Clodomir-Joseph Rouzé
Auteur de manuel scolaires, analyses des fables – Le Chêne et le Roseau
Le Chêne et le Roseau analyse littéraire par Clodomir Rouzé
Tous les commentateurs se sont accordés à reconnaître que la fable du Chêne ci du Roseau est un des plus beaux apologues de la Fontaine, et Champfort, qui s’est parfois montré très difficile, déclare qu’il n’en connaît pas de plus parlait. Pour que le lecteur se rende un compte plus exact de ce qui, dans cette fable, appartient au fabuliste français, nous allons lui mettre sous les yeux le modèle qu’a. imité la Fontaine : nous voulons parler de la fable d’Ésope qui est intitulée « le Roseau et l’Olivier, » et dont voici la traduction littérale.
Le roseau et l’olivier par Ésope
« Un roseau et un olivier se disputaient au sujet do leur patience, de leur force et de leur sécurité. Le roseau, insulté par l’olivier comme étant sans force et cédant facilement à tous les vents, ne répondit rien. Et ayant attendu un peu de temps, comme un vent violent se mit à souffler, le roseau, agité et courbé par la tempête, échappa facilement; mais l’olivier, s’étant raidi contre le vent, fut mis en pièces par la violence de son souffle.
Morale :
— Cette fable montre que les hommes qui cèdent aux circonstances et aux plus puissants qu’eux, sont plus forts que ceux qui aiment à s’attaquer à de plus grands. »
A la nudité de cette narration froide et incolore, noire poète a substitué un petit drame, où les personnages se dépeignent eux-mêmes dans leurs propres discours, il n’y a point ajouté de moralité, parce que le contraste que présentent l’orgueil du chêne et la modestie du roseau, est tellement frappant ; le châtiment de l’un et la sécurité de l’autre, au milieu de la plus affreuse tempête, offrent une leçon si claire et si saisissante, que les intelligences les moins vives tirent tout spontanément de la fable l’enseignement qu’elle renferme.
Remarquons tout d’abord que la Fontaine a remplacé l’olivier du fabuliste grec, qui est considéré comme l’emblème de la paix, par le chêne, qui est dans tous les pays-le symbole de la force, de sorte que le contraste est bien plus frappant, et nous prépare beaucoup mieux à tirer la morale de la fable. Le chêne est le roi dés arbres de nos forêts; il était, dans l’antiquité, consacré au roi des dieux, Jupiter; c’était aussi l’arbre sacré des Druides. Si le vent ne le respecte pas, quel arbre pourrait se flatter d’échopper aux coups de la tempête ? El cependant, tandis que personnage tout-puissant va être déraciné par l’aquilon, un pauvre petit roseau, grâce à son humilité et à la facilité même avec laquelle il plie, aura la vie sauve !
La Fontaine ne pouvait mieux choisir ses personnages pour représenter deux hommes placés aux deux extrémités de l’échelle sociale. Voyons maintenant avec quel art il leur fait tenir le langage qui convient à leur position.
L’apologue commence tout simplement, sur le ton de la narration.
Le chêne, un jour, dit au roseau :
Vous avez bien sujet d’accuser la nature.
Dès les premiers mots, vous voyez percer ce ton de commisération dédaigneuse avec laquelle les grands semblent s’apitoyer sur les imperfections ou sur les malheurs d’autrui, mais qui n’insistent sur ces faiblesses ou sur ces infortunes nue pour mieux faire valoir leur supériorité. Le chêne veut bien abaisser sa grandeur jusqu’à adresser familièrement la parole à un simple petit roseau, et son langage, quand il parle de ce chétif arbuste, daigne aussi devenir familier :
Vous avez bien sujet…
En un seul vers, il lui fait sentir toute sa faiblisse dans cette image si vraie :
Un roitelet, pour vous, est un pesant fardeau ;
et naturellement, il complète tout bas le tableau en se disant : « tandis que les aigles et les plus gros oiseaux ne sauraient faire plier la plus petite de mes branches. »
Mais il n’a pas encore poussé assez loin l’humiliation dont sa pitié dédaigneuse est remplie : il va maintenant faire sentir au roseau toute son infériorité dans les vers suivants :
Le moindre vent qui d’aventure
c’est-à-dire, par hasard, sans qu’on s’y attende, au milieu de l’atmosphère sereine d’un beau jour,
Fait rider la face de l’eau
c’est-à-dire, souffle si doucement que la surface de l’eau se plisse à peine. Mais comme le langage de la Fontaine est plus poétique! Remarquez ces mots : rider la face, qui dépeignent si bien l’effet que produit un vent léger sur une eau dormante.
Vous oblige à baisser la tête ;
Voilà donc la faiblesse du roseau parfaitement décrite. Le chêne n’a épargné aucun détail. Mais ce serait trop peu que d’avoir ainsi abaissé son interlocuteur ; sa vanité ne serait pas satisfaite, si à ce tableau des imperfections du roseau, il n’opposait pas la peinture de sa grandeur. Nous allons voir le langage du poète s’élever à la plus grande magnificence lorsqu’il nous parlera de la puissance du chêne.
Cependant que mon front au Caucase pareil
c’est-à-dire, pendant ce temps que, tandis que mon front.,. Le chêne se transfigure; il devient réellement un homme, ou plutôt un de ces titans gigantesques dont la taille, qu’une hyperbole hardie nous montre aussi haute que le Caucase, faisait trembler Jupiter lui-même!
Le chêne est plus puissant que le dieu du jour !
Non content d’arrêter les rayons du soleil, et il porte un défi audacieux à la violence de l’aquilon :
Brave l’effort de la tempête, Dans ce magnifique tableau, tout plein de réminiscences des poètes classiques qu’il avait sans cesse sous les yeux, la Fontaine les surpasse tous par l’énergie ou le pittoresque de l’expression. Nous le verrons s’élever plus haut encore dans le tableau dramatique qui finit ce petit poème.
Le chêne, après avoir fait un tableau si pompeux de sa puissance, montre toute la distance qui le sépare du roseau dans l’antithèse que présente ce petit vers :
Tout vous est aquilon..,
c’est-à-dire, les déplacements les plus légers de l’air sont, pour vous, aussi violents que l’aquilon : vous vous courbez sans cesse au moindre soufflé; tandis que
tout me semble zéphyr,
Les vents les plus impétueux ne me font pas plier et me semblent aussi impuissants que la brise la plus douce.
Les grands ne font jamais mieux sentir aux humilies leur infériorité, qu’en leur offrant de les protéger : le chêne plaint le roseau de n’être pas né à l’abri de son feuillage, et rien n’égale le naturel du langage que lui prête le fabuliste.
Encor, si vous naissiez à. l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir;
Je vous défendrais de l‘orage.
Vous croyez voir et entendre un grand seigneur qui couvre de sa protection tout ce qui l’entoure. Le feuillage du chêne semble prendre des proportions démesurées. Notons en passant que l’on dit en prose, défendre contre. L’expression de la Fontaine est toute latine.
Puis, le chêne reprend le ton de commisération qu’il avait au commencement de son discours :
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
Remarquez cette périphrase pompeuse qui signifie, en prose vulgaire, sur le bord de l’eau. C’est ainsi que les poètes relèvent, par le pittoresque de leurs images, les idées les plus simples et les plus communes.
Enfin, le chêne termine, comme il avait commencé, en revenant sur L’injustice de la nature :
La nature envers vous me semble bien injuste.
A cette fausse pitié, à celte compassion méprisante, le roseau, qui est humble, mais qui ne manque pas d’esprit naturel, répond avec une ironie que semble n’avoir pas comprise Champfort : car il est impossible d’admettre avec lui que le roseau soit surtout frappé « de la bonté que le chêne a montrée, et avec laquelle il a rendu aimable le sentiment de sa supériorité. » Non, non ! le roseau n’est pas si sot ! A la présomption et à la vanité du grand personnage, il répond par l’ironie; mais cette ironie est tellement habile qu’elle se déguise; les faibles d’ailleurs, nous le savons bien tous, ne peuvent point se moquer tout haut de l’outrecuidance des puissants.
Votre compassion, lui répondit l’arbuste,
Part d’un bon naturel…
Le roseau pourrait-il croire que c’est une bonté réelle qui a inspiré au chêne une pitié si dédaigneuse ! Voyez au contraire avec quelle finesse il répond à toutes les vanteries de son interlocuteur :
Mais quittez ce souci.
c’est-à-dire, que votre âme ne se tourmente pas tant au sujet de ma sécurité. Je n’ai que faire de votre protection !
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Et il le prouve :
Je plie, et ne romps pas!
Non content de se mettre en parallèle avec le chêne, il ose même se dire supérieur à. lui; et enfin il lui adresse avec fierté, cet avertissement qui est tout plein de menaces :
Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin !
(Notons encore en passant ce latinisme « résister contre » que l’on aperçoit à peine, grâce à la disposition des vers.)
La fin ne se fait pas attendre, et le châtiment n’arrive point ici avec cette allure boiteuse et lente que lui ont prêtée les poètes.
… Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eut porté jusque-là dans ses flancs.
Tout prend un corps et se personnifie dans l’imagination des poètes. Le Nord devient le père des vents furieux et des tempêtes. On sait que l’aquilon est le vent du nord. Pour mieux sentir la magnificence du langage de la Fontaine, traduisez en simple prose les trois vers qui précèdent : « aussitôt s’élève du nord un vent terrible, » voilà, si j’ose dire, la pensée toute nue : lisez la Fontaine, et voyez comme les idées les plus abstraites semblent prendre un corps, s’animer et vivre ! Le nord, cette conception géographique, devient une divinité qui porte les tempêtes dans ses flancs.
Voilà nos deux personnages aux prises avec ce terrible ennemi. Un seul vers nous montre, comme dans un petit tableau, l’attitude toute différente qu’ils gardent en se défendant contre la tempête.
L’arbre tient bon ; le roseau plie.
Tient bon, qui semblerait ailleurs très familier, est ici plein d’énergie.
Écoutez maintenant; la rafale recommence et entraîne le dénouement.
Le veut redouble ses efforts
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
Le chêne est personnifié jusqu’à la fin de la fable : il a une tête, il a des pieds. Au milieu de la magnificence de ce tableau final, on ose à peine noter ce latinisme » au ciel était voisine. » L’image que contiennent les deux derniers vers a été empruntée à Virgile. Racan l’avait déjà traduite avant la Fontaine, eu parlant d’un chêne qui
Attache dans l’enfer ses fécondes racines
Et de ses larges bras touche le firmament.
Les racines des chênes sont plutôt puissantes que fécondes; et c’est plutôt de leur cime élevée que de leurs larges bras que ces arbres touchent le ciel.
Voltaire a dit aussi en parlant des Alpes :
Ces monts sourcilleux
Qui pressent les enfers et qui fendent les cieux.
Pressent est bien faible, et fendent n’est pas le terme propre. La Fontaine, au contraire, est ici supérieur à Virgile lui-même!
A ceux qui regretteraient que notre poète n’ait pas écrit la morale de cette fable, nous conseillerons de lire le Combat des Rats et des Belettes.
Ils y verront que la médiocrité est encore la meilleure garantie de notre sécurité et de notre bonheur.