Introduction –1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11
De la reconnaissance envers Dieu.
La bouche ne peut proférer une seule parole de reconnaissance : et quelles actions de grâce seraient dignes de l’ami (Dieu) ? Chaque cheveu de ma tête est un de ses bienfaits ; comment trouver des remerciements pour ses dons inépuisables ? — Gloire au maître généreux qui a tiré ses serviteurs du néant ! Qui pourrait célébrer dignement sa bonté, puisque la louange est un de ses dons (1). Dans sa toute-puissance, le Créateur a tiré l’homme du limon ; il lui a donné la vie et l’intelligence, le sentiment et le cœur. Du jour où tu as été conçu jusqu’au terme de la vieillesse, vois de combien de faveurs sa main invisible t’a comblé. Il t’a créé pur afin que ta vie soit pure : l’homme impur est une honte pour la terre qu’il foule sous ses pieds. Nettoie sans relâche le miroir de ton cœur de la poussière qui le ternit : si la rouille l’envahit, il te sera impossible de lui rendre sa pureté.
Homme sage, souviens-toi que tu as été formé d’un grumeau de sang : bannis donc de ton cœur l’orgueil et l’égoïsme. Ton travail te procure le pain de chaque jour, mais ne tire pas vanité de la vigueur de tes bras. Faut-il donc que l’orgueil dérobe à ta vue le Dieu de bonté qui imprime le mouvement à ton bras et à ta main ! Le profit que tu tires de tes labeurs, c’est à la grâce divine que tu le dois, non à tes propres efforts. La force humaine est par elle-même incapable d’aucun résultat : remercie Celui qui lui accorde généreusement son assistance. Tu ne pourrais te tenir debout un seul moment, si du monde invisible, sa main ne te soutenait à chaque pas.
Quelle est l’origine de l’homme ? un fétus sans force ni mouvement, qui reçoit du lien ombilical sa nourriture journalière. Quand ce lien est tranché et qu’il cesse de lui porter sa subsistance, l’enfant saisit d’une main avide le sein de sa mère : tel l’étranger que le destin frappe d’une maladie cruelle reçoit, comme un breuvage salutaire, l’eau de son pays natal. Après qu’il s’est développé dans les flancs maternels et qu’il a puisé à ce réservoir la substance qui le soutenait, l’enfant porte ses lèvres aux deux mamelles chéries, aux deux sources qui lui apportent la vie. Le sein où il se réchauffe est pour lui un paradis qu’arrosent deux sources de lait pur, c’est l’arbre nourricier auquel il est suspendu comme un fruit délicat. Les veines des mamelles ne plongent-elles pas leurs racines dans le cœur ? tu le vois, en le nourrissant de son lait, c’est de son propre sang que sa mère le nourrit, et l’enfant suce avec avidité ce sang où Dieu a infusé un amour infini, l’amour maternel. Quand ses dents et ses bras ont acquis assez de force, on frotte d’aloès le sein qui l’a nourri, et l’amertume de ce suc lui fait oublier bientôt les mamelles et le lait qu’elles lui prodiguaient. — Toi aussi, homme, toi qui chancelles comme un enfant dans la voie du repentir, c’est à la patience que tu devras le pardon de tes fautes (2).
Reproches maternels.
Un jeune homme avait, dans un mouvement d’orgueil et de révolte, jeté le cœur de sa mère dans le feu de la douleur. Désespérée, la pauvre femme plaça devant lui son berceau et lui dit : « Enfant de peu d’amour et oublieux de tes promesses, n’as-tu pas été un être chétif, faible et gémissant ? Que de nuits sans sommeil j’ai passées à ton chevet ! Couché dans ce berceau, tu n’avais pas la force de chasser une mouche, et c’est toi qu’un misérable insecte pouvait tourmenter, c’est toi qui agis aujourd’hui en tyran orgueilleux ! Le jour viendra pourtant où, du fond de la tombe, il ne sera plus en ton pouvoir de repousser une fourmi ; le flambeau de tes yeux s’éteindra, et les vers du sépulcre suceront la moelle de ton cerveau. » — Ami, quand tu vois un aveugle chercher sans la trouver la route qui l’éloigné de l’abîme, si tu as la clairvoyance du cœur, adresse à Dieu des actions de grâce, sinon tu es aveugle toi aussi. Aucun maître ne t’a donné la science et la sagesse, c’est Dieu seul qui les a infusées dans ta substance ; s’il avait refusé à ton cœur la vue intérieure, le langage de la vérité ne serait que mensonge pour ton oreille.
De l’industrie divine dans la création de l’homme.
Vois comment la Providence, dans son art merveilleux, a formé ton doigt d’articulations différentes : ce serait être ignorant et fou que de tourner un doigt railleur vers l’œuvre de Dieu. Admire cet assemblage d’os et de muscles attachés et noués ensemble pour permettre à l’homme de se mouvoir ; sans les évolutions de la cheville, du genou et du pied, il resterait immobile à la même place. S’il lui est facile de se prosterner dans la prière, c’est que son épine dorsale n’est pas d’un seul morceau. Dieu, pour perfectionner le bloc d’argile dont l’homme est façonné, a combiné et ajusté deux cents pièces l’une à l’autre. — Être vaniteux, ton corps sillonné de veines ressemble à une prairie que trois cent soixante ruisseaux arrosent. Ta tête est le siège de la vue et de la pensée, du discernement et de la raison ; tes membres puisent leur force dans ton cœur, et ton cœur puise la sienne dans la science. Les brutes ont la tête humblement tournée vers la terre, et toi tu marches droit et élancé comme la lettre élif; pour se nourrir elles penchent la tête sur le sol, et toi tu portes noblement les aliments à ta bouche. Une créature telle que l’homme, née pour commander, ne doit incliner son front que devant Dieu. Dans sa bonté, Dieu te nourrit de froment et non de paille, il n’a pas voulu courber ton cou sur le pâturage comme le cou des ruminants. Mais ne te laisse pas égarer par ces dons extérieurs et vis d’une vie irréprochable : c’est ta conduite et non ta taille qui doit être droite, car, à ne voir que les dehors, Infidèles et Musulmans se valent. Dieu t’a donné des yeux, une bouche, des oreilles ; apprécie ces dons et n’agis pas en rebelle. Frappe d’une pierre l’ennemi qui t’attaque, mais ne sois pas assez téméraire pour déclarer la guerre à un allié. Les hommes que la sagesse et la reconnaissance inspirent savent, par leurs actions de grâce, retenir et fixer les faveurs de Dieu.
Le prince ingrat.
Un prince tomba de son cheval au pelage sombre, et se tordit les vertèbres du cou ; sa tête s’enfonça dans ses épaules comme celle de l’éléphant et ne put se mouvoir sans le reste du corps. Les médecins avouèrent leur impuissance : seul, un sage venu du pays grec rendit au cou sa position naturelle et en redressa les muscles. Sans lui, le malheureux prince fût resté paralysé [mais il oublia bientôt ce service signalé et ne prononça point le mot récompense] (3). Lorsque le philosophe se présenta à l’audience royale, ce monarque indigne ne daigna même pas le regarder; le sage étranger, surpris et confus, baissa la tête et s’éloigna, disant tout bas : « Si je n’avais hier remis son cou en place, il n’aurait pu le détourner en me voyant. » Il chargea ensuite un esclave de porter au roi une certaine herbe en prescrivant de la placer sur le feu d’une cassolette. La fumée de la plante provoqua chez le roi un éternuement qui déplaça de nouveau les muscles de la nuque et du cou. On courut après le médecin avec force excuses, mais c’est en vain qu’on le chercha, il avait disparu. — Toi aussi, lecteur, ne détourne pas la tête, au lieu de remercier le souverain Juge : demain tes supplications seraient inutiles. — Quelqu’un réprimandait sévèrement un enfant : « Créature orgueilleuse et funeste, lui disait-il, je t’avais donné une hache pour fendre du bois, et non pour démolir le mur de la mosquée. » — La langue est faite pour louer Dieu et le remercier, le sage n’en fait jamais l’instrument de la médisance. L’oreille est façonnée pour recueillir le Coran et les leçons de la morale ; elle doit rester fermée à la calomnie et au mensonge. Les yeux sont donnés à l’homme pour admirer les œuvres de Dieu, ils doivent ignorer les défauts du prochain et (surtout) d’un ami.
Merveilles de la Création; reconnaissance qu’elles doivent nous inspirer.
La lune splendeur des nuits et le soleil flambeau du jour, brillent au ciel pour ton repos et ta sécurité. Le zéphyr, serviteur empressé, étale sous tes pas le doux tapis du printemps. Le vent et la neige, la pluie et le nuage, la foudre qui éclate avec le bruit sec du mail, l’éclair qui scintille comme un glaive ne sont que des esclaves obéissants, qui font mûrir la semence par toi confiée à la terre. Si tu ne souffres pas des ardeurs de la soif, c’est que le nuage s’avance semblable au sakka (porteur d’eau), l’outre sur l’épaule. La terre déroule sous tes yeux ses riantes couleurs ; elle offre à ton odorat ses parfums, à ton palais ses fruits savoureux. L’abeille te prodigue son miel, l’air sa manne bienfaisante (4). Pour toi la datte naît du palmier et le palmier du noyau ; la merveilleuse structure du palmier excite l’admiration des jardiniers. Dieu a créé pour ton service le soleil, la lune et les pléiades, lampes suspendues aux voûtes de ton château. Pour toi la rose naît du buisson, le musc des flancs du chevrotain ; l’or sort de la mine, le tendre feuillage de la branche dénudée (5). Dieu accorde à ses créatures, quand il lui plaît, une nourriture délicate et il les comble de faveurs. Le cœur doit s’associer sans cesse aux actions de grâce que la bouche seule serait incapable d’exprimer. — Seigneur, ma vue se trouble et mon cœur saigne à la pensée que tes bontés surpassent mes remerciements. Les reptiles et les hôtes de l’air, les fourmis et les poissons, que dis-je, les cohortes séraphiques, au plus haut des cieux, savent à peine balbutier tes louanges ; l’univers entier ne récite qu’un seul d’entre les milliers d’hymnes dictés par la reconnaissance. Arrête-toi, Saadi, et ferme ton livre, car tu t’engages sur une route qui n’a pas de limites. L’homme ne connaît le prix des jours de bonheur que lorsqu’il gémit sous le poids de l’infortune. Dans les années de disette, l’hiver, si cruel au pauvre, passe avec rapidité pour le riche. L’homme bien portant qui ne connaît ni la douleur ni l’insomnie, oublie facilement de remercier Dieu de ses faveurs. Si tu marches d’un pas assuré et rapide, tends en retour une main secourable au faible qui se traîne péniblement. Le jeune homme doit assistance à la vieillesse débile, le riche doit compassion aux misères du pauvre. Comment les riverains de l’Oxus sauraient-ils combien l’eau est chose précieuse ? C’est aux voyageurs égarés sous un soleil ardent qu’il faut le demander. L’Arabe campé sur les rives du Tigre a-t-il souci de la caravane qui traverse les déserts arides de Zéroud ! (6) Pour connaître le prix de la santé il faut avoir longtemps souffert des ardeurs de la fièvre. La nuit ne paraît pas longue au riche qui repose sur une couche moelleuse; elle est bien longue cependant pour le malade qui se débat dans les convulsions de la douleur. Le monarque fortuné qui se réveille aux sons de la fanfare matinale, sait-il ce qu’a été la nuit pour le pauvre veilleur ?
Thogrul Beg et l’Hindou (7)
On raconte que, par une froide nuit d’automne, Thogrul rencontra un Hindou chargé des rondes de nuit dans le palais. Transi de froid sous la neige, la pluie, les rafales de vent, le malheureux tremblait comme la lumière vacillante de l’étoile Soheïl (8). Le sultan se sentit ému de pitié. « Voici ma pelisse de fourrure, lui dit-il, tu t’en revêtiras dans un moment: reste sous l’abri de ce toit en attendant que je te la fasse apporter par un page. » Il dit et, l’aquilon redoublant de violence, le prince rentra dans son palais. — Son cœur avait alors quelque inclination pour une jeune et belle esclave de sa suite; en revoyant cette séduisante fille, le prince oublia le pauvre Hindou; quant à celui-ci, ses épaules ne sentirent pas la douce chaleur de la pelisse dont le nom avait charmé ses oreilles. N’était-ce pas assez des tortures du froid, le destin devait-il y ajouter celles de l’attente ? — Ecoute les paroles que le veilleur adressa le lendemain au roi qui avait dormi du sommeil de l’insouciance : « C’est le bonheur sans doute qui t’a rendu oublieux quand tu tenais ton esclave dans tes bras : la nuit qui s’est passée pour toi dans la joie et les voluptés, peux-tu savoir ce qu’elle a été pour moi ? » — Les voyageurs assis autour de la marmite fumante s’inquiètent bien, en vérité, de la caravane perdue dans les sables du désert ! Pilote, mets ta chaloupe à flot, voilà des malheureux qui vont être submergés. Voyageurs jeunes et alertes, ralentissez le pas, il y a dans la caravane des vieillards dont la marche est chancelante. — Toi qui dors mollement bercé dans ta litière, tandis que le chamelier tire les bêtes de sommé par le licou, veux-tu savoir ce que coûte de fatigue un voyage à travers les plaines et les montagnes, les rochers et le sable, interroge les piétons qui sont restés en arrière. Porté sur le dos d’un dromadaire solide comme un roc, tu ne saurais compatir aux souffrances de ceux qui font la route à pied. Les heureux de ce monde qui dorment en paix sous un toit hospitalier, s’inquiètent-ils des misérables en proie aux tortures de la faim ?
On trouve toujours plus malheureux que soi.
Des archers avaient garrotté les mains d’un voleur. Le pauvre hère veillait inquiet et le cœur brisé, lorsqu’une plainte vint troubler le silence de la nuit sombre, c’était un mendiant qui se lamentait sur sa misère. Le prisonnier, en entendant ses gémissements, lui cria : « Jusques à quand pleureras-tu ta détresse ? Que ne dors-tu plutôt ! Va, pauvre mendiant, tu devrais rendre grâce à Dieu de ce que les archers n’ont pas serré tes mains dans des liens étroits. Cesse de te plaindre de ta misère, quand tu rencontres de plus misérables que toi. »
Un pauvre à demi-nu emprunta un dirhem, et s’acheta une peau non tannée dont il se couvrit le corps. « Destin cruel ! disait-il tout en pleurs, sous cette rude enveloppe, mon corps étouffe de chaleur pendant les ardeurs de l’été ! » L’ignorant se lamentait encore, lorsque du fond d’un cachot se firent entendre ces paroles: « Ingrat, cesse de te plaindre, tu devrais remercier le ciel qui n’a pas serré tes mains et tes pieds dans d’étroites courroies de cuir. »
Un individu passait près d’un religieux ; il le prit pour un juif et lui asséna un coup de poing sur la nuque. Sans s’émouvoir, le dévot le pria d’accepter sa tunique. L’agresseur s’écria tout confus: « Je viens de commettre une faute pour laquelle j’implore votre pardon. Comment aurais-je mérité ce cadeau? — Je tiens à te l’offrir, répondit le soufi, pour remercier le ciel de ce que je ne suis pas l’homme que tu croyais. »
Un voyageur épuisé de fatigue disait en gémissant: « Y a-t-il un être plus malheureux que moi dans ce désert ? » Un âne qui cheminait sous un pesant fardeau lui répondit: « Tête folle, de quel droit accuserais-tu, toi aussi, la destinée? Tu n’as pas, il est vrai, un âne pour te porter, mais remercie Dieu qui a fait de toi un homme et non pas une bête de somme. »
La leçon de l’ivrogne.
Un lecteur du Coran vit un ivrogne étendu par terre ; le savant s’enorgueillit de la pureté et de la sévérité de ses mœurs et, tout fier, passa son chemin sans jeter un regard sur ce malheureux. Mais celui-ci, relevant la tète, lui dit : « Homme de bien, remercie Dieu des vertus qu’il t’a données en partage, mais prends garde que l’orgueil ne te les fasse perdre. Ne souris pas de pitié à la vue de l’homme captif dans les entraves du péché, et redoute d’y tomber à ton tour. Crois-tu donc après tout qu’il soit difficile au destin de te renverser comme moi sous l’étreinte de l’ivresse ? » Le ciel t’a dévolu la mosquée, ne flétris pas ceux à qui il a assigné l’église. Pieux musulman, joins dévotement les mains, et remercie Dieu de n’avoir pas ceint tes reins de la ceinture des Mages (Guèbres). L’homme ne va pas de lui-même à l’idéal, il y est attiré par une force irrésistible (Variante, par l’amour).
Qu’il faut considérer non pas les œuvres de la création en elles-mêmes, mais la cause première.
Vois d’où émanent les décrets du destin : car c’est être aveugle que de se fier aux créatures. Dieu a déposé dans le miel une vertu curative, vertu impuissante toutefois contre l’heure fatale ; c’est un breuvage salutaire aux vivants, mais la mort est un mal sans remède. La canne à sucre possède aussi des propriétés bienfaisantes pour le malade que la vie n’abandonne pas encore, mais quand l’âme est prête à s’échapper dans les affres de l’agonie, à quoi sert de verser du miel sur des lèvres expirantes ? — A un blessé dont la tête avait été cassée d’un coup de massue, on conseillait une friction de bois de sandal ! (9). — Fuis le péril autant qu’il dépend de toi, mais ne lutte pas contre la main de fer du destin. Tant que le corps digère aliments et boissons, il conserve sa vigueur et l’éclat de la santé. L’humide et le sec, le froid et le chaud se mêlent en lui et il doit son organisation à leur combinaison; mais qu’un de ces éléments vienne à prédominer sur les autres, aussitôt l’équilibre de l’organisme est détruit. Que le souffle de la respiration cesse de rafraîchir le corps, les ardeurs de l’estomac le consument; que l’estomac cesse de cuire les aliments, la frêle machine se brise. Or la sagesse défend de s’unir à des alliés parmi lesquels la concorde n’existe pas. Ne crois pas que tu doives ta force à la nutrition : c’est la Providence seule qui te nourrit. J’en atteste le Dieu de vérité, quand même tu ferais le sacrifice de ta vie, tu n’aurais pas assez payé ta dette de reconnaissance. En te prosternant, le front dans la poussière, glorifie le Seigneur et oublie ta propre existence. La prière, les invocations, le recueillement sont des actes de mendicité : la fierté sied-elle donc au mendiant ? Tu remplis scrupuleusement, je l’admets, tes devoirs religieux, mais ne reçois-tu pas de Dieu ta pension de chaque jour ? — Avant que le dévot ne se prosterne sur le parvis de la mosquée, il faut que le ciel jette dans son cœur le germe de la dévotion. Si Dieu ne leur rendait faciles les bonnes œuvres, quels services les hommes se rendraient-ils entre eux ? Ne songe pas à la langue qui affirme Dieu, songe plutôt à ce Dieu qui en a fait l’organe de la parole. Les yeux sont comme la porte de la science, comme une échappée sur la terre et le ciel. Cette porte, si Dieu ne l’avait ouverte, comment contemplerais-tu les merveilles de la création? En créant de rien les mains et la tête, il a façonné les unes pour la bienfaisance, l’autre pour la prière : sans lui la main ne pourrait donner, ni la tête s’incliner dans la prière. La sagesse éternelle a fait de la langue et des oreilles les clefs du trésor du cœur. Que la langue reste muette, comment le cœur révélera-t-il ses secrets ? Que l’oreille cesse son office d’espion, comment l’intelligence, cette reine, recevra-t-elle ses informations ? — Dieu a fait de moi un poète aux doux chants et de toi un auditeur intelligent. La langue et l’oreille sont deux chambellans assidus à leur poste, qui transmettent les messages d’un souverain à un autre (du cœur à la raison). De quel droit l’attribuer l’initiative de tes bonnes œuvres ? Lève les yeux vers cette Cour (le ciel) d’où émane toute grâce. Les fruits que le jardinier dépose devant le roi, c’est dans le jardin royal qu’il les a cueillis.
Saadi et l’idole de Somenat.
J’ai vu à Somenat une idole d’ivoire aussi richement parée que celle de Menât (10) aux âges d’ignorance ; l’artiste l’avait façonnée avec tant d’habileté, que l’imagination ne pourrait créer rien de plus merveilleux. Les caravanes affluaient de toute part pour contempler cette figure inanimée ; les princes de la Chine et du Turkestan croyaient en elle comme Saadi en sa maîtresse au cœur de pierre. Les poètes aux chants mélodieux venaient à l’envi se prosterner devant cette image muette. Le culte rendu par les vivants à un objet insensible étant pour moi inexplicable, je m’adressai à un mage avec qui j’étais lié : c’était un homme bienveillant et doux avec qui je partageais ma cellule. « Brahmane, lui dis-je tout bas, ce que je vois ici m’inspire une profonde surprise; les hommes me paraissent comme enchaînés au fond d’un abîme, par la fascination de cette figure privée de vie. Et pourtant ses bras sont inertes, ses pieds ne peuvent se mouvoir ; si on la renverse, elle ne saurait se relever. Voyez ses yeux, ils sont faits d’ambre jaune, quelle erreur de compter sur la pitié d’un regard pétrifié ! » Ces paroles firent de mon ami un ennemi acharné ; sa colère m’enveloppa comme une flamme. Il me dénonça aux mages, aux supérieurs du temple; je ne rencontrai plus un seul regard bienveillant et, pour ce morceau d’os (l’idole d’ivoire), les Guèbres sectateurs du Pazend furent prêts à se jeter sur moi comme des chiens. Convaincus qu’ils suivaient Te droit chemin, la vérité était mensonge à leurs yeux ; car l’homme sage et sincèrement pieux est un impie pour la foule ignorante.
Éperdu, sans ressources, comme un naufragé qui se noie, je ne vis d’issue que dans la dissimulation : résignation et douceur, voilà les seules armes contre l’ignorant que la colère domine. Et célébrant les louanges du chef des Brahmanes, je lui dis : « Vieillard vénéré, toi qui interprètes avec sagesse l’Avesta et le Zend, j’admire moi aussi la majesté de cette idole, sa forme merveilleuse, son aspect imposant ; mes yeux sont éblouis de sa beauté, mais je ne sais rien de son pouvoir mystérieux. Je suis étranger dans ce temple et j’y demeure depuis peu, or il est difficile à l’étranger de distinguer la vérité de l’erreur. Toi qui sais, toi le chef de ce temple (litt. la reine de cet échiquier) et le conseiller du souverain, révèle-moi les secrets que renferme l’idole et je serai le plus fervent de ses adorateurs. La dévotion inspirée par la routine n’est qu’un mensonge ; heureux l’initié que la vérité éclaire de sa lumière ! » — Le prêtre rayonnant de joie applaudit à ce discours : « Homme aux sages paroles, me dit-il, ta demande est aussi raisonnable que ta conduite est sensée : avec un guide sûr on arrive infailliblement au but. Comme toi j’ai longtemps voyagé à travers le monde ; j’ai vu des divinités inconscientes d’elles-mêmes; seule l’idole de ce temple a le pouvoir d’élever ses bras, chaque matin, vers le Dieu de justice. Si tu veux rester ici cette nuit et demain, le mystère se dévoilera à tes yeux. »
Docile aux conseils du vieillard, je veillai en ce lieu, comme Bijen prisonnier dans le puits du malheur (11). Quelle nuit ! elle me parut aussi longue que le jour de la résurrection. Autour de moi priaient des mages qui n’avaient jamais fait leurs ablutions, des prêtres qui n’avaient jamais troublé la surface de l’eau et dont les bras exhalaient l’odeur infecte d’un cadavre exposé au soleil. J’avais sans doute commis un bien grand crime pour l’expier par un supplice pareil. — Je passai donc toute la nuit sous l’étreinte du désespoir, une main sur mon cœur, l’autre levée vers le ciel. Tout-à-coup le son du tambour retentit et le brahmane commença à chanter comme le coq. La nuit, telle qu’un prédicateur vêtu de noir, tira lentement du fourreau le sabre étincelant du jour; l’étincelle de l’aurore tomba sur la mèche et, en un instant, le monde fut comme embrasé ; on eût dit une beauté turque rayonnant soudain au milieu des faces sombres du Zanguebar. Les Mages à l’âme impure, au visage souillé, accouraient des plaines, des vallons, des villages voisins ; toute la population, hommes et femmes, abandonnant la ville affluait dans le temple où une aiguille (variante, un grain de mil) n’aurait pas trouvé place. J’étais là, accablé de douleur, ivre de sommeil, quand la statue leva les bras; aussitôt de cette foule immense sortit une clameur confuse, semblable au rugissement de la mer en furie. — Quand le temple fut redevenu solitaire, le prêtre se tourna vers moi en souriant et me dit : « Je suis persuadé qu’il ne te reste plus de doutes, la vérité en se manifestant a dissipé l’erreur. » — En présence d’un pareil aveuglement, d’une superstition aussi grossière, je renonçai à faire entendre le langage de la vérité : elle doit être tenue cachée aux disciples du mensonge; car se briser le poing contre la force brutale n’est pas une preuve de courage.
Pendant quelques jours, je répandis des pleurs hypocrites et je jouai le repentir : mes larmes entraînèrent le cœur de ces mécréants comme le torrent charrie des blocs de rocher. Ils m’entourèrent avec déférence et, pleins d’égards, ils me prirent sous les bras : j’allai faire amende honorable devant l’idole d’ivoire assise sur un trône doré que portait une estrade en bois de teck. Je posai mes lèvres sur les mains de cette misérable image (disant tout bas) : « Maudite soit-elle avec ceux qui l’adorent ! » J’affectai ensuite les dehors de l’idolâtrie et je m’initiai comme un brahmane aux doctrines du Zendavesta. Ma joie fut vive quand je vis la confiance qu’on m’accordait dans la Communauté. Une nuit, après avoir fermé solidement la porte du temple, j’errai çà et là comme un scorpion : en examinant l’estrade avec attention, je remarquai un rideau broché d’or; derrière ce rideau veillait un chef des Mages tenant en ses mains l’extrémité d’une corde. Ce fut pour moi une révélation comme celle que reçut David, quand le fer se fondit, pareil à la cire molle, sous ses doigts (12). Le doute n’était plus possible: toutes les fois que la corde était mise en mouvement, l’idole levait les mains au ciel dans l’attitude de la prière. — A ma vue, un trouble profond s’empara du brahmane: quelle honte pour lui de voir que sa ruse grossière était découverte ! Il s’enfuit, je m’élançai à sa poursuite et le jetai la tête la première dans un puits : car je ne pouvais douter que, vivant, il n’eût tramé un complot et porté atteinte à ma vie, pour m’empêcher de divulguer son secret. — Quand tu découvres un crime, tue le coupable à la première occasion ; le méchant à qui tu laisses la vie ne respectera pas la tienne: c’est en vain qu’il s’humiliera devant toi, sache qu’il fera tomber ta tête dès qu’il le pourra. Ne t’attache pas à la poursuite d’un traître, mais si tu le poursuis, il faut le saisir et le tuer sans pitié. — Bref j’achevai cet infâme à coups de pierre : les morts ne parlent plus. Inquiet du tumulte que j’avais suscité, je m’enfuis au plus vite de ce pays : quand on a mis le feu aux jungles, il est prudent de fuir les lions qui se cachent dans ces repaires.
Ou bien épargne les petits du serpent à la dent homicide, ou si tu les écrases, fuis sans perdre un instant. Quand tu as renversé une ruche, éloigne-toi si tu ne veux mourir des brûlures de l’aiguillon. Ne lance pas tes flèches contre un archer plus habile que toi ; le trait une fois parti, prends le pan de ta tunique entre tes dents (pour accélérer ta course). Ne reste pas au pied du mur que tu démolis : nulle part, dans les pages de Saadi, tu ne trouveras un conseil plus pratique.
Après cette terrible aventure, je me rendis dans l’Inde et de là dans le Hedjaz, par la route du Yémen. L’amertume que ce souvenir a laissée dans mon cœur ne s’adoucit qu’aujourd’hui, grâce aux bienfaits d’Abou Bekr, fils de Saad, ce prince tel qu’une mère n’a jamais enfanté et n’enfantera jamais son pareil. Je suis venu lui demander protection contre les disgrâces du sort et me réfugier à l’ombre de son trône. Seigneur, accorde la durée à cette ombre tutélaire, à cette puissance dont je suis l’humble panégyriste ! Le baume qu’il a versé sur mes blessures convient plus à sa bonté généreuse qu’à mes souffrances. Quand je resterais prosterné devant son trône, pourrais-je lui payer le tribu de reconnaissance que je lui dois ? Délivré aujourd’hui des liens de ces désastres, je profite des enseignements qu’ils me donnent. Lorsque j’implore Celui qui sait tout, le souvenir de l’idole chinoise chasse de mon esprit toute pensée d’orgueil. Je sais qu’en se tournant vers le ciel, mes mains ne se lèvent pas de leur propre mouvement et que, dans cet acte de dévotion, c’est la volonté de Dieu qui les fait mouvoir comme par un fil invisible. La porte de la piété et de la vertu est grande ouverte, mais tout homme ne peut aspirer à la perfection, de même qu’on ne peut entrer dans le palais d’un roi sans sa permission. Personne au monde n’a les clefs de la destinée : à Dieu, à Dieu seul, appartient la puissance. Sache-le donc, toi qui suis la bonne route, les remerciements sont dus à Dieu, jamais à l’homme. Si, dans le monde invisible, Dieu a déposé en toi le germe du bien, aucune action coupable ne ternira ta vie : la volonté divine qui crée le venin dans le serpent, donne le miel à l’abeille. S’il a décrété la ruine de ton empire, il commence par l’aliéner le cœur de tes sujets; s’il t’est favorable, il fait de toi l’instrument de leur bonheur. En marchant dans la voie de la vérité, ne cède pas à l’orgueil : si tu es debout, c’est qu’on t’a pris par la main. Mes conseils sont pleins de profit, efforce-toi de les recueillir et avance sur la route qui est la bonne, pour te joindre aux élus. Si Dieu t’en facilite l’accès, tu arriveras au but et tu prendras place au banquet de l’éternelle gloire. Mais ne t’y assieds pas seul et pense alors au pauvre Saadi ; accorde au moins une prière à la mémoire de celui qui n’eut aucune confiance dans les œuvres de ses mains.
Notes et variantes :
(1) Littéralement « elle est plongée et disparaît dans les attributs de la divinité. » La glose de G. cite à ce propos un vers qui n’est pas sans mérite; en voici la traduction textuelle : « Si sublimes que soient les élans de sa reconnaissance, comment l’homme peut-il assez remercier Dieu de la faveur d’être reconnaissant î »
(2) Le même mot arabe « ssabr » signifie patience et aloès ; c’est ce qui fait la finesse de cette comparaison dans le texte : comme cette drogue médicinale, la patience est amère, mais elle rend au cœur humain le calme et la santé. — On rencontre ainsi à chaque pas dans les vers de Saadi d’agréables jeux d’esprit qui perdent tout leur sel en passant à travers un commentaire et une traduction.
(3) Le vers placé entre parenthèses est probablement apocryphe et ajouté par un ancien éditeur, parce qu’il donne plus de clarté au récit. On ne le trouve que dans le texte de T.; mais il est cité aussi par la glose de G.
(4) Pour les Orientaux la manne n’est pas une sécrétion végétale, comme celle du frêne, mais une sorte de rosée qui s’élabore dans l’air et tombe sur les arbres; ils ont une théorie semblable sur la formation du miel. C’est ce qui autorise la glose de S. à dire que « la menn est une gomme sucrée qu’on recueille sur les feuilles de certains arbres, principalement aux environs de Mossoul. » Les exégètes du Coran expliquent de la même manière le verset 54 de la deuxième surate. Le nom persan de la manne est térengubin « miel frais ou miel rosé » et c’est sous cette rubrique qu’on en trouve la définition chez Ibn-Beïtar ; voir la traduction du Dr Leclerc, Notices et extraits, t. XXIII, 1ère partie, p. 308, et Traité de matière médicale arabe, du même auteur, p. 341.
(5) On lit ensuite dans la plupart des éditions le vers suivant dont le sens est peu intelligible : « Dieu a formé de ses mains tes sourcils et tes yeux pour ne pas livrer les secrets à des rivaux. » T. supprime la négation et invente une tradition chiite d’après laquelle Dieu aurait laissé à Adam le soin de créer ses yeux et ses sourcils. Je suppose que ce vers a été altéré par les premiers copistes et ne nous est parvenu que sous cette forme incompréhensible.
(6) Vaste plaine ou, plus exactement, série de vallons et de monticules sablonneux entre Koufah et la Mecque, près de la ville de Khozalma. Voy. Mo’djem, t. ii, p. 928 ; Voyages d’Ibn Batoutah, t. I, p. 410.
(7) Thogrul Beg, petit-fils de Seldjouk, fondateur de la dynastie des Seldjoukides, qui régna sur l’Irak après la chute des Boueïhides; ce prince mourut l’an 1063 de l’ère chrétienne.
(8) C’est le nom que les Arabes donnent à Canopus une des plus brillantes étoiles de l’hémisphère austral. Les poètes lui comparent volontiers le front brillant d’une belle. Voir Cl. Huart, Traité des termes figurés, p. 20.
(9) Ce vers est une digression, une sorte d’apologue concis, après quoi le poète poursuit son argumentation. On trouve ici une des recettes empiriques de la vieille médecine arabe. Avicenne prescrit contre la céphalagie bilieuse le bois de sandal, macéré dans de l’eau de rose avec une faible dose de camphre. D’Leclerc, Matière médicale arabe, p. 250, Cf. Gulistân, p. 261.
(10) Sur l’idole Menât adorée à Thalf et à la Mecque on peut consulter l’Essai sur l’Histoire des Arabes avant l’Islamisme de Caussin de Percevait. I, p. 105, 269, et t. III. p. 288. — Quant à l’idole de Somenat, il s’agit sans doute de la divinité hindoue nommée Som-Nâth « Seigneur de la lune, » qui n’est qu’une des nombreuses personnifications de Siva. J’ai donné dans l’Introduction les raisons qui autorisent à considérer le récit de Saadi comme une fantaisie de poète, une vanterie de voyageur à laquelle il ne faut attacher aucune réalité historique. M. Defrémery a donné la plus grande partie de ce morceau dans la préface de sa traduction du Gulistân, p. xv et suiv.
(11) Bijen, fils de Guîv et neveu de Roustem, après d’héroïques aventures racontées par Firdausi, s’était rendu dans le Touran; il devint amoureux de Ménijeh, fille du roi de ce pays. Leur liaison fut découverte et le roi fit jeter le prince étranger dans un puits profond d’où il fut tiré par Roustem, grâce au dévouement de la belle Ménijeh. Livre des rois, édit. in-12, t. m, p. 231 à p. 327.
(12) Souvenir d’une tradition rabbinique conservée dans le Coran, xxxiv, 10, sur laquelle on peut consulter Tabari, t. I. p. 430 et Colliers d’or, p. 120.