Introduction –1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11
Influence de l’éducation.
‘est la vertu, la sagesse, la beauté morale que je célèbre dans ces vers, et non les prouesses du coursier dans l’arène ou les victoires du jeu de paume. — Pourquoi redouter l’ennemi du dehors, toi qui loges dans ta propre maison un ennemi intime (un cœur vicieux) ? Pour dompter l’âme et la préserver des atteintes du péché, il faut déployer un courage qui dépasse celui de Roustem et de Sam (ci-dessus note 17). Donne de la férule à ton cœur comme à un écolier, avant de briser les têtes avec la lourde massue de combat. Comment te ferais-tu craindre de tes ennemis, si tu ne peux remporter la victoire sur toi-même ? Ton cœur est comme une cité où les bons et les méchants vivent côte à côte. Tu y règnes en sultan, et tu as un sage vizir, la raison. La faction insolente et rebelle de la ville c’est l’orgueil, les passions, les instincts pervers ; ici sont les citadins honnêtes, je veux dire la résignation et la crainte de Dieu, là la troupe des voleurs et des escrocs, c’est-à-dire les passions coupables. Or, si le prince protège les méchants, de quelle sécurité jouiront les bons ? La concupiscence, la convoitise et l’envie circulent en toi comme le sang dans tes veines, comme la vie dans ton corps ; ces féroces ennemis, s’ils trouvent main forte contre toi, secoueront le joug de ton autorité ; mais les passions n’osent point se révolter quand elles sentent peser sur elles le bras vigoureux de la raison. Un chef qui n’a pas su châtier les rebelles est bientôt dépouillé par eux de son pouvoir. Mais pourquoi m’étendre sur ce sujet ? un mot suffit pour qui sait agir.
Avantages du silence.
Vis, comme une montagne solitaire, dans la retraite et le silence, et ton front, comme le sien, touchera la voûte des cieux. Homme sage et expérimenté, veille sur ta langue ; demain, au tribunal de Dieu, il n’y aura point de condamnation contre celui qui aura su se taire. Les saints (les soufis sincères) dont le cœur, comme la nacre, recèle les sublimes mystères, n’ouvrent leurs lèvres que pour répandre des perles. Le bavard a les oreilles bouchées ; la voix de la sagesse a besoin de recueillement pour se faire entendre. Si tu ne songes qu’à parler sans trêve ni répit, quel charme trouveras-tu aux discours d’autrui? Il ne faut jamais dire une parole sans y avoir réfléchi, ni couper une étoffe avant de l’avoir mesurée. L’homme qui pèse le fort et le faible d’un discours, l’emporte sur le bavard toujours prompt à la riposte. La parole est la parure de l’âme, fais en sorte qu’elle ne soit pas pour toi une laideur. L’homme prudent en son langage n’est pas exposé à en rougir. Un grain de musc vaut mieux qu’un monceau d’argile. Méfie-toi du beau parleur qui pérore autant que dix (1) ; imite les sages, ne prononce qu’une parole, mais qu’elle soit sensée. Tu as tiré cent flèches et toutes ont manqué le but ; un archer habile n’en lance qu’une et frappe juste. Pourquoi tenir secrètement des discours qui, en se divulguant, font pâlir celui qui les a prononcés ? Ne médis de personne même devant un mur, il y a peut-être derrière des oreilles aux aguets. Ton cœur est comme l’enceinte fortifiée des secrets, prends garde qu’ils ne trouvent la porte ouverte. Sais-tu pourquoi le sage a la bouche close? c’est qu’il voit la bougie se consumer par sa langue (par sa mèche).
Anecdote sur Takasch.
Takasch (2) avait confié un secret à ses pages en leur recommandant de ne le divulguer à personne. Ce secret, qui avait mis une année entière à passer de son cœur à ses lèvres, un jour suffit pour qu’il se répandît dans le monde. Takasch ordonna au bourreau cruel d’abattre de sa hache la tête des coupables.
Mais l’un d’eux implora le prince en ces termes : « Ne condamne pas tes serviteurs pour une faute dont tu es seul responsable ; tu n’as pas arrêté le fleuve à sa source, à quoi bon lutter quand il inonde ses rives ? — Ne révèle pas même à un seul les mystérieuses pensées de ton âme, ce serait les faire connaître à chacun. Confie des bijoux au gardien d’un trésor, mais veille seul sur ton secret. Tant qu’une parole n’est pas sortie de ta bouche, elle t’appartient ; une fois prononcée, c’est toi qui lui appartiens ; elle se cache au fond de ton cœur comme le dîve enchaîné au fond d’un puits, ne la laisse pas monter jusqu’à ta bouche. Tu le sais, quand un dîve s’est échappé de sa prison, aucune adjuration (3) ne l’y peut ramener ; c’est un monstre qu’il est facile de déchaîner, mais que tous les stratagèmes du monde ne peuvent ressaisir. Un enfant peut délier les entraves d’un cheval fougueux (litt. de Rakhsch nom du cheval de Roustem), mais cent athlètes aussi forts que Roustem ne sauraient le reprendre dans leur lacet. — Ne prononce jamais des paroles qui, en se répandant, peuvent mettre une. vie en péril. — La femme d’un dihkân imprudent lui donnait ce sage conseil : « Parle avec réserve ou abstiens-toi de parler. N’use pas d’un langage que tu ne saurais supporter chez un autre : qui sème l’orge ne récolte pas le froment. » — Bien sage aussi est cette sentence d’un brahmane : « Chacun est l’ouvrier de son honneur ; ne t’abandonne pas à un excès d’enjouement, ce serait porter atteinte à ta considération (4). »
Déconvenue d’un soufi.
Un pieux soufi vêtu du froc vivait au Caire et observait un silence absolu. Les hommes les plus considérables accouraient de toute part auprès de lui comme des papillons attirés par la flamme. Une nuit notre dévot se rappela (le dicton) : la langue révèle l’homme ; continuer à garder le silence, n’était-ce pas laisser son mérite dans l’ombre? Il parla hélas ! et aussitôt, amis et ennemis tous le proclamèrent le maître-sot de la ville. Le vide se fit autour de lui et sa réputation s’éclipsa. Il partit alors après avoir inscrit ces mots sur le fronton d’une mosquée : « Si j’avais lu dans mon cœur comme dans un miroir, je n’aurais pas follement livré ma réputation à la risée publique (litt. déchiré les voiles). Laid comme je le suis, j’ai attiré sur moi le ridicule parce que je me croyais beau. Ta réputation était due à ton mutisme, tu as parlé, le prestige a disparu, disparais toi aussi. » — Le silence, ô sage, augmente ta majesté ; de même qu’il est une sauvegarde pour le sot. Savant, ne détruis pas la considération dont tu jouis; ignorant, ne déchire pas le rideau qui te protège. Ne te hâte pas de montrer le fond de ta pensée, il sera toujours temps de le faire : un secret divulgué ne peut plus, quoi qu’on fasse, rentrer dans l’ombre. Vois comme le kalem garde fidèlement les projets mystérieux du roi ; il ne parle que lorsqu’il a le canif sous la gorge. La brute est muette, l’homme seul a le don de la parole ; mais quand il parle sans discernement, il est inférieur à la brute. — Tu dois ou mesurer tes paroles comme les sages, ou garder le silence comme les êtres privés de raison. L’homme se révèle par son intelligence et son langage ; prends garde de n’être qu’un perroquet ignorant et babillard.
Anecdote.
Un homme s’étant laissé aller, dans une querelle, à tenir des propos insultants, on déchira le collet de sa tunique et on le roua de coups. Meurtri, dépenaillé il alla s’asseoir dans un coin en gémissant ; un sage l’aperçut et lui dit : « Pauvre sot, si tes lèvres étaient restées fermées comme le bouton de rose, ta tunique ne serait pas en lambeaux comme celle de la rose fanée. » — L’homme inconsidéré prodigue ses paroles vides de sens, semblables au bruit du tambour sonore et creux. Vois cette flamme : c’est une langue de feu que quelques gouttes d’eau éteignent en un instant. Laissez les envieux répéter à l’unisson que Saadi est dépourvu de talent et que son caractère est insociable. Libre à eux de me déchirer à belles dents ; quant à moi, la patience me manque pour écouter ces insipides sornettes.
Le rossignol captif.
Un des fils d’Adhed (5) était tombé dangereusement malade et son père s’abandonnait au désespoir. Un pieux personnage lui conseilla de mettre en liberté les oiseaux qu’il retenait captifs dans sa volière. Le prince fit briser la cage, où étaient enfermés les chantres de l’aurore. Quand la prison est démolie, les prisonniers restent-ils dans les fers ? On ne garda qu’un seul oiseau sous la voûte d’un pavillon situé dans le jardin : c’était un rossignol célèbre par la douceur de ses chants. Le lendemain matin, le jeune malade, se promenant dans le jardin, aperçut l’oiseau sur la terrasse du Kiosque. « Doux rossignol, lui dit-il en souriant, c’est au charme de ta voix que tu dois de demeurer captif. » — Tant que tu gardes le silence, tu n’as rien à démêler avec personne ; si tu parles, applique-toi à ne dire que des choses justes. Vois Saadi : tant que sa langue resta muette, celle des malveillants le laissa en repos. Pour conserver la paix du cœur, il faut se tenir loin du commerce des hommes ; si tu es sage, ne dévoile pas les défauts d’autrui ; tu as assez des tiens sans t’occuper de ceux du prochain. Quand tu entends de vains propos, ferme l’oreille ; devant les nudités ferme les yeux.
Imprudence d’un novice.
Un jeune novice (dans la voie spirituelle), se trouvant au milieu d’une troupe de pages ivres, brisa le tambourin et la harpe d’un musicien. Aussitôt on le tira par les cheveux comme on tire les cordes d’une harpe, on le frappa avec violence comme un tambour. Endolori, meurtri sous une grêle de coups, il passa une nuit d’insomnie et, le lendemain, le supérieur lui dit d’un ton de reproche : « Si tu ne veux pas qu’on te frappe au visage comme un tambour, imite l’attitude de la harpe et penche la tête en avant (sois humble et recueilli).
La rixe.
Deux individus virent de loin les indices d’une rixe : des flots de poussière, des cris de dispute, des chaussures jonchant le sol, des pierres volant de tout côté : l’un d’eux, effrayé d’un pareil spectacle, prit la fuite; l’autre, se jeta dans la bagarre et eut la tête cassée. — Nul n’est supérieur à l’homme prudent et circonspect qui ne s’occupe des qualités et des défauts de personne. Le ciel a pourvu ta tête d’yeux et d’oreilles; il t’a donné une bouche, organe de la parole, un cœur, siège de l’intelligence. Si tu distingues des montées et des descentes, ne dis pas : cette route est longue, celle-ci est courte (6).
Le nègre et la jeune fille.
Voici ce que racontait un sage vieillard, et les récits des vieillards sont doux à l’oreille. « Passant, un jour, en un lieu écarté et solitaire de l’Indous-tan, je rencontrai un nègre, un géant long comme une nuit d’hiver; on l’aurait pris pour le démon de la reine de Saba (7), pour une image d’Iblis repoussante de laideur. Le monstre tenait dans ses bras une fille belle comme la lune et mordillait ses lèvres vermeilles; si étroite était leur étreinte qu’on eût dit la nuit enveloppant le jour. Les prescriptions (de la loi sainte) me revinrent à l’esprit; enflammé d’un zèle imprudent, je cherchais partout des pierres, un bâton. « Malheur à toi, m’écriai-je, mécréant, être misérable, infâme ! » Ces paroles injurieuses, les clameurs et les menaces dont je le poursuivais réussirent, comme l’aurore, à séparer les ténèbres de la lumière. Il s’enfuit semblable au sombre nuage qui passe au-dessus d’un riant jardin, et la belle apparut comme un œuf éclatant de blancheur sous l’aile d’un corbeau. Mais à peine le nègre à face démoniale avait-il fui devant mes imprécations, que la séduisante péri se jetait furieuse sur moi : « Dévot hypocrite au froc bleuâtre, s’écriait-elle, vil pécheur qui achètes les biens de ce monde avec les promesses du ciel ! cet homme avait depuis longtemps charmé mon cœur et enivré mon âme, et c’est quand j’allais savourer un mets impatiemment désiré, que tu l’arraches tout brûlant de mes lèvres ! » Puis, redoublant ses plaintes et ses cris de détresse : « Il n’y a donc plus de générosité ici-bas, disait-elle, la pitié est-elle morte en ce monde ! Il n’y a donc plus un homme de cœur pour venir à mon secours et me venger de ce vieillard qui respecte assez peu sa vieillesse pour porter une main impie sur le voile d’une femme ! » Et furieuse, vomissant l’injure, elle me saisit par mes vêtements (8). Craignant les violences de la foule, je me glissai hors de ma tunique comme l’ail qui sort de sa gousse, et m’esquivai loin de cette furie, heureux de lui laisser ma tunique et de sauver ma peau. Quelque temps après, elle me rencontra et me dit : « Me reconnais-tu ? — Dieu me protège ! lui répondis-je, en m’échappant de tes griffes, j’ai renoncé à tout jamais au péché d’indiscrétion. De telles disgrâces n’arrivent pas à qui s’occupe tranquillement de ses affaires. De ma mésaventure j’ai tiré une leçon : désormais je n’en croirai plus le témoignage de mes yeux (c’est-à-dire je fermerai les yeux sur les torts les plus avérés d’autrui). » — Homme sage et avisé, veille sur ta langue : parle comme Saadi ou apprends à te taire.
Avantages du silence et du recueillement.
Quelqu’un se présente chez Daoud Tayi (9) et lui dit : « Je viens de rencontrer le soufi un tel, il est ivre, et étendu par terre, au milieu des chiens, son turban et sa tunique tout souillés de vin. » A ces mots, le scheik inspiré regarda le dénonciateur d’un air courroucé ; après être resté un instant muet d’indignation, il lui dit : « La chose la plus urgente en cette affaire, c’est l’aide d’un ami dévoué. Va et tire le malheureux de cette situation humiliante qui est un outrage à la religion et une honte pour notre robe. Relève cet homme et charge-le résolument sur tes épaules, puisque l’ivresse lui a ravi la force et la raison. » Le derviche fut troublé d’un pareil ordre et demeura plongé dans ses réflexions, comme un âne au fond d’un bourbier; il ne se sentait ni l’audace de désobéir ni le courage de se charger d’un tel fardeau. Il hésita quelque temps, mais ne trouvant aucun moyen d’éluder sa mission, il ceignit ses reins et, bon gré mal gré, mit l’ivrogne sur son dos. La foule l’assaillit de ses sarcasmes : « Voyez, disait l’un en ricanant, voyez ces derviches, voilà bien ces dévots, ces modèles d’édification ! — Admirez ces soufis, s’écriait un autre, quels buveurs intrépides ! Pour se procurer du vin (10), ils mettent leur froc en gage. » Et, se les montrant du doigt, la populace disait : « L’un est ivre mort et l’autre en bon chemin pour le devenir. » — Un coup de sabre sur la tête fait moins souffrir que les insultes de la rue et les clameurs du vulgaire. — Le soufi but cette honte et passa d’assez tristes moments, jusqu’à ce qu’il eût rapporté son fardeau au logis. Le dépit et la honte le tinrent éveillé toute la nuit; le lendemain, le supérieur lui dit en souriant : « Ne flétris pas en public la réputation de ton frère, afin que la tienne ne soit pas livrée par le destin à la risée d’autrui. » — Homme sensé, ne médis de personne, pas plus des méchants que des bons, car tu te ferais des ennemis des premiers, et en calomniant les bons, tu commettrais un crime. Si quelqu’un vient te dire qu’un tel est un malhonnête homme, sache que le dénonciateur ne fait tort qu’à sa propre considération ; car la faute de celui qu’il censure a besoin d’être prouvée, tandis que celle qu’il commet en l’accusant est manifeste. Les reproches que tu infliges à autrui, fussent-ils fondés, n’en sont pas moins répréhensibles. — A un individu qui tenait des propos malveillants, un sage vénérable répondit en ces termes : « Ne médis de personne en ma présence, si tu ne veux m’inspirer de toi-même une opinion défavorable. Tu amoindris une réputation, d’accord ; mais crois-tu que ce soit au profit de la tienne? »
Quelqu’un soutenait que le vol était moins odieux que la médisance. Croyant à une plaisanterie, je lui dis : « En vérité, mon cher, c’est parler à la légère et un pareil discours sonne étrangement à mes oreilles. Quel mérite la déloyauté a-t-elle à tes yeux pour la préférer à la médisance ? — Je l’affirme, reprit-il, les voleurs sont gens hardis et qui déploient, dans le combat de la vie, une énergie pleine d’audace; mais qu’attend de ses médisances l’insensé qui sème le déshonneur sans en tirer le moindre profit?
Un aveu de Saadi.
J’avais une bourse à la Nizamyèh (11) : les leçons et les récitations me prenaient tout mon temps. Je dis un jour à mon professeur : « O mon savant maître, un tel, mon condisciple, est jaloux de moi ; toutes les fois que j’interprète la tradition avec succès, l’envie lui serre le cœur. » — Le noble guide dans la science entendit mes paroles avec un vif mécontentement : « Chose étrange ! s’écria-t-il, tu réprouves la jalousie, mais qui donc t’a enseigné que la médisance fût digne d’éloges ? Si, par les basses inclinations de son cœur, cet homme prend le chemin de l’enfer, prends garde de le rejoindre, toi aussi, par une route différente. »
Haddjadj
Quelqu’un accusait Haddjadj (ci-dessus, note 58) : « Cet homme, disait-il, est un buveur de sang et son cœur est de granit ; il ne redoute ni les plaintes ni les malédictions de ses victimes. Grand Dieu, c’est à toi de venger le peuple qu’il opprime ! » — Un vieillard, mûri par l’expérience de la vie, fit cette sage réponse : « Dieu demandera compte à Haddjadj du sang de ses victimes, mais il punira aussi ceux qui le maudissent. Détourne tes yeux de la vie criminelle de ce tyran, car la main du destin s’appesantira bientôt sur lui. Je ne saurais pas plus approuver tes reproches qu’absoudre ses iniquités. Le crime entraîne en enfer le coupable qui a vidé la coupe d’iniquité et noirci le livre de sa destinée; mais ses accusateurs l’y précéderont, comme s’ils craignaient qu’il ne fût damné seul. »
Le sage calomnié.
Un sage voué à la vie contemplative se permit de sourire à un enfant. C’était pur badinage, mais ses frères en religion s’empressèrent de déchirer à belles dents sa réputation. Au lieu de taire l’aventure, ils la révélèrent au chef de la communauté. Le scheik leur répondit en ces termes : « Gardez-vous de calomnier un frère que l’amour (dans le sens mystique) égare ; il n’est pas plus défendu de badiner qu’il n’est permis de médire. «
Trait de l’enfance de Saadi.
J’étais encore un tout petit enfant incapable de distinguer ma main droite de ma gauche, lorsque j’eus un jour la fantaisie de jeûner. Un soufi d’une communauté voisine m’enseigna l’ablution des mains et du visage. « Prononce d’abord le bismillah, me dit-il, d’après la sainte coutume ; fais ensuite ton acte d’intention (12) et lave tes mains; après quoi, tu te laveras trois fois la bouche et le nez, ente nettoyant les narines avec le petit doigt. Tu passeras ensuite l’index sur tes dents de devant, car en temps de jeûne, l’usage du cure-dent est interdit ; tu te jetteras trois fois de l’eau au visage, du front au menton, puis tu te laveras de nouveau les mains (et l’avant-bras) jusqu’au coude, en récitant les prières et les invocations qu’on t’a apprises ; tu t’essuieras la tête, tu feras l’ablution des pieds et, pour terminer, tu invoqueras le nom de Dieu. Personne ne connaît mieux que moi les préceptes de la loi ; ne sais-tu pas que le scheik est tombé en enfance ? » — Le vénérable vieillard qu’il désignait ainsi fut instruit de ce propos et lui dit d’un ton de reproche : « Homme pervers et funeste, toi qui interdis l’emploi du cure-dent pendant le jeûne, penses-tu avoir le droit de dévorer la chair de ton frère (13) ? Purifie d’abord ta bouche de toute parole coupable, avant de la purifier des aliments qu’elle a pris. Quand on parle du prochain devant toi, sois bienveillant et fais son éloge. Si tu vas jetant l’injure à autrui, n’espère pas qu’on te considère comme un homme. Ce que tu dis de moi en public, tu dois pouvoir le répéter en ma présence. Parleur inconsidéré que la vue d’un témoin embarrasse, ne penses-tu pas à Celui qui sait tout et qui voit tout ? et ne rougis-tu pas d’être si peu préoccupé de Dieu, toi qui trembles devant un homme ? »
Répartie d’un derviche.
Quelques religieux, hardis piétons de la voie mystique, vivaient depuis longtemps ensemble dans la solitude, lorsque l’un d’entre eux, en veine de médisance, se mit à déblatérer avec violence contre un absent. Un religieux lui dit : « O mon frère, toi dont la raison s’égare, as-tu jamais fait la guerre aux Francs (le djihad, la guerre sainte) ? — Non, répondit l’autre, de ma vie je n’ai mis les pieds hors des quatre murs de ce couvent. — Hélas ! reprit le derviche au cœur sincère, où trouver un être plus malheureux que toi ? Les Infidèles sont restés à l’abri de tes coups et ta langue n’accorde ni trêve ni merci aux Musulmans ! »
Sage parole d’un fou (illuminé, extatique).
Ecoutez cette belle parole du fou de Mourghez (14) et mordez-vous les lèvres de surprise. « Si jamais, disait-il, je calomnie quelqu’un, ce sera ma mère, et ma mère seule ; car, les sages ne l’ignorent pas, nul n’est plus digne qu’une mère de recevoir le prix de » bonnes actions (15). » — Honnête lecteur, quand un homme est absent, deux choses sont interdites à ses amis : dilapider sa fortune et traîner son nom dans la boue. Ne compte jamais sur la reconnaissance de celui qui flétrit la réputation d’autrui, car il dit de toi, en ton absence, autant de mal qu’il en a dit des autres devant toi. A mon sens, l’homme vraiment sage ici-bas est celui qui se renferme en lui-même et oublie le reste du monde.
Sentence.
Il y a, dit-on, trois sortes de gens dont il est permis de révéler les méfaits, sans toutefois leur adjoindre une quatrième personne, ce qui serait injuste. En premier lieu, le roi funeste dont l’injustice accable le cœur de ses sujets : on a le droit de dénoncer ses iniquités pour que le peuple se tienne sur ses gardes. En second lieu, on ne doit point jeter un voile sur les torts de l’homme criminel et sans pudeur qui le déchire de ses propres mains. Ami, c’est peine perdue que de sauver de la pièce d’eau celui qui va se jeter tête basse dans le puits. Quant à l’homme déloyal et menteur, c’est un devoir de dire de lui tout le mal qu’on en sait.
Le voleur de Seistân.
Un voleur arriva du désert dans la ville de Seistân et se rendit au bazar (16). Un droguiste lui fit tort d’une demi-obole, aussitôt le larron de crier à tue-tête : « Mon Dieu, ne condamne plus les voleurs de nuit au feu de l’enfer, puisque les habitants de Seistân détroussent les gens en plein jour ! »
La médisance et la délation.
Un jour à Safa (17), quelqu’un vint dire à un soufi : « Ne sais-tu pas ce qu’un tel dit de toi en ton absence ? — Frère, répondit le soufi, garde le silence et demeure en repos ; il est plus sage d’ignorer ce qu’un ennemi a pu dire. Colporter des propos hostiles, c’est se montrer soi-même plus malveillant que celui qui les a tenus, et celui-là seul peut faire à un ami de telles confidences, qui s’est ligué secrètement avec son ennemi. Jamais les outrages qu’un adversaire m’adressait n’ont pu jeter le trouble dans mon cœur; mais toi qui viens me révéler les secrètes perfidies de mes détracteurs, tu es cent fois plus acharné contre moi. » — Le délateur ranime les inimitiés assoupies; il fomente la haine au cœur des hommes de paix. Fuis aussi loin que possible d’un compagnon qui dit à la discorde : Réveille-toi. — Mieux vaut languir au fond d’un cachot, les fers aux pieds, que de porter partout le trouble et la discorde. L’inimitié entre deux hommes est comme le foyer auquel le délateur apporte sans cesse un nouvel aliment.
Le ministre de Feridoun.
Feridoun avait un sage vizir au cœur resplendissant de sagesse, homme plein d’expérience, dont l’unique souci était de plaire à Dieu et d’obéir à son maître. Un ministre injuste accable le peuple d’impôts en alléguant les lois de l’Etat et les besoins du trésor ; malheur à l’agent qui ne respecte pas les lois divines, le courroux du roi finira par l’atteindre ! — Quelqu’un se présenta, un matin, devant Feridoun et lui dit : « Sire, que chaque jour vous apporte la paix et le bonheur! N’attribuez pas à la haine les paroles que mon dévouement me dicte: vous avez un ennemi secret dans la personne de ce ministre. Il n’y a pas dans votre armée un officier ni un simple soldat qui n’ait reçu de lui quelque prêt d’argent, à la condition d’acquitter sa dette quand le roi auguste ne sera plus. » — Le roi tourna vers le ministre asile de l’État des yeux chargés de menaces : « Pourquoi, lui dit-il, prendre en ma présence le masque de l’amitié, quand ton cœur nourrit contre moi des sentiments de haine ? » Le vizir se prosterna devant le trône et répondit : « Après une telle accusation, il ne m’est plus permis de me taire. Roi illustre, j’ai voulu intéresser le peuple entier à votre bonheur. Puisque votre mort serait le terme fixé pour le paiement de la dette, la crainte de cette échéance ne peut qu’inspirer à tous le désir de vous conserver. N’êtes-vous pas satisfait que le peuple s’unisse dans une prière sincère pour la durée de votre vie et de votre bonheur ? Et qu’y a-t-il de plus efficace que la prière, ce bouclier contre lequel les traits du destin viennent s’émousser ? » — Ces paroles charmèrent le roi ; son front se dérida, son visage s’éclaira d’un rayon de joie et il accorda alors au prudent ministre un surcroît de pouvoir et d’honneurs.
Je ne sais pas une créature plus bas tombée, plus disgraciée et misérable que le délateur : aveuglé par l’ignorance et la haine, il fomente la discorde entre deux cœurs amis et, si la sympathie les rapproche de nouveau, il reste accablé sous le poids de sa honte et de son abjection. Quelle folie d’allumer la guerre entre deux alliés et de périr soi-même dans l’incendie! (18). — Pour goûter comme Saadi les douceurs de la retraite, il faut garder le silence dans ce monde et dans l’autre. Répands partout les conseils que la sagesse t’inspire, dussent-ils ne pas être écoutés. Demain (au jour de la résurrection), ce cri de regret se fera entendre: Hélas, pourquoi avons-nous fermé l’oreille aux accents de la vérité !
Parallèle entre la bonne et la méchante femme.
Une femme bonne, obéissante et pieuse fait du pauvre derviche son mari, un roi. Va, si tu peux presser sur ton cœur une amie aussi fidèle, fais sonner les cinq fanfares (19) devant ta porte. Si dur que soit pour toi le labeur du jour, ne t’afflige pas, puisque tu peux t’endormir dans les bras d’une amie qui te prodigue ses consolations. Un intérieur heureux et une compagne dévouée, certes Dieu a été généreux pour celui à qui il donna ces biens ! La vue d’une femme belle et chaste est pour son époux une joie céleste, et c’est jouir ici-bas du bonheur parfait que de posséder le cœur d’une amie douce et aimante. Si sa vie est pure, son langage affectueux et honnête, ne t’inquiète pas qu’elle soit belle ou laide. Une femme bonne est plus séduisante qu’une belle, car la vie en commun (20) fait oublier les imperfections physiques. La femme laide comme un dîve, mais bonne, l’emporte sur celle qui aux attraits de la péri joint un caractère infernal. La première trouve que le vinaigre donné par son mari est plus doux que le halvâ (ci-dessus, note 6) ; la seconde, aigre et renfrognée, n’accepte même pas le halvâ qu’il lui présente. Le dévouement d’une épouse est la joie du cœur; préserve-nous, grand Dieu, d’une femme acariâtre ! Quand le perroquet a pour compagnon de cage un corbeau, il s’échappe avec joie. — (Epoux malheureux), résigne-toi à l’exil et aux disgrâces de la vie errante, ou condamne ton cœur à une douleur sans trêve. — Mieux vaut marcher pieds nus que porter chaussure étroite, mieux vaut l’exil et ses épreuves que la guerre au foyer domestique. La prison du kadi est préférable au logis où l’on ne trouve qu’un visage soucieux et menaçant. L’exil est une fête pour le mari qui a sous son toit une méchante femme. Elle est pour jamais fermée au bonheur, la maison d’où s’élèvent des clameurs féminines. Si ta femme prend souvent le chemin du bazar, (si elle sort souvent) châtie-la sans merci, ou résigne-toi à vivre au fond du harem, comme une femme. Le mari d’une créature désobéissante et rebelle mérite de porter les pantalons de couleur sombre (21). Si ta moitié est extravagante et déloyale, ce n’est pas une femme que tu as épousée, c’est le malheur; et si elle te fraude de quelques poignées d’orge, ne compte plus sur des greniers remplis de froment (22). Dieu veut le bonheur de l’homme quand il lui accorde le cœur et la main d’une femme vertueuse. Refuse le nom d’homme au lâche époux qui souffre que sa compagne sourie aux étrangers. En présence de ceux-ci, elle doit être aveugle, et le jour où elle sort de sa demeure, c’est pour être portée au tombeau. Pourquoi la main d’une femme, quand elle touche au fruit défendu, épargnerait-elle le visage de son époux ? Si tu vois que ta compagne ne se résigne pas à la retraite, la raison et la prudence te défendent de vivre plus longtemps avec elle. Pour échapper aux griffes d’une furie, jette-toi, s’il le faut, dans la gueule du crocodile : la mort est préférable au déshonneur. Dérobe sa vue aux regards profanes ; si tu ne peux l’y contraindre, tu es plus faible qu’une femme. Une épouse libre et aimante est un trésor ; chasse loin de toi celle qui n’a que laideur et méchanceté. — Admire la piquante répartie de deux maris malheureux en ménage : « Pourquoi, disait l’un, faut-il qu’il y ait de méchantes femmes en ce monde ! Hélas ! disait l’autre, pourquoi faut-il qu’il y ait des femmes ! » — Ami, prends une épouse nouvelle à chaque printemps nouveau : l’almanach de l’année dernière n’est bon à rien. Et toi, pauvre Saadi, quand tu vois un mari asservi par sa femme, tu n’as pas le droit de le blâmer; toi aussi tu consens à porter le lourd fardeau des tyrannies féminines pour goûter les voluptés d’une nuit.
Un jeune mari, mécontent du caractère insubordonné de sa moitié, se plaignait en ces termes à un sage vieillard : « Sous le poids de son humeur indomptable je gémis comme la meule de dessous d’un moulin. — Mon cher, répartit le vieillard, c’est un malheur auquel ton cœur doit se résigner; on n’a jamais à rougir de prendre son mal en patience. Époux injuste, n’es-tu pas, toute la nuit, la meule de dessus, pourquoi ne serais-tu pas, pendant le jour, la meule de dessous ? Le buisson de roses charme tes yeux, il est juste que tu supportes les atteintes de ses épines; l’arbre t’offre sans cesse des fruits savoureux, subis avec patience la piqûre de ses ronces. »
De l’éducation des enfants.
Dès qu’un enfant a dépassé l’âge de dix ans, tiens-le hors du contact des étrangers. Garde-toi bien d’approcher le coton de la flamme, en un clin d’œil la maison serait incendiée. Veux-tu laisser après toi un nom sans tache, élève ton fils selon les préceptes de la sagesse et de la raison; car s’il est dépourvu de qualités, c’est comme si tu mourais sans postérité. Que d’années de souffrance sont réservées à l’enfant élevé dans la mollesse! Fais du tien un homme sage et modéré, et prouve-lui que tu l’aimes en ne le gâtant point. Instruis-le et sois sévère pour lui durant ses jeunes années. Allie prudemment la sévérité à la douceur. Les conseils, les éloges et les encouragements d’un père valent mieux que les reproches et les gourmades d’un précepteur. — Enseigne à ton enfant un métier manuel, quand bien même tu posséderais les trésors de Karoun (ci-dessus, note 50). Sais-tu si les vicissitudes de la destinée ne le condamneront pas, un jour, à une vie d’exil et de pérégrination ? Ne te fie pas aux biens dont tu es aujourd’hui le maître, il peut se faire qu’ils s’échappent de tes mains. S’il est sérieusement dressé à un métier manuel, ton fils n’aura à tendre devant personne une main suppliante. La bourse pleine d’or s’épuise vite ; le trésor de l’artisan habile est inépuisable. Veux-tu connaître le secret de la félicité de Saadi ? Ce n’est pas en affrontant les mers et les déserts qu’il l’a obtenue : enfant, il a reçu de ceux qui l’instruisaient de sévères leçons; homme, il a reçu de Dieu la sagesse du cœur. Celui qui a su courber le front sous un maître, devient maître à son tour; celui, au contraire, qui n’a pas subi les sévérités d’un maître, subira les sévérités de la vie. — Sois bon pour tes enfants et assure leur bien-être, afin qu’ils n’aient rien à demander aux étrangers : un père qui, insouciant du bonheur de ses enfants, en abandonne le soin à autrui, s’expose au déshonneur. Éloigne de ton fils un précepteur corrompu qui l’entraînerait sur la route de la perdition et de la ruine. Y a-t-il au monde un débauché plus infâme que l’adolescent dont le vice a flétri le visage imberbe? Il faut fuir loin du jeune homme dont la jeunesse même est une source de corruption et de honte. Le père qui laisse son fils, dans la société des kalenders (faux derviches) peut porter le deuil de sa sagesse ; la mort de cet enfant vaudrait mieux et laisserait moins de regrets. Un fils indigne devrait précéder son père dans la tombe.
Un soir, on donnait une fête dans le quartier que j’habitais, et des convives de toute sorte y assistaient. Tandis que les accents joyeux des musiciens se mêlaient aux soupirs des amoureux, je dis à une personne belle comme une péri que j’aimais tendrement: « Idole adorée, que ne viens-tu au milieu de tes amis dans l’assemblée qui les réunit et que ta beauté illuminerait de son rayonnement ? » Mais la belle s’éloigna et me dit, en me faisant ses adieux : « Quand on n’a pas les qualités (23) des hommes, c’est une honte de se mêler à leur société. »
Qu’il faut éviter la fréquentation des adolescents.
Un mignon est une cause de ruine et de déshonneur : c’est à la femme seule qu’il faut demander la prospérité de la maison. Comment aimer la rose qu’un nouveau rossignol courtise chaque matin ? Prends garde de te brûler, comme le papillon, au flambeau qui prodigue sa clarté à tout convive. Une femme dont la beauté est rehaussée de qualités aimables, peut-elle être comparée à un adolescent débauché et brutal ? Cette belle, fraîche comme le bouton de rose, il suffit d’un souffle (d’un mot) de passion sincère pour que, souriante, elle se penche vers toi comme une rose épanouie. Quelle différence entre elle et l’enfant capricieux et effronté dont le cœur, plus dur que le moukl (24), résiste au choc des pierres ! Garde-toi d’admirer ses attraits dignes des houris du ciel, car sous d’autres rapports, il a la laideur du dîve. Tu te prosternes à ses pieds sans qu’il daigne te regarder ; que dis-je, il ne se détournerait pas pour éviter de te fouler aux pieds. A ce jeu d’amour pour les enfants des hommes, la tête s’épuise aussi vite que le coffre-fort. Ne jette pas sur eux des regards pleins de désirs sensuels, sinon tu attirerais la honte sur tes propres enfants.
On me racontait, un jour, dans cette ville (25), qu’un marchand avait acheté un jeune page. Dès le soir, séduit par son joli visage et sa grâce entraînante, il lui caressa le menton d’une main audacieuse, mais le beau jouvenceau lança à la tête de son maître tout ce qui lui tomba sous la main. — A l’aspect d’une ligne élégamment tracée, il est imprudent de convoiter le livre (26). — Le pauvre homme prit Dieu et le Prophète à témoins qu’il ne commettrait plus pareille folie. Dans le cours de la même semaine, il eut à faire un voyage ; il partit le cœur brisé, la tête meurtrie et enveloppée de bandelettes. Il avait dépassé Kazeroun (27) d’un ou deux milles, quand il vit se dresser devant lui une colline rocailleuse et abrupte. « Quel est le nom de cette éminence ? demanda-t-il à un compagnon de voyage; la vie offre ainsi chaque jour de nouveaux sujets d’étonnement. — Eh quoi ! répondit l’autre, tu ne connais pas le défilé des Turcs (28) ? » A ce nom, le marchand frémit comme s’il voyait devant lui le visage menaçant d’un ennemi et, d’une voix retentissante, il cria au nègre qui le servait : « Arrête ta monture et défais les bagages. En vérité, je n’aurais plus un grain de bon sens et de prudence, si je m’engageais encore une fois dans le défilé des Turcs. » — Mets un frein aux élans désordonnés des passions et, si tu cèdes à l’amour, supporte avec patience ses rigueurs. Veux-tu être loyalement servi par l’esclave que tu nourris, conduis-toi comme un maître réservé et digne ; le désir de commander lui tourne la tête, si le maître lui prodigue ses caresses (29); L’esclave doit porter de l’eau et pétrir des briques; mais s’il est traité en favori, c’est la tête de son maître qu’il pétrit.
On rencontre des gens qui protestent de la pureté de leur vie et qui fréquentent les adolescents. Interroge Saadi, ce naufragé de la vie, il te dira ce que la pensée d’une table bien servie arrache de soupirs à l’homme épuisé par le jeûne. Si la brebis broute les feuilles du palmier, c’est que des cordes et des ferrures protègent de son atteinte le sac qui renferme les dattes ; si le bœuf du pressoir tourne sa tête vers le râtelier de paille, c’est que ses entraves le retiennent loin du champ de sésame.
Hippocrate et l’amant mystique.
Un homme rencontra une personne d’une beauté accomplie, et l’amour porta le trouble dans tout son être ; une sueur froide coulait sur son corps, abondante comme la rosée sur le tendre feuillage du printemps. Hippocrate passant à cheval près de cet infortuné, s’informa des causes de son mal. Quelqu’un lui dit : « Cet homme est un croyant d’une piété accomplie, et ses mains sont exemptes de toute impureté. Fuyant la société et le commerce des hommes, il passait sa vie dans la solitude des montagnes et des déserts. Mais une belle a captivé son cœur, et l’amour a jeté un voile sur ses yeux. A ceux qui blâment sa conduite il répond : « Gardez le silence et épargnez-moi vos reproches. Ne m’accusez pas en entendant mes plaintes, car elles ne sont que trop justifiées. Ce n’est pas de cet objet charmant que mon cœur s’est épris, mais de Celui qui a créé tant de beauté et de perfection. » Le sage Hippocrate, ce savant instruit par les années et l’expérience de la vie, répondit : « Si la vertu de cet homme est l’objet de l’admiration publique, il est difficile d’avoir la même admiration pour son langage. Le grand artiste (Dieu) n’a-t-il donc créé qu’un chef-d’œuvre, pour que cet homme livre ainsi son cœur aux ravissements de l’amour ? Pourquoi l’enfant nouveau-né n’exciterait-il pas en lui les mêmes transports ? Dans l’œuvre de Dieu l’enfance et l’âge viril ne sont-ils pas chose égale? Pour un observateur judicieux, le chameau est une créature aussi parfaite que les séduisantes beautés de la Chine et de Tchiguil (30). Chaque ligne du poème (de la création) est comme un voile jeté sur un visage charmant; ses belles pensées se cachent sous la noirceur des lettres, comme la femme sous le capuchon ou la lune sous le nuage. » — Quand on possède, comme Saadi, à l’ombre du rideau (c’est-à-dire dans l’imagination) d’aussi belles compagnes, on ne craint aucun ennui, aucun chagrin. Mes chants brillent en tout lieu; ils ont l’éclat et l’ardeur de la flamme : que m’importe la fureur de mes ennemis, si la violence du feu persan (31) les consume !
Qu’il est difficile d’échapper à la médisance.
S’il est un homme ici-bas qui soit hors des atteintes de la fortune, c’est le sage qui ferme sa porte et vit retiré en lui-même. Dévot hypocrite ou sincère adorateur de Dieu, nul n’est épargné par la médisance ; quand même tu serais un ange descendu du ciel, elle s’attacherait aux pans de ton manteau. Il est plus facile d’arrêter le cours impétueux du Tigre, que de fermer la bouche aux détracteurs. Vois ces indignes, ils s’attroupent en disant : « La piété est stérile, c’est un piège, un gagne-pain. » Mais ne détourne pas ton visage du Dieu que tu adores, et laisse-les battre en brèche ta réputation. Leur méchanceté ne voit pas la lumière de Dieu; éperdue dans ses œuvres sinistres, elle ne trouve pas le chemin de la vérité ; comment pourraient-ils y faire des progrès, eux qui, dès les premiers pas, ont fait fausse route !
Parmi ceux qui sont exposés aux critiques des hommes, la distance est aussi grande qu’entre les anges et les démons : les uns savent en faire leur profit, les autres restent sourds aux conseils de la sagesse. Celui qui vit dans les ténèbres ne peut se faire une idée de l’éclat que répand la coupe de Djamschid (32). Lion ou renard, n’espère pas échapper à la calomnie par le courage ni par la ruse.
Tel homme mène une vie retirée : on lui reproche de dédaigner la société de ses semblables, on l’accuse de fausseté et d’hypocrisie. « C’est un dîve qui fuit le genre humain. » S’il est d’un caractère facile et sociable, on lui refuse l’honnêteté des mœurs et la sagesse. Le riche est déchiré à belles dents; « s’il y a un Pharaon en ce monde, c’est lui. » Le pauvre dont la vie se consume dans la misère, est un misérable, un vagabond; le derviche aux prises avec le dénuement, un être vil et disgracié du sort. Qu’une grande fortune vienne à s’écrouler, ils s’en réjouissent et disent : « C’est un bienfait du Ciel; tant de faste et d’orgueil ne pouvaient durer ; les désastres suivent de près la prospérité. » Qu’un homme pauvre et sans appui parvienne à un rang élevé, leurs dents noires de venin déchirent « cet infâme, ce parvenu abject. » As-tu produit une œuvre utile et lucrative, tu es un ambitieux, un avare. Préfères-tu la méditation à la vie active, tu n’es plus qu’un mendiant, un parasite. Si tu parles, ils te comparent à un tambour sonore et creux ; si tu gardes le silence, à une de ces figures peintes sur les murs des bains. L’homme patient est à leurs yeux un lâche, à qui la crainte fait courber la tête ; mais devant la hardiesse et l’énergie, ils fuient en traitant le courage de folie. Un tel vit sobrement, sa fortune, disent-ils, sera la proie de ses héritiers. » Tel autre a une table délicatement servie, « c’est un esclave de son ventre, un être asservi par la gourmandise. » Le riche qui mène une vie simple, convaincu que le luxe est indigne d’un sage, n’est pas non plus à l’abri de leurs langues acérées comme un glaive, « le malheureux, disent-ils, ne sait pas jouir de son or. » S’il se fait bâtir un kiosque, un riche palais, s’il s’habille de vêtements somptueux, ses détracteurs l’accusent d’aimer le luxe comme une femme. — Le soufi qui n’a pas voyagé est un objet de mépris pour ceux qui ont parcouru le monde ; « il n’a pas su s’arracher des bras de sa femme, comment aurait-il acquis mérite, savoir et sagesse ? » A son tour, celui que les voyages ont instruit est en butte à leurs accusations haineuses, « c’est un vagabond, un misérable ; s’il avait eu quelque part aux faveurs de la fortune, il ne traînerait pas une vie errante de pays en pays. » Le célibataire n’échappe pas à leur critique minutieuse, « la terre, disent-ils, frémit de ses excès (33). » Qu’il se marie, aussitôt il devient, à leurs yeux, le jouet des passions, un âne empêtré dans la boue. — Quelqu’un cède-t-il aux transports de la colère, ils le traitent de fou, de scélérat ; supporte-t-il patiemment une injure, c’est qu’il manque de cœur. Ils arrêtent l’élan de l’homme généreux en lui disant : « demain, tes mains chercheront à cacher la nudité de ton corps. « Le sage content de peu et modéré dans ses désirs n’évite pas non plus les sarcasmes de la foule : « c’est un ladre qui mourra, comme son père, en laissant ses écus et n’emportant que ses remords. » — Pas plus que la laideur, la beauté n’évite les traits de la médisance, et le plus beau visage est exposé aux plus laides invectives. Qui pourrait d’ailleurs leur échapper, lorsque le Prophète n’a pas été épargné par la malignité humaine ? Dieu lui-même, ce Dieu sans égal, qui n’a ni associé ni compagnon, vois ce que disent de lui les Chrétiens (34). Personne ne peut donc parer les coups de la médisance, et la patience est l’unique refuge contre ses atteintes.
L’esclave de Saadi.
J’avais en Egypte un jeune esclave plein de modestie et dont les yeux étaient toujours baissés. Quelqu’un me dit : « Ce jeune homme est sot et sans discernement; il faudra qu’il soit rudement mené. » Le soir même, je le réprimandai d’un ton sévère, aussitôt notre censeur de s’écrier : « Malheureux serviteur, il mourra victime des mauvais traitements de son maître ! »
Le prédicateur.
Un jeune savant, plein de mérite, excellait dans la prédication ; c’était un homme fort estimé, d’une piété profonde et sincère, et les traits de son visage étaient plus beaux encore que ceux que traçait sa main. Il savait à fond la grammaire et la rhétorique arabe ; seulement il prononçait mal certaines lettres de l’alphabet : un vice de langage l’empêchait d’articuler nettement les lettres emphatiques (35). J’en fis un jour la remarque devant un pieux personnage : « C’est dommage, lui disais-je, qu’un tel ait perdu les dents de devant. » Cette sotte remarque fit monter le rouge au front du dévot : « Fais trêve, me dit-il, à tes critiques stériles; tu as bien remarqué ce défaut chez lui ; mais tous ses mérites sont restés cachés à tes yeux. Sache-le bien : au grand jour de la vérité (de la résurrection), les bons ne remarqueront pas les fautes des méchants. Quand un homme sage et éclairé compromet sa dignité par une faute, garde-toi de le traiter avec sévérité pour l’erreur d’un moment, et souviens-toi de la maxime des sages : Prends seulement ce qui est pur et laisse ce qui est trouble (proverbe arabe). Les épines se mêlent aux roses; fais ton bouquet sans te soucier des épines. Il faut être bien maussade pour ne remarquer dans le paon que la laideur de ses pattes.
Homme égaré, rends à ton âme sa pureté native ; un miroir trouble ne reflète plus les images. Cherche la route qui te mettra à l’abri de la damnation, au lieu de chercher un aliment à ton humeur médisante; fais en sorte, si tu es raisonnable, que les défauts d’autrui ne cachent pas à ta vue tes propres défauts. — Ai-je le droit de dénoncer l’injustice au châtiment des lois, quand je suis moi-même souillé d’iniquités et de vices ? Il n’est pas permis de ternir la réputation d’autrui pour se faire, grâce à ces accusations, un renom de vertu. Si le mal excite ta réprobation, sache d’abord l’éviter et tu réprimanderas ensuite ton voisin. Que ma piété soit sincère ou menteuse, les dehors seuls t’appartiennent, le reste relève de Dieu. Pourvu que ces dehors soient ceux de la vertu, tu n’as pas à rechercher ce qu’il y a en moi de sincère ou de mensonger. Ma vie peut être irréprochable ou digne de blâme, Dieu lit mieux que toi au fond de mon cœur. Il ne faut pas que, pour une seule faute, tu punisses celui qui, par ses services passés, a le droit de compter sur tes bienfaits. Que je sois bon ou méchant, ton devoir est de garder le silence ; seul, je suis responsable du bien et du mal que j’ai fait. Pour prix d’une seule bonne action, Dieu en inscrit dix autres au compte du fidèle (allusion à Coran, vi, 161); à ton tour, mon enfant, ferme les yeux sur dix défauts en faveur d’une seule qualité. Ne tourne pas une main accusatrice vers cet unique défaut, en laissant dans l’oubli toute une existence méritante.
Mais c’est ainsi que se comportent les sombres détracteurs de Saadi : ils écoutent dédaigneusement ses vers; cent pensées délicates et charmantes les laissent insensibles ; mais survienne une défaillance, ils poussent des cris d’horreur. La seule cause de leur malveillance est l’envie qui enlève à leur esprit la perception du beau. Dieu, en créant le genre humain, n’a-t-il pas mis le nègre à côté du blanc, la laideur à côté de la beauté? On ne rencontre pas à chaque pas des sourcils bien arqués et de beaux yeux : déguste la chair de la pistache et jette l’écorce qui l’enveloppe.
Notes et variantes.
(1) Le texte porte dèh mardèh goul et le commentaire turc considère le hè final du mot mardèh, homme, comme collectif répondant au( suffixe lek de l’Osmanli. G. sans être aussi explicite, paraît se rallier à la même opinion. T. vocalise le mot et lit mourdeh gouï « diseur de paroles mortes, insipides. »
(2) Plusieurs souverains ont porté le surnom de Takasch dont le sens m’est inconnu ; je crois qu’il s’agit d’Ala eddîn Mahmoud, fils d’Arslan-Schah, avant-dernier roi du Kharezm. On connaît aussi un autre Takasch Schihâb eddîn, qui fut le frère du sultan gaznévide Mélik-Schah. Voy. ibn el-Athir, t. X, p. 87 et passim.
(3) Litt. En prononçant la formule conjuratoire la hawla, etc. « Il n’y a de puissance et de force qu’en Dieu. » — La croyance aux dîves, souvenir du vieux culte mazdéen a survécu en Perse, malgré le triomphe du dogme musulman.
(4) Ces deux derniers vers, qui n’ont qu’un rapport très indirect avec le sens général de l’anecdote, pourraient bien être apocryphes, quoiqu’ils aient été acceptés par tous les éditeurs. T. les fait suivre de trois autres distiques encore plus suspects.
(5) Adhed ed-dooleh fut le plus puissant souverain de la dynastie des Boueïhides ou Bouveïdes qui régna sur une partie de la Perse et de l’Irak et finit par tenir en tutelle les vicaires du prophète (khalifes) à Bagdad. Adhed (mort en 372 de l’hégire) était un prince éclairé et protecteur des lettres ; il avait fondé dans sa capitale Chiraz une riche bibliothèque que visita le célèbre voyageur arabe Moukaddessi. Cf. ibn. el-Athir, t. IX, p. 13. L’histoire de cette dynastie se trouve dans Mirkhond ; Wilken en a donné le texte et la traduction allemande. Berlin, 1836. in-4°.
(6) Je m’en tiens à la traduction littérale sans être bien certain du sens que le poète attache à ce dernier distique. S. prend les mots neschîb o firâz « montée et descente » dans le sens de vertus et de vices, ce qui est entièrement arbitraire. G. tourne la difficulté: « Tu as, dit cette glose, des yeux et des oreilles afin de voir les choses de loin et de haut, marche avec prudence au milieu des inégalités de la route, etc. »
(7) Voir sur le démon (ifrît) de Belkis reine de Saba, la traduction française du Tabari persan, t. I, p. 441.
(8) S. ajoute ici un vers qui n’est qu’une variante du vers suivant, en voici la traduction : « Je baissais la tête honteux et troublé; la voix de la raison murmurait à mon oreille le conseil de m’échapper nu comme une gousse d’ail, etc. »
(9) Abou Suleïman Daoud (fils de Nasr) surnommé Tayi, jurisconsulte, d’abord esclave, puis client (maoula) et disciple du célèbre Abou Hanifah, fondateur de la secte des Hanéfites. Daoud abandonna plus tard ses études de droit traditionnel pour se consacrer entièrement aux rêveries du soufisme sous la direction du scheik Habib Rayi. Il mourut en l’année 165 (781-82 de J.-C). On trouve une courte notice sur ce personnage dans le Nefahât de Djami, p. 94, et dans la chronique intitulée Nudjoum, etc., p. 442.
(10) Le texte porte la leçon siki, et ce mot, au dire du Bourkan-i-kati’, est particulier au dialecte de Chiraz ; il se dit du vin qui a été cuit trois fois: c’est, en quelque sorte, un triple extrait de ce vin délicieux qui a réchauffé la verve de Saadi et de Hafez.
(11) Grande et célèbre université musulmane dont la fondation est due au vizir Nizam-el-Mulk, ministre de la dynastie seldjoukide, assassiné par un des sectaires (fidaouî) du Vieux de la montagne, en 1092 de l’ère chrétienne. Voir sa notice chez Ibn Khallikan, trad. de Slane, t. I, p. 413, et sur le collège auquel il donna son nom, même ouvrage, t. II, p. 164. Ibn Batoutah (t. II, p. 108) n’en connaît pas de plus vaste ni de plus florissant dans tout l’empire musulman.
(12) Le mot bismillah « au nom de Dieu » a été expliqué chapitre II, note 4. — « Dans le rite chaféite, généralement adopté en Perse, l’intention est considérée comme une des conditions indispensables à la validité de la prière. Les légistes la définissent comme le désir conçu mentalement d’accomplir un acte obligatoire en vue d’être agréable à Dieu, » M. Querry, Droit musulman, t. I, p. 10 et 69.
(13) Les prescriptions minutieuses que le poète a habilement encadrées dans ces vers sont conformes au texte du Coran, surate v, verset 8, etc. L’expression « dévorer la chair de son frère » se trouve également dans le livre saint des Musulmans. Sur. xlix, v. 12.
(14) Les commentateurs placent vaguement cette ville sur les frontières du Turkestan ; je ne la trouve mentionnée chez aucun géographe arabe ou persan.
(15) Pour comprendre le sens de ces paroles énigmatiques, il faut savoir qu’une tradition fort ancienne, puisqu’elle repose sur l’autorité d’Abdallah ben Mubarek, assure que le musulman qui est l’objet d’une calomnie se verra appliquer, au jugement dernier, les mérites que le calomniateur aura pu acquérir pour son propre compte. II est donc naturel qu’une mère profite avant toute autre personne de cette singulière faveur, fût-ce même au détriment de son fils. Le hadîs ou tradition en question est cité dans la glose de G.
(16) Le mot dervazè, dans le sens que nous lui donnons ici, est rare, mais autorisé par les lexiques et accepté par les commentaires du Boustân. —Sur la province et la ville de Sedjestan, l’ancienne Drangiane, dans le Khoraçan oriental, voir le Diction, géogr. de la Perse, p. 300. Dans certaines copies le deuxième vers se lit ainsi : « Il acheta chez un bakkal les aliments et denrées qui lui étaient nécessaires; mais il n’eut pas à se féliciter de l’aventure. » — L’application de l’anecdote à la donnée générale du chapitre ne se découvre pas facilement et on serait tenté de considérer ce paragraphe comme une interpellation, s’il ne se trouvait dans toutes les éditions et dans les copies que nous avons consultées.
(17) Les commentaires hésitent entre le sens ordinaire de Safa, colline dans le voisinage de la Mecque, bien connue par les pratiques religieuses qu’y observent les pèlerins, et le même mot signifiant « pureté, sincérité. » Il est probable que Saadi a rapproché à dessein ce mot du terme soufi pour obtenir un jeu de mots par à peu près. « Nihil novi sub sole. »
(18) C’est-à-dire « prends garde d’éprouver des remords aussi dévorants que le feu. » Telle est du moins l’explication assez plausible que donne S. Ces deux vers se trouvent aussi dans le Gulistân, p. 314.
(19) L’honneur de recevoir, matin et soir, une aubade de trompettes et de tambours est un privilège réservé depuis des siècles au souverain et à quelques grands dignitaires. — L’humoristique boutade contre les méchantes femmes, inspirée peut-être à notre poète par le souvenir de ses infortunes conjugales, a été citée et traduite avec quelques variantes peu importantes, par S. de Sacy dans son Pend-nameh, p. 188.
(20) C’est ainsi que je crois, d’accord avec S., devoir traduire l’expression amizgari, que S. de Sacy rend par amabilité en s’écartant de la signification primitive de ce mot composé.
(21) En d’autres termes « il est aussi faible qu’une femme. » Il paraît que, du temps de Saadi, les femmes portaient des schalvar ou pantalons de couleur sombre, bruns et bleu foncé. Ajoutons en passant que ce serait une erreur de croire que la mode n’exerce pas aussi son empire en Asie. Depuis un siècle surtout, elle a introduit de notables changements dans le costume et le code des bienséances des nations musulmanes et surtout des Persans. Il est vrai que ces derniers sont nommés les Français de l’Orient.
(22) Ceci doit être pris métaphoriquement : « La moindre infraction commise par une épouse inconstante est une terrible menace pour l’avenir, et la plus légère faute de sa part doit être pour son mari un sérieux avertissement. » — Une difficulté plus grande se présente quelques vers plus loin : « Pourquoi la main d’une femme, quand elle touche au fruit défendu, etc. » Le mot kalyèh (guèlyèh) que je traduis ainsi pour me conformer a l’intention du poète est aussi diversement expliqué par les dictionnaires que par les commentateurs. G. le traduit par a viande cuite »; S. de Sacy, par « gâteau d’amandes » ; T., par mets en général. Mais la plus bizarre explication est celle de S. Le docte Khodja commence par confondre kalyèh avec kali, soude (alkali), qu’il explique par dérivation dans le sens d’antimoine, (surmèh), collyre pour les yeux. De là cette singulière explication : « Quand une femme se peint le visage et les yeux, et qu’elle porte ensuite sur le visage de son mari sa main teinte d’antimoine, elle le noircit »; ce qui revient à dire, grâce à une métaphore très fréquente, elle le déshonore. On voit par cet exemple jusqu’où peut aller l’imagination d’un commentateur turc aux abois.
(23) Jeu de mots intraduisible sur le double sens de mahasin qui signifie à la fois « qualités » et « barbe, favoris. » L’allusion assez délicatement exprimée par ce mot à double entente perd toute sa finesse en passant dans notre langue.
(24) Le moukl est le fruit du palmier sauvage appelé doum en arabe; c’est le palmier de la Thébaïde. Cf. Marcel Devic, Dict. étymologique, p. 105. On donne aussi quelquefois le même nom à l’espèce de gomme appelée bdellion.
(25) S. fidèle à sa théorie sur la composition du Boustân croit qu’il s’agit de Damas, mais la suite du récit prouve que la scène se passe dans le Farsistân; l’expression cette ville désigne donc ici Chiraz, capitale de la Perse et patrie de notre poète.
(26) Pour saisir le sens de l’allusion, on doit se rappeler que le mot arabe khatt signifie « une ligne d’écriture, et le duvet qui se montre sur les joues d’un adolescent ». Il ne faut nullement regretter que de pareilles plaisanteries soient inintelligibles dans notre langue.
(27) L’édition turque et T., au lieu de kazeroun, lisent karevàn « la caravane ». D’après cette variante, le marchand aurait précédé d’un ou deux milles ses compagnons de voyage; mais la lecture de G. que nous avons adoptée se justifie par la mention faite un peu plus loin du Défilé des Turcs. Or, on sait par le témoignage de l’auteur de la géographie persane intitulée Nouzhet el-Kouloub que cette localité se trouvait aune courte distance de la petite ville de Kazeroun.
(28) Teng-i-Tourkan « le défilé ou la passe des Turcs » ; ce dernier mot est pris dans le sens de « beau page ». Il y a dans cette anecdote une série d’allusions inconvenantes sur lesquelles je ne crois pas devoir insister : le latin brave l’honnêteté, le persan la défie.
(29) Ici encore les bienséances m’obligent à m’éloigner un peu du sens littéral. Le dernier vers se lit aussi dans le Gulistan, p. 221.
(30) Tchiguil est le nom d’une peuplade et d’une ville du Turkestan, dans le voisinage de Thirâz et d’Isfidjàb. Abou Dolef, dans sa curieuse relation (citée par Yakout Mo’djem, t. III, p. 446), mentionne une tribu de ce nom et signale la beauté de cette peuplade turque. Les poètes persans y font de fréquentes allusions.
(31) Le poète joue sur l’expression atêsch-é-faresi « feu persan » par laquelle il désigne à la fois ses poésies qui font tant de jaloux et la maladie connue en Europe sous le nom de feu Saint-Antoine ou feu des ardents, probablement l’érésipèle ou la scarlatine maligne. Ces derniers vers offrent un nouvel exemple des digressions où Saadi se laisse emporter, au souvenir des rivalités haineuses que son génie lui suscitait.
(32) Djamschid, raconte la légende qui le compare à Salomon, possédait une coupe magique où le monde entier et les sphères célestes venaient se refléter et lui révélaient leurs mystères. Dans le style imagé des poètes, c’est une métaphore qui désigne tantôt le soleil, tantôt le visage resplendissant d’une belle. Ici les commentaires voient une allusion à la beauté des œuvres divines et à ses bienfaits sans limites.
(33)Vers assez obscur. L’expression khouft o khiz se rencontre ordinairement en poésie avec un sens obscène qui est sans doute celui auquel notre poète a pensé. La glose manuscrite de T. croit qu’il y a dans ce passage le souvenir d’une tradition (hadis) prophétique et traduit : « la terre tremble sous ses pas. »
(34) Attaque indirecte contre les mystères de la Trinité et de l’Incarnation. L’islamisme s’est toujours refusé à comprendre les dogmes les plus sublimes de la théologie chrétienne. La formule si fréquente sur les monnaies musulmanes la schèrikè leou « Dieu n’a pas d’associé » est une protestation contre le prétendu polythéisme des sectateurs de l’Evangile.
(35) Plus particulièrement, parmi les lettres marquées de points diacritiques, celles qui appartiennent exclusivement à la langue arabe et offrent de grandes difficultés de prononciation aux étrangers, comme le thâ, le dhâd, le zhâl, etc.