Marie-Nicolas-Silvestre Guillon
Théologien, prêtre – Analyses – Le Corbeau et le Renard
Le Corbeau et le Renard, commentaires et analyses de MNS Guillon – 1803.
1) Maître Corbeau. Rabelais avait transporté ces expressions «la barreau dans son style familier; La Fontaine n’a fait que l’étendre à ses nouveaux personnages. L’application qu’il en fait en relève l’importance ; elle semble agrandir le théâtre, et appelle la. curiosité sur les acteurs. Voilà les deux maîtres, voleurs en présence ; on s’attend à voir des tours de maîtres Gonins, maîtres Courbes.
(2) Sur un arbre perché. J. J. Rousseau veut exclure l’apologue de l’éducation des enfants. C’est par cette fable qu’il prétend justifier sa sévérité contre tout le genre ; pas une, selon lui, qui ne soit au-dessus de la portée du jeune âge. Qu’est-ce, dit-il, qu’un arbre. perché ! La Fontaine ne parle pas ainsi. Il dit : sur un arbre perché. « Oui ; mais pour faire entendre l’inversion, il faut exposer ce que c’est que prose et que vers. » Sans doute il a fallu commencer par-là ; mais votre Émile sait lire peut-être. En est-il encore à ses premiers éléments ? ou vaudrait-il moins que le sauvage et l’homme de l’enfance du monde, pour qui la poésie ne fut point un langage inconnu ?
(3) Par l’odeur alléché. Attiré, comme bien des animaux le sont par l’odeur ou par la vue du lait. L’image s’en retrouve dans l’étymologie latine du mot allécher, allicere , que l’on aurait dû conserver dans la prose comme dans les vers. Pourquoi supposer , avec J. J. , que le Renard vienne de loin ? La scène se passe dans un bois ; le Renard ne peut-il avoir son terrier près de l’arbre où le Corbeau se trouve perché ?
(4) Lui tint à-peu-près ce Langage. Ne croirait-on pas que La Fontaine a été témoin de l’aventure, qu’il a entendu la conversation, et que son exactitude portée jusqu’au scrupule , ne craint que de ne pas rapporter avec assez de fidélité les paroles du Renard?
(5) Eh ! bonjour. Le ton familier suppose une connaissance déjà faite, par conséquent dispense des préliminaires. Monsieur du Corbeau., Votre Émile sait bien que la fable est le tableau de la société ; donc, qu’elle en doit retracer le langage. Du Corbeau si
titre d’honneur, bien mieux dans le style de la fable, que la simple appellation de monsieur le Corbeau. Tout flatteur a l’abord si respectueux.
(6) Que vous êtes joli! que vous me semblez beau ! J.J. Rousseau citait probablement de mémoire; il a écrit : que vous êtes charmant, que vous me semblez beau ! Et il s’écrie: cheville, redondance inutile ! La Fontaine entendait mieux l’art des gradation ; il a dit : que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! Ces ex pressions ne sont point synonymes. Ce qui est joli plaît au premier aperçu ; ce qui est beau attache ; le joli commence la séduction, le beau l’achève et la fixe. Le Corbeau réunit et ce que l’on aime et ce que l’on admire. Cette exagération n’est pas perdue pour l’élève ; il fait d’avance des vœux contre le stupide animal qui se laisse ainsi cajoler.
(7) Sans mentir.“il ment toutefois en protestant de sa sincérité.” Eh! n’est-ce pas-là le ton des sociétés ? Fait pour vivre avec les hommes, que votre élève apprenne de bonne heure à s’en défier et à ne pas croire légèrement à leurs paroles.
(8) … Si votre ramage
Se rapporte à votre plumage. Ce qu’il y a de plus perfide dans la flatterie, c’est l’art avec lequel elle sait intéresser l’amour-propre, non seulement dans les éloges qu’elle lui prodigue, mais dans les soupçons qu’elle laisse tomber sur les perfections; comment alors résister à cette espèce de défi ? Il faut bien venger sa réputation, et montrer que la beauté de la voix se rapporte a celle du plumage.
(9) Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. Émile demande ce que c’est que le Phénix. Je lui réponds que les poètes nous parlent d’un oiseau d’une admirable beauté, unique dans son espèce. Je pourrai même lui citer la magnifique description que Claudien en a faite ; une autre fois je lui dirai ce qu’il doit penser de ces fictions. Émile va conclure avec le Corbeau de la fable , qu’il est un oiseau admirable et sans pareil. C’est notre ancienne comédie qui avait transmis à La Fontaine ainsi qu’à Despréaux ; cette similitude : « Celle que je vous ai promise est le phénix des servantes, » dit-on, dans la farce de Gros Guillaume. ( Anecd. Dram. T. I.p. 34o). Des hôtes de ces bois. Figure brillante souvent imitée depuis La Fontaine.
(10) A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie. II faut, nous dit-on, des passions déjà bien vives pour avoir éprouvé que l’excès de la joie en détruit le sentiment. Mais Émile est-il condamné à ne connaître que ce dont il aura fait, une expérience personnelle ?
(11) Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie . Ce vers est admirable, l’harmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert, j’entends tomber le fromage à travers les branches. J. J Rousseau.
(12) Le Renard s’en saisit, et dit : mon bon monsieur, Apprenez que tout flatteur. Voila l’orgueilleuse crédulité du Corbeau punie d’abord par la perte de son butin , ensuite par l’insulte. Plus l’ironie est amère, plus la correction est profitable. — Remarquez, en passant, que monsieur rime mal avec flatteur, à cause de la différence de prononciation.
(13) Vit aux dépens de celui qui l’écoute. « Jamais, dit J. J. Rousseau, enfant de dix ans n’entendit ce vers-là. » Je suppose la chose vraie. Pour aider son intelligence, je mets à côté du vers de La Fontaine ce passage d’un autre fabuliste en parlant
du singe :
Il fait rire les gens ,
Se moque d’eux en face et vit à leurs dépens.
(Fablier Franç. L. XI fab. 17 ).
Eh bien ! mon jeune élève, est-il vrai que vous n’entendiez pas?
(14) Cette leçon vaut bien , etc. La morale est excellente ; si la plaisanterie est cruelle, elle est aussi bien méritée. Ce qu’il y a de très-adroit, de vraiment comique, c’est que la leçon faite au Corbeau dupé, lui vienne du Renard qui le dupe. — Le fabuliste allemand, Lessing, fait enlever par le Corbeau un morceau de chair empoisonnée, et le Renard trouve dans son vol même le châtiment de son vol . Richer donne au Corbeau sa revanche sur le Renard. L’exemple gagne jusqu’au poète , qui vole sans façon à La Fontaine plusieurs des traits de sa jolie fable.