Le soleil au gouffre des eaux
Vient d’ensevelir sa lumière ;
La fin du jour et des travaux,
Vers la cabane hospitalière,
Ramène en ce moment le peuple des hameaux.
Une plaine marécageuse
S’offre aux regards du pèlerin ;
En suspens il s’arrête et voit, avec chagrin,
Au bout de l’horizon une nue orageuse,
Prête à voiler du ciel l’éclat pur et serein.
Tandis que sa vue indécise
S’égare à travers les brouillards,
Une jeune bergère, au pied d’un saule assise,
Soudain se montre à ses regards.
le pèlerin.
Ne pouvez-vous, ô jouvencelle,
Que mon ange amène en ces lieux,
Me dire quel chemin conduit à la chapelle
De la Vierge, mère de Dieu?
la bergère.
Bon pèlerin, la nuit s’avance,
L’orage vient, et, sans danger,
Au sein de cette plaine immense
Vous ne pouvez vous engager.
Venez plutôt dans notre asile,
Près de mon père et de mes sœurs,
D’un repos qui vous est utile
Goûter les tranquilles douceurs.
le pèlerin.
A mon vœu sans être infidèle
Je ne le puis. De Compostelle
D’où je reviens en ce moment,
A Saint-Jacques j’ai fait serment
Que, durant mon pèlerinage,
Soit au castel, soit au village,
Refusant l’hospitalité,
A la porte d’un hermitage
Ou d’un lieu saint et respecté,
Seul à genoux sur une pierre,
Malgré la rigueur des saisons,
Je passerais la nuit entière
A réciter des oraisons,
Bientôt je vais rentrer au sein de ma famille,
Mon épouse, un fils, une fille,
Objets si chers à mon amour,
Attendent mon prochain retour,
Bergère, si mon sort vous touche,
Daignez m’apprendre mon chemin
Et je dormirai dans ma couche,
Le ciel m’aidant, après demain.
la bergère.
Pour vous quels périls je redoute !
Des précipices, des marais
S’opposeront à votre route.
Plus loin s’étendent des forêts
Par d’affreux brigands désolées,
Même on dit qu’elles sont peuplées
De lutins et de farfadets.
De plus d’une tragique histoire
Je pourrais vous entretenir ;
Mais la nuit commence à venir ;
Bon pèlerin, veuillez m’en croire,
Déjà s’épaissit le brouillard ;
Plus de crainte, plus de retard,
Dans notre rustique héritage
Venez vous délasser un peu,
Demain, fidèle à votre veau.
Vous poursuivrez votre voyage»
Le pèlerin ainsi pressé
Par une offre trop séduisante,
Longtemps encore a balancé,
Car son esprit lui représente
Le grand Saint-Jacques courroucé.
Il cesse au conseil qu’on lui donne
D’opposer de nouveaux refus ;
Et de son péché tout confus,
Son ange gardien l’abandonne.
Bientôt après l’on entendit
Des éclats d’un rire sauvage
Retentir cette aride plage ;
Et l’écho seul leur répondit.
Du pauvre pèlerin la famille éplorée
En vain dix mois entiers espéra son retour.
Long-temps elle plaignit sa fin prématurée,
Et puis après le deuil le plaisir eut son tour.
Pour tromper les ennuis d’un précoce veuvage,
Sa femme, fraîche encor, dans l’été de son âge,
Sous le toit conjugal rassemblait quelquefois
Ses parents et peut-être un ami de son choix.
Certain soir au sortir de table
Où les mets d’un goût délectable,
Et les vins du défunt, prodigués largement,
Avaient provoqué l’enjoûment,
Autour du grand foyer, pour conter des histoires,
Les amis, les voisins fouillaient dans leurs mémoires,
Et chacun à son tour débitait de son mieux
Quelque trait dont l’horreur fait dresser les cheveux.
Novembre avait compté sa deuxième journée,
Et cette même nuit était la nuit des morts.
Le faîte de la cheminée
Assailli par les vents tremblait sous leurs efforts,
Et par leur haleine glacée
La pluie à grand bruit repoussée
Fatiguait de nombreux assauts
Les fenêtres et les carreaux.
On écoute, on se tait : légèrement troublée
La dame, maintenant maitresse du manoir,
Parle ainsi : « D’un conte bien noir
«Je voudrais à mon tour réjouir l’assemblée ;
«Je n’en sais point, et d’ailleurs, entre nous,
«Qui pourrait croire aux loups-garoux,
«Aux vampires, aux bucolâtres,
«Aux goules, à ces vieux récits
«Dont le soir frissonnent les pâtres
«Dans leur pauvre cabane assis.
« Ah ! si la tombe moins avare
«Rendait à nos embrassements
«Ceux dont sa rigueur nous sépare,
«Sensible à mes gémissements,
« Sans doute l’époux que je pleure
«Eût quitté sa froide demeure,
«Et m’eût dit au moins quelle mort
«Loin de nous a fini son sort.
«Pour obtenir du grand saint Jacques
«De quelques péchés le pardon,
«Il partit chargé d’un bourdon,
«Et c’était la veille de Pâques.
«Depuis ce temps un voile épais
«Enveloppe sa destinée ;
«Il est mort : veuve infortunée,
«Pour moi plus d’amour, plus de paix.
«Toutefois quand je me rappelle
«Les vertus qu’il avait jadis,
«Je me console et je me dis :
«Des époux le parfait modèle
«Ne peut être qu’en paradis.
« Non ! » s’écrie à ces mots une voix sépulcrale.
La lampe s’éteint à l’instant ;
Le vent redouble, et de la salle
La porte, avec fracas, s’ouvre à double battant.
Ô surprise ! ô terreur extrême !
Un spectre à la figure blême,
Debout, dans sa difformité
S’offre au regard épouvanté.
Il garde un silence farouche
Quelques moments, puis de sa bouche
Sortent ces mots : « Dans le cercueil,
«Tandis que je fais abstinence,
«Au lieu de gémir dans le deuil,
«Je vois qu’ici l’on fait bombance ;
«Et si les morts étaient méchants,
«Comme l’affirme plus d’un livre,
«Je devrais vous apprendre à vivre.
«Calmez-vous, je reviens céans
«Vous raconter mon aventure :
«Dans un marais, depuis deux ans,
«Mon corps languit sans sépulture ;
«Un lutin égarant mes pas
«Sous les traits d’une pastourelle,
«Je suivis ce guide infidèle
«Et je rencontrai le trépas.
«Pour me punir de ma faiblesse
«Le ciel veut que toutes les nuits,
«Victime de ses longs ennuis,
«Erre mon ame pécheresse.
«Mais qu’un ministre des autels
«Recueille mes restes mortels,
«Qu’ils dorment en terre bénie,
«D’après les ordres éternels ;
«Ma peine alors sera finie.
« Le spectre a dit, et comme un trait
Dans les ténèbres disparaît.
L’épouse, vous devez le croire,
Pour retirer du purgatoire
Celui qu’elle avait tant pleuré,
Alla prévenir le curé,
Et, grâce à son réquisitoire,
Le pèlerin fut enterré.
La dame désormais plus sage
De bien vivre fit le serment ;
Et pour supporter le veuvage
Se contenta d’un seul amant.
“Le pèlerin”