Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Le Singe et le Léopard
Le Singe avec le Léopard
Gagnaient de l’argent à la foire :
Ils affichaient chacun à part.
L’un d’eux disait : Messieurs, mon mérite et ma gloire
Sont connus en bon lieu ; le Roi m’a voulu voir ;
Et, si je meurs, il veut avoir
Un manchon de ma peau ; tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,
Et vergetée, et mouchetée.
La bigarrure plaît ; partant chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le Singe de sa part disait : Venez de grâce,
Venez, Messieurs. Je fais cent tours de passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon voisin Léopard l’a sur soi seulement ;
Moi, je l’ai dans l’esprit : votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,
Singe du Pape en son vivant,
Tout fraîchement en cette ville
Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler ;
Car il parle, on l’entend ; il sait danser, baller,
Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs !
Non, Messieurs, pour un sou ; si vous n’êtes contents,
Nous rendrons à chacun son argent à la porte.
Le Singe avait raison : ce n’est pas sur l’habit
Que la diversité me plaît, c’est dans l’esprit :
L’une fournit toujours des choses agréables ;
L’autre en moins d’un moment lasse les regardants.
Oh ! que de grands seigneurs, au Léopard semblables,
N’ont que l’habit pour tous talents !

Analyses de Chamfort
V. 1. Le singe avec le léopard.
Voilà encore une de ces fables qui ne pouvaient guère réussir que dans les mains de La Fontaine. Le sujet, si mince, prend tout de suite de l’agrément, et en quelque sorte un intérêt de curiosité, par l’idée de donner aux discours des personnages là forme et lé ton des charlatans de la foire. C’est par-là qu’il fait passer ce propos populaire, arrive en trois bateaux ; on pardonne ce trait en faveur de l’argent qu’on rendra à la porte. D’après un trait de la vie de La .Fontaine, que j’ai raconté, on a vu qu’il allait quelquefois entendre les charlatans de place , et on voit par cette fable qu’il ne perdait pas son temps.
Analyse et explication des fables de La Fontaine, par M. Charles Aubertin
Fable le Singe et le Léopard
1. Ésope, f. 13, Vulpes et Pardus ; 162, Vulpes et Pardalit. — Avianus, fable 40.
2. Affichaient. « Le singe et le léopard, mis en scène dans cette fable, «ont derrière le rideau, et sont censés parler par l’intermédiaire de leurs affiches respectives, ou des bateleurs qui les montrent.» (Edit. Moland, T. II, 161.)
3. Vergetée. « On appelle peau vergetée celle où paraissent de petites raies de différentes couleurs, et plus ordinairement rouges. » (Académie.)
4. Mouchetée. « Ces trois rimes féminines de suite font très bien ici parce qu’elles rappellent le débit redondant et emphatique d’un charlatan de place. » (Nodier.)
5. Partant, par conséquent. (De pertantum, pour autant.)— Aujourd’hui, ce mot est surtout un terme de pratique et de comptabilité.
6. De sa part, de son côté. Voy. p. 61, note 5, et p. 295, n. 7.
7. Gille. C’était aussi le nom d un personnage du Théâtre de la Foire : le niais. On disait : « faire les Gilles », jouer les rôles de Gille ou du niais.
8. En son vivant. Sur cette locution, roy. p. 255, note 6.
9. En trois bateaux. Manière de parler proverbiale dont on se servait autrefois pour exprimer l’importance et la pompe d’une arrivée. On disait aussi de quelqu’un dont on vantait trop la personne : II n’en vient que deux en trois bateaux.
10. Baller. vieux mot qui signifie danser, se divertir, — « Pour être un vrai galant (homme du monde), il faut toujours babiller, danser et baller. (Sarrasin.) De ce verbe ancien sont sortis bal, ballet, ballade, baladin qui sont restés dans le français moderne.