jour dit au Roseau :
– “Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ;
Le discours est direct. Le Chêne ne dit point au Roseau : qu’il avait bien sujet d’accuser la nature, mais: Vous avez… Cette manière est beaucoup plus vive; on croit entendre les acteurs mêmes : le discours est ce qu’on appelle dramatique. Ce second vers, d’ailleurs, contient la proposition du sujet, et marque quel sera le ton de tout le discours. Le Chêne montre déjà du sentiment et de la compassion, mais cette compassion orgueilleuse par laquelle on fait sentir au malheureux les avantages qu’on a sur lui.
– Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Cette idée que le Chêne donne de la faiblesse du Roseau est bien vive et bien humiliante pour le Roseau ; elle tient de l’insulte: le plus petit des oiseaux est pour vous un poids qui vous incommode.
– Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau ,
Vous oblige à baisser la tête.
C’est la même pensée présentée sous une autre image. Le Chêne ne raisonne que par des exemples ; c’est la manière de raisonner la plus sensible, parce qu’elle frappe l’imagination en même temps que l’esprit. D’aventure est un terme un peu vieux, dont la naïveté est poétique. Rider la face de l’eau est une image juste et agréable : Vous oblige à baisser la tête ; ces trois vers sont doux : il semble que le Chêne s’abaisse à ce ton de bonté par pitié pour le Roseau. Il va parler de lui-même eu bien d’autres termes :
– Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Quelle noblesse dans les images! Quelle fierté dans les expressions et dans les tours ! Cependant que, tenue noble et majestueux! au Caucase pareil, comparaison hyperbolique; non content d’arrêter les rayons du soleil : arrêter marque une sorte d’empire et de supériorité ; sur qui? sur le soleil même ; brave l’effort : braver ne signifie pas seulement résister, mais résister avec insolence. Ce n’est point à la tempête seulement qu’il résiste, mais à son effort. Le singulier est ici plus poétique que le pluriel. Ces trois vers, dont l’harmonie est forte, pleine, les idées grandes, nobles, figurent avec les trois précédents, dont l’harmonie est douce, de même que les idées : observez encore front et arrêter, à l’hémistiche.
– Tout vous est aquilon ; tout me semble zéphyr.
Le Chêne revient à son parallèle, si flatteur pour son amour-propre ; et, pour le rendre plus sensible, il le réduit en deux mots : tout vous est réellement aquilon; et à moi, tout me semble zéphyr. Le contraste est observé partout, jusque dans l’harmonie : tout me semble zéphyr est beaucoup plus doux que tout vous est aquilon; mais quelle énergie dans la brièveté ! Continuons :
– Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l’orage ;
L’orgueil du Chêne était content; peut-être même, qu’il avait un peu rougi. Il reprend son premier ton de compassion , pour engager adroitement le Roseau à consentir aux louanges qu’il s’est données, et à flatter encore son amour-propre par un aveu plaintif de sa faiblesse. Mais, malgré ce ton de compassion, il sait toujours mêler dans son discours les expressions du ton avantageux. A l’abri est vain et orgueilleux dans la bouche du Chêne. Du feuillage dont je couvre le voisinage : de son feuillage eût été trop succint et trop simple ; mais dont je couvre, cela étend l’idée et fait image. Le voisinage, terme juste, mais qui n’est pas sans enflure. Je vous défendrais de l’orage : Je… Qu’il y a de plaisir à se donner soi-même pour quelqu’un qui protège!
– Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent*.
Ce tour est poétique, et même de la haute poésie ; ce qui ne messied pas dans la bouche du Chêne.
– La nature envers vous me semble injuste.
C’est la conclusion , que le Chêne prononça sans doute en appuyant, et avec une pitié désobligeante, quoique réelle et véritable.
On attend avec impatience la réponse du Roseau. Si on pouvait la lui inspirer, on ne manquerait point de l’assaisonner. La Fontaine, qui a su faire naître l’intérêt, ne sera point embarrassé pour le satisfaire. La réponse du Roseau sera polie, mais sèche, et on n’en sera point surpris.
– Votre compassion, lui répondit l’arbuste,
Part d’un bon naturel.
C’est précisément une contre-vérité. Le Roseau n’a pas voulu lui dire qu’elle parlait de l’orgueil ; mais seulement il lui fait sentir qu’il en avait examiné et vu le principe : c’était au Chêne à comprendre ce discours. Tout ce qui suit est sec, et même menaçant :
– ……………. mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin………………………………..
Le propos n’est pas long, mais il est énergique. Les acteurs n’ont plus rien à se dire ; c’est au poète a achever le récit. Il prend le ton de la matière; il peint un orage furieux.
– “Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
Le vent part de l’extrémité de l’horizon ; sa rapidité s’augmente dans sa course : il y a image. Au lieu de dire un vent du nord, on le personnifie , et la périphrase donne de la noblesse à l’idée , et de l’espace pour placer l’harmonie.
– L’arbre tient bon, le roseau plie.
Voilà nos deux acteurs en situation parallèle.
– Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.
Ces vers sont beaux, nobles ; l’antithèse et l’hyperbole qui règnent dans les deux derniers les rendent sublimes.
Le poète , comme on le voit, a suivi les idées. que le sujet présente naturellement : c’est ce qui fait la vérité de son récit. Mais il a su revêtir ce fonds de tous les ornements qui pouvaient lui convenir : c’est ce qui en fait la beauté. Ses pensées, ses expressions, ses tours, forment un accord parfait avec le sujet : toutes les parties en sont assorties et liées, au dedans par la suite et l’ordre des pensées, au dehors par la forme du style, et nous présentent parce moyen un tableau de l’art, où tout est grâce et vérité. Joignez à cela le sentiment qui règne partout, qui anime tout d’un bout à l’autre. Cette pièce a tout ce qu’on peut désirer pour une fable parfaite.
- Le Chêne et le Roseau par Charles Batteux.