Introduction –1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11
Résignation.
Un soir que j’avais allumé le flambeau de la poésie à la flamme brillante de l’inspiration, un homme malveillant et vain dans ses propos m’écoutait réciter mes vers. Il ne put se dispenser d’y applaudir, mais une sorte de malignité se mêlait à ses éloges. Peut-on empêcher le blessé de se plaindre ? — « Voilà, disait-il, de belles pensées et de nobles inventions ; Saadi parle à merveille le langage de la piété, du mysticisme et de la morale; mais il ignore les accents guerriers. Qu’il laisse à d’autres poètes l’honneur de chanter les prouesses du javelot, de la hache d’arme et de la massue pesante ! » — L’ignorant ! il ne voit pas que je n’ai aucun goût pour l’épopée guerrière, sinon il m’eût été facile de trouver place dans ce domaine ; je pouvais, moi aussi, tirer le glaive des combats et éclipser la gloire de mes rivaux. Poète envieux, viens donc te mesurer avec moi dans le champ clos de la poésie et vois comment mon bras fait rouler dans la poussière la tête de mes ennemis.
Le bonheur est un don de la justice divine ; il n’est pas le privilège de la force et de la grandeur. Si la sphère sublime mesure ses faveurs avec parcimonie, l’héroïsme essaie en vain de les capter dans son lacet (kemend). La fourmi, si faible qu’elle soit, ne connaît pas la famine ; mais le lion, malgré la vigueur de ses griffes redoutables, ne trouve pas toujours sa subsistance. Puisqu’il n’est pas donné à l’homme de gouverner la fortune, qu’il se résigne donc à ses caprices. Si le livre du destin t’assigne une longue existence, tu n’as pas à redouter la morsure du serpent, ni celle de l’épée et des flèches; mais si ton lot de vie est exigu, la potion la plus salutaire aura sur toi les effets mortels du poison. As-tu oublié comment Roustem, lorsque ses destinées furent accomplies, périt sous la main débile de Schagad (1) ?
Le guerrier malheureux.
J‘avais à Ispahan un ami, guerrier hardi et impétueux, dont la poignard et la main étaient souvent rouges de sang; le cœur de ses ennemis brûlait, comme le kébab, sur des charbons ardents. Chaque jour il se ceignait de son carquois, et le choc de ses flèches à pointe d’acier faisait jaillir des étincelles. Ce brave, insensible à la peur et robuste comme le taureau, eût glacé d’épouvante les cœurs de lion. Les flèches qu’il décochait pendant le combat auraient pu traverser de part en part le corps des Gémeaux (2). Le rosier compte moins d’épines qu’il ne plantait de traits dans l’épaisseur des bouchers, et son javelot, en frappant le casque d’un ennemi, brisait du même coup la tête et le cimier de fer qui la protégeait. Il s’abattait sur une troupe de guerriers, comme le passereau sur une nuée de sauterelles, et la vie d’un homme n’avait pas pour lui plus de valeur que celle d’un passereau. S’il avait eu Feridoun (3) pour adversaire, il ne lui eût pas laissé le temps de tirer l’épée du fourreau. Son bras terrassait les tigres, son gantelet (litt. sa griffe) d’acier déchirait la cervelle des lions. En vain un cavalier était solide comme le roc ; quand il le saisissait par la ceinture, il le désarçonnait ; sa hache, en tombant sur un guerrier revêtu d’une cotte de mailles, traversait le corps et venait fendre la selle. Par sa vaillance comme par sa générosité, il n’avait pas de rival au monde. Un penchant particulier l’attirait vers les cœurs honnêtes et sincères, aussi ne me quittait-il guère. Mais la nécessité m’obligea de m’éloigner d’une contrée où les ressources de la vie me faisaient défaut. De l’Irak, le sort me conduisit en Syrie, terre de bénédiction où je m’estimai heureux de fixer ma résidence. Après avoir séjourné dans ce pays, après y avoir subi les alternatives de la joie et de la tristesse, de l’espérance et de la crainte, comprenant que là aussi ma coupe était remplie (4), je sentis renaître en moi l’amour du pays natal. Le hasard voulut qu’à mon retour je passai par l’Irak. Un soir que je m’abandonnais à mes rêveries, le souvenir de mon vaillant ami me traversa le cœur. Le sel versé sur une plaie saignante m’eût fait moins souffrir; n’avais-je pas reçu le sel de sa main (le « pain et le sel » locution proverbiale dans le sens d’hospitalité.) Impatient de le revoir et de lui témoigner mon attachement, je retournai à Ispahan : j’y retrouvai un homme jeune encore, dont l’infortune avait fait un vieillard. Sa taille était voûtée, son teint jaune et flétri (5) ; sa tête avait blanchi comme le pic d’une montagne couronnée de neige, et la neige des ans suintait sur son visage ridé. Le destin avait appesanti sur lui son bras puissant et brisé son courage ; guéri de son orgueil par le malheur, il gémissait, la tête penchée sur les genoux. Je lui dis : « Noble chef, effroi des lions, quel accident t’a réduit à la condition d’un renard accablé d’années? » Il sourit tristement et répondit : « Hélas! c’est depuis la terrible journée (bataille) des Tartares, que ma vaillance s’est évanouie. La plaine du combat (couverte de lances) ressemblait à un champ de roseaux où les étendards rouges avaient allumé l’incendie. Je m’étais jeté dans la mêlée à travers des nuages de poussière ; mais que vaut l’héroïsme quand la fortune ne le seconde plus ? Moi, le jouteur habile qui, en m’élançant sur un ennemi, lui enlevais la bague du doigt à la pointe de ma lance, trahi alors par la fortune, j’étais enserré comme dans un anneau de fer. Je fus trop heureux de fuir, car c’est folie de lutter contre le sort ; ni la cuirasse ni le casque ne pouvaient plus me protéger, puisque mon étoile (jadis) brillante, s’éclipsait; quand les clefs de la victoire sont perdues, on ne peut en forcer les portes. Nous avions en face de nous une armée de braves soldats, robustes comme l’éléphant et terreur du tigre ; hommes et chevaux étaient plongés dans une armure de fer. A la vue des tourbillons de poussière que leurs pas soulevaient, nous revêtîmes nos cottes de mailles et nos casques et, lançant au galop nos chevaux arabes, rapides comme le nuage, nous fîmes pleuvoir autour de nous une grêle de traits. Au choc des deux armées débusquant de leurs retranchements, on eût dit que le firmament s’abîmait sur la terre et, sous la pluie incessante des flèches, le champ de bataille roulait des torrents de sang. Le lacet aux replis serpentins ouvrait sa gueule pour engloutir les lions intrépides. Des flots de poussière donnaient à la terre les teintes sombres de la voûte céleste où l’acier des armes scintillait en éclairs sinistres. Nous luttions contre l’ennemi, pied à pied, bouclier contre bouclier ; mais en dépit de nos efforts la fortune des combats nous était contraire : force nous fut de fuir. Les guerriers les plus intrépides peuvent-ils soutenir la lutte quand le ciel leur refuse son aide ? l’épée des héros s’émousse quand la destinée tourne contre eux sa fureur. Ceux de nous qui échappèrent au massacre en sortaient avec une armure inondée de sang ; nos flèches qui auraient dû traverser le fer de l’enclume ne pouvaient plus percer la soie (6). Nous tombions çà et là, dispersés comme les grains de blé qui s’échappent d’un épi écrasé; nous courions, épouvantés et convulsifs comme des poissons à l’armure d’écaillé qui tombent dans les filets du pêcheur. C’est que la fortune avait tourné contre nous son visage irrité et que nos boucliers ne nous protégeaient plus contre les flèches de la fatalité. »
L’archer d’Ardebil (7).
Il y avait à Ardebil un archer dont la main vigoureuse décochait des flèches qui traversaient le disque de fer de la cible. Il eut un jour à combattre un soldat vêtu d’une casaque de feutre, un jeune guerrier ardent et avide de combats. A la vue de cet adversaire qui s’avançait à sa rencontre, impétueux à l’attaque comme Behram-Gour, l’archer banda son arc et visa ; mais des cinquante flèches qu’il lança, aucune ne put trouer la tunique de feutre de l’agresseur. Celui-ci s’élança, intrépide comme Destân (8) ; il enlaça l’archer dans les replis de son lacet, l’enleva, le conduisit au camp et le jeta au fond de sa tente, les mains attachées au cou comme un brigand. — La colère et la honte empêchèrent le prisonnier de dormir. Au lever du jour, un esclave entra dans la tente et dit au captif : « Toi qui trouais le fer avec les traits de l’arbalète et de l’arc, comment es-tu tombé au pouvoir d’un homme vêtu d’un simple feutre? » L’archer répondit, et ses yeux roulaient des larmes de sang : « Ignores-tu que personne ne peut aller au-delà du terme fatal ? Moi le guerrier exercé qui, dans le maniement de l’arc et de l’épée, aurais donné des leçons à Roustem, moi qui, aussi longtemps que la fortune me seconda, trouais le fer comme du feutre, aujourd’hui réduit à l’impuissance et abandonné du ciel, je rencontre dans le feutre la résistance du fer. A l’heure fatale, la lame perce la cuirasse ; avant cette heure elle ne peut traverser une tunique. L’homme qui revêt une triple cuirasse est nu et désarmé devant le glaive du destin qui le menace ; mais si la fortune le favorise, si le ciel le protège, la lame du couteau ne pénètre pas dans sa chair. Le sage, malgré sa prudence et ses efforts, cherche en vain à fuir l’heure fatale; le fou, malgré ses extravagantes imprudences, échappe aux atteintes de la mort.
Le Kurde et le médecin.
Un Kurde souffrait d’un mal au côté qui le privait de sommeil. Le médecin de l’endroit vint le voir et dit : « A la façon dont cet homme dévore des feuilles de vigne (9), je serais bien surpris s’il passait la nuit : la flèche qu’un Tartare lui planterait dans la poitrine y ferait moins de ravage que cet aliment indigeste. Qu’une bouchée passe de travers et c’en est fait de l’imprudent. » Le destin voulut que le médecin mourût cette nuit-là ; il y a quarante ans de cela et le Kurde est encore vivant. — Combien de médecins meurent tristement, tandis que leurs malades reviennent à la santé (voir Gulistân, p. 117, note 3) !
L’épouvantait.
Un paysan vint à perdre son âne ; il planta la tête de l’animal sur un cep de vigne au milieu de son champ. Un vieillard expérimenté qui passait par là dit en riant au jardinier : « Ami, ne crois pas qu’un âne puisse détourner de ton enclos les maléfices du mauvais œil ; la pauvre bête n’a pu soustraire sa tête et sa croupe au bâton, jusqu’au jour où il est mort épuisé et couvert de plaies. » — Comment le médecin rendrait-il la santé au malade, puisqu’il est lui-même emporté par la maladie ?
La pièce d’or.
Un pauvre homme avait laissé tomber un dinar (pièce d’or de 10 à 12 francs) ; il la chercha en vain pendant longtemps et, de guerre lasse, il s’éloigna. Survint un passant qui ne cherchait rien et la retrouva sur-le-champ. — Le destin nous a assigné notre lot d’heur et de malheur quand nous étions encore dans le sein maternel. La fortune n’est pas le prix des efforts et de la lutte : loin de là, les plus forts sont souvent les plus malheureux. — Un homme donnait des coups de bâton à son fils : « Père, s’écria ce dernier, ne me frappe pas, car je n’ai pas commis de faute. C’est à toi que je puis me plaindre des injures qui me sont faites ; mais si, à ton tour, tu me maltraites, à qui me plaindrai-je ? » — Mortel que la prudence inspire, adresse tes doléances au souverain Juge, mais garde-toi bien de te plaindre de ses arrêts.
Sage réponse d’un pauvre.
Un homme comblé de tous les dons du ciel, il se nommait Bakhtiar (Félix), possédait de grands biens et un capital considérable. Il regorgeait d’or et de richesses et, tandis que ses voisins luttaient contre la misère, du fond de sa maison entourée d’humbles demeures, il remuait l’or à la pelle. — Au spectacle de l’opulence, le pauvre souffre plus douloureusement de la misère qui imprime en son cœur ses stigmates de feu. — Un de ses malheureux voisins rentra, un soir, les mains vides. Sa femme se répandit en invectives : « En vérité, lui dit-elle, il n’y a pas de plus misérable mendiant que toi, un vrai frelon qui n’a que son dard (10) ! Regarde autour de toi et apprends à devenir un homme. Suis-je donc une prostituée dont on ne paie même pas les caresses ? Lorsque d’autres ont de l’or et de l’argent, des maisons, un mobilier somptueux, pourquoi, toi aussi, ne deviendrais-tu pas riche? » — Le brave homme vêtu de bure répondit en gémissant sourdement comme le tambour : « Hélas ! rien ne me réussit ; à quoi bon lutter contre la force du destin ? Le ciel ne m’a pas laissé libre de choisir et je ne pourrai jamais être un Bakhtiar (11). »
La femme laide.
Oh! les sages paroles qu’un pauvre habitant de Kîsch (12) adressait un jour à sa femme, créature laide et disgracieuse : « Puisque le destin a façonné de sa main ton visage renfrogné, ne cherche pas à en dissimuler la laideur sous une couche de fard. » Au prix de quels efforts peut-on obtenir le bonheur ? Quel collyre rendrait la vue à un aveugle? Rien de bon ne provient de ce qui est foncièrement mauvais. Le chien (enclin par nature à déchirer) ne saurait recoudre. Tous les savants de la Grèce et du Roum ne parviendraient pas à extraire le miel du Zakoum (13).
D’une bête fauve on ne fait pas un homme ; tous les soins, toutes les peines y seraient dépensés en pure perte. Comment faire éclore des fleurs sur une branche de saule ? Comment les bains blanchiraient-ils un nègre ?
Le vautour et le milan.
Le vautour dit un jour au milan : « Aucune créature au monde n’a une vue comparable à la mienne. — C’est un don qu’il faut mettre à profit, répondit le milan, viens avec moi et dis-moi ce que tu aperçois au fond du désert immense. » — Le vautour promena son regard du haut des airs à une distance d’une journée de marche, puis il reprit : « Me croiras-tu si je te dis que je vois un grain de blé là-bas au milieu de la plaine ? » — Le milan ne se possédait pas d’étonnement : ils s’abattirent ensemble sur le sol, mais le vautour effleurait à peine le grain de blé qu’il était pris dans les mailles d’un large filet. L’oiseau imprudent ignorait que, sous l’appât tendu à son avidité, le ciel avait placé un piège. Toute coquille ne recèle pas des perles dans sa nacre ; le tireur le plus habile n’atteint pas toujours la cible. — « Le grand mérite d’avoir vu le grain, dit alors le milan, puisque tu n’as pas remarqué le lacet de l’ennemi. » Le vautour prisonnier dans les mailles du filet répondit : « Toute précaution est inutile contre la destinée ! » — Le ciel qui avait ordonné la mort de cet oiseau le priva du même coup de sa vue perçante. — Au milieu d’une mer sans rivage, ni l’audace ni l’habileté ne peuvent sauver le naufragé.
L’ouvrier tisserand.
Un ouvrier tisserand disait avec raison pendant que sa navette produisait sur la trame l’image de l’anka (voir p. 252, note 14), de l’éléphant et de la girafe: « Des figures qui se forment sous ma main il n’en est pas une qui n’ait été dessinée par le maître (le patron) assis au-dessus de moi (14). » — Mortel, tout accident, heureux ou malheureux, dans le tissu de ta vie se forme sous la main du destin. Il y a une sorte d’infidélité déguisée à dire : C’est Zeïd qui m’a fait du tort, cette blessure provient d’Amr. — Si Dieu, le Tout-Puissant, t’accordait la claire perception de la réalité, la personnalité de Zeïd et d’Amr s’effacerait de devant tes yeux. Je ne crois pas que Dieu puisse refuser le pain quotidien même à l’ingrat qui s’abstient d’implorer ses bienfaits. Puisse le créateur te protéger, car lorsqu’il aura fermé devant toi la porte de ses grâces, il ne te sera plus possible de l’ouvrir !
Un jeune chamelet disait à sa, mère : « C’est assez marcher ; prenons quelque repos. » Celle-ci répondit : « Hélas ! si j’étais maîtresse du licou, on ne me verrait plus plier sous ma charge, dans les rangs de la caravane ! » — Dieu pousse le vaisseau où bon lui semble, malgré le pilote qui, dans son désespoir, déchire ses vêtements. O Saadi, ne jette sur personne un regard de convoitise, car tout bien vient de Dieu, de Dieu seul. Adore-le en toute sincérité et tu n’auras pas besoin de frapper à une autre porte ; mais repoussé de la sienne, tu ne seras pas appelé ailleurs. Si Dieu t’accorde la couronne (15), lève le front et enorgueillis-toi ; s’il te la refuse, renonce à toute espérance.
Conseils.
C‘est la pureté d’intention qui donne du prix à la piété; sinon, que faire d’une coque sans amande? Qu’importe que tu ceignes tes reins de la ceinture du guèbre ou du froc des derviches, si tu ne recherches que la vaine considération des hommes ? Crois-moi, il vaut mieux ne pas te déclarer disciple de la voie mystique ; mais une fois cette déclaration faite, n’agis pas en eunuque. Il faut paraître ce que l’on est, mais il n’y a aucune honte à renfermer en soi son mérite personnel. Lorsqu’on t’arrachera ton vêtement d’emprunt (ta fausse dévotion), il ne restera sur tes épaules qu’une guenille. Si ta taille est exiguë, ne monte pas sur des échasses pour paraître grand aux yeux des enfants. Une pièce de cuivre argenté n’a de valeur que pour les niais ; ne mets pas, ô mon ami, une mince feuille d’or sur une obole; le changeur avisé ne l’accepterait à aucun prix. Le feu est l’épreuve des faux bijoux, et c’est au contact de sa flamme qu’on distingue le cuivre de l’or.
Ignores-tu les sages conseils que Baba Kouhi (16) donnait à un homme qui, par ostentation, avait passé toute la nuit à prier ? « Mon ami, lui disait-il, inspire-toi des élans d’une foi sincère et sache bien que tu n’as rien à attendre des hommes. Ceux-là même qui admirent ta piété n’en jugent que sur de vaines apparences (c’est-à-dire sans pouvoir lire au fond de ton âme). Quel charme peut avoir un visage beau comme celui des houris, lorsque sous les plis de la tunique se cache un corps ravagé par la lèpre ? L’hypocrisie ne t’ouvrira pas le ciel le jour où ton corps, dépouillé de ses voiles, étalera toutes ses laideurs.
Le jeûne de l’enfant.
On raconte qu’un enfant prit la résolution de jeûner; il arriva à grand peine jusqu’à l’heure de midi. Son gouverneur, charmé d’un zèle si édifiant chez un jeune enfant, ne le conduisit pas ce jour-là à l’école. Son père et sa mère le comblèrent de caresses et firent pleuvoir sur lui les amandes et les pièces d’or (17). La moitié du jour ne s’était pas encore écoulée que l’enfant sentait la faim dévorer ses entrailles: « Si je prenais quelque nourriture, se dit-il, mon père et ma mère n’en sauraient rien ; » et comme il ne tenait qu’à l’opinion de ses parents et aux apparences, il mangea en cachette et feignit d’accomplir le jeûne jusqu’au bout. — Homme, à moins que tu ne sois loyalement attaché à tes devoirs religieux, qui peut savoir si les ablutions ont précédé ta prière ? Plus insensé qu’un enfant est le vieillard qui fait parade de sa piété. Une longue oraison inspirée par le désir d’être vu est une clef qui ouvre les portes de l’enfer. Si tu suis une autre route que celle qui mène à Dieu, c’est au milieu des flammes éternelles que sera étendu ton tapis (de prières, sidjadèh).
Autre anecdote.
Un faux dévot tomba d’un escalier et expira sur l’heure. Son fils, après quelques jours donnés à la douleur, reprit sa place au milieu de ses amis. — Une nuit, il revit son père en songe, et lui demanda comment il s’était tiré de l’évocation et de l’interrogatoire (18) : « Mon enfant, répondit le défunt, cesse de me questionner, je n’ai fait qu’un bond de l’escalier au fond de l’enfer. » — La vertu, sans l’étalage d’une fausse dévotion, est bien supérieure au renom de sainteté joint à la dépravation du cœur. A mes yeux, le voleur qui bat les grandes routes pendant la nuit, est moins criminel que l’hypocrite vêtu du froc des religieux. Celui qui ne s’attache qu’à plaire aux hommes peut-il attendre de Dieu une récompense au jour du jugement ? — Ami, puisque tu t’es consacré au service de Zeïd, ne compte pas sur la reconnaissance d’Amr (Voir chap. III, note 21.) Je ne prétends pas cependant que pour arriver jusqu’à l’ami (Dieu), il soit nécessaire, dans ce long voyage, de n’avoir point d’autre pensée, d’autre aspiration ; non, il faut simplement suivre son chemin jusqu’au menzil (relais). Mais hélas ! cette route n’est pas celle que tu suis, et c’est pourquoi tu restes en arrière : semblable au bœuf auquel le foulon a bandé les yeux, tu piétines sur place jusqu’à la fin du jour. Le musulman qui tourne le dos au mihrâb (oratoire de la mosquée) est taxé d’impiété par les fidèles, mais toi aussi tu tournes le dos à la Kibla (au temple de la Mecque), puisque Dieu n’est pas l’unique objet de ta prière. La vraie dévotion est un bel arbre qu’il faut soigner pour qu’il porte des fruits; s’il ne plonge pas ses racines profondément dans le sol, tu seras honteusement chassé des portes (du paradis). — Le laboureur qui fait ses semailles sur le roc ne récolte pas un grain de blé pendant la moisson. Ne t’attache pas aux vaines apparences d’une dévotion de faux aloi : c’est un étang au fond duquel il n’y a que vase. Si mon cœur est plein de corruption et de vices, à quoi sert de donner à mes actions le lustre de l’honneur? Rapiécer le froc du mensonge et de l’astuce est chose facile, mais comment pourra-t-on le vendre à Dieu ? Quel cœur se cache sous les replis d’une tunique, c’est ce que les hommes ne peuvent savoir. Dieu seul peut lire dans le registre que sa main a tracé. Que peut peser une outre devant le tribunal où sont fixées les balances de l’éternelle justice? C’est alors (au dernier jour du monde) qu’on verra combien était vide le sac de l’hypocrite dont les vertus d’emprunt jetaient tant d’éclat. Le mérite, lorsqu’il est véritable, se décèle de lui-même et sans le secours de personne. Quand on a du musc pur, il est inutile de l’aller dire partout, son parfum le dit de reste. Inutile de jurer que ton or est de l’or d’Occident (pur, sans alliage), la pierre de touche en fera connaître le titre. On fait le dessus d’un vêtement d’une étoffe plus fine que la doublure, parce que celle-ci est cachée et celle-là apparente; mais, peu soucieux de la considération d’autrui, les saints emploient pour doublure les plus riches étoffes (19). — Si tu recherches la réputation en ce monde, va, étale ta somptueuse tunique et cache l’humble doublure (les vices de ton cœur). — Bayézîd avait bien raison de dire qu’il redoutait moins un ennemi qu’un disciple (20). Sultans et rois de la terre, tous ne sont que les mendiants de cette demeure (le ciel) : or le sage ne demande rien à un mendiant, parce qu’il sait que d’un être misérable il n’y a rien à espérer. Si ton cœur est plein de perles, fais comme la coquille, replie-toi sur toi-même, et puisque Dieu est l’unique objet de ton culte, consens à ce que l’ange Gabriel lui-même n’en sache rien.
Cher enfant, les conseils de Saadi sont tout ce qu’il te faut, si tu les écoutes comme ceux d’un père ; mais prends garde de les négliger aujourd’hui, tu en aurais demain de vifs regrets (21).
Notes et variantes :
(1) Schagad, d’après Firdausi, était frère de Roustem, mais frère consanguin seulement ; sa mère était une esclave du harem de Zâl. Il devint gendre du roi de Kaboul et, de concert avec ce prince qui était l’ennemi juré des suzerains du Seistân, il ourdit un complot contre la vie de Roustem. Le héros attiré à Kaboul par le désir de punir ce frère perfide, tomba dans une fosse de chasse qui avait été creusée à dessein sur la route qu’il devait suivre. Il mourut de ses blessures; mais, avant d’expirer, il put se venger de Schagad qu’il perça de ses flèches. Voir la traduction française du Livre des rois, édition in-12, t. iv, p. 564 et suiv. — Le commentaire turc remarque avec raison que Saadi emploie au début de ce chapitre le style de la poésie épique, comme s’il voulait répondre aux critiques malveillantes dont il se plaint quelques lignes plus haut. Le ton déclamatoire se soutient dans tout le morceau, mais on y sent quelque chose d’artificiel et de guindé qui semble prouver que notre poète était plus apte à orner des grâces de son génie aimable les leçons de la sagesse qu’à chanter, après le poète de Thous, les exploits des grands paladins de la Perse héroïque.
(2) D’autres copies portent azrâ qui est le nom de la constellation de la Vierge, au lieu de djauzâ « les Gémeaux. » D’après une variante citée par S., il faudrait traduire ce vers d’une manière un peu différente: « Sa flèche d’un seul coup fendait le corps de son ennemi ; » mais l’expression fendait est inexacte et le vers entier paraît être apocryphe.
(3) Feridoun est le cinquième roi de la dynastie des Keyanides, le vainqueur de l’usurpateur assyrien Zohak (Azhi Dahâka). Le règne légendaire de ce roi que l’on identifie avec la Thraetaona de l’Avesta est raconté dans le Schah-nameh, trad. française, t. I, p. 85 à 163.
(4) C’est-à-dire, « je n’avais plus rien à attendre du sort dans cette contrée ; » tel me parait être le véritable sens de cette expression proverbiale, d’accord avec le commentaire de S., plutôt que de traduire « j’étais rassasié, dégoûté du séjour de ce pays », comme le propose la glose de G. L’Irak dont il est parlé plus loin doit s’entendre de l’Irak-adjemi, l’ancienne Médie, dont la capitale moderne est la célèbre ville d’Ispahan. Cf. Diction, de la Perse, p. 151, au mot Djebal.
(5) Pour donner une traduction intelligible de ce vers, il a fallu le paraphraser; le sens littéral est celui-ci: « Sa flèche de bois de peuplier s’était changée en arc, ce qui signifie que sa taille autrefois droite et vigoureuse s’était courbée par l’âge. « Son arbre de Judée s’était changé en zèrir » ; en d’autres termes, son teint autrefois brillant du coloris de la santé était devenu jaune comme la plante zèrîr. On donne ce nom, d’après G., à une plante qui sert à teindre en jaune les étoffes; mais S. croit y trouver un synonyme du curcuma ou safran des Indes. Cependant, le mot curcuma a son équivalent (kourkoum) en arabe, et dans les lexiques de cette langue le mot zèrir, dont l’origine semble être syriaque, désigne ordinairement le pourpier.
(6) Les corselets des cavaliers persans étaient, à cette époque, formés de plusieurs doubles de soie et présentaient une surface impénétrable à la pointe de l’épée et de la lance. Le poète a fait une allusion du même genre, plus haut, en parlant des guerriers qui revêtent un corselet « formé de cent doubles de soie. »
(7) Nom d’une ville et d’un district de la province persane nommée Azerbaïdjan. Ardebil est une des plus anciennes cités de la Perse du nord; les légendes locales en font remonter la fondation au roi Keï-Khosrou et, dans le Schah-nameh, elle est l’objet d’une lutte acharnée entre ce prince et son rival Féribourz, fils de Kabous. Telle est du moins l’identification proposée par les géographes persans pour la fabuleuse forteresse nommée dans le Livre des rois (t. II, p. 436) Bahman-Diz. — Sur l’état de ce pays vers l’époque où le Boustân fut composé, voir Diction, de la Perse, p. 21 et note.
(8) Destân ou plus exactement Destân-e-zend est le surnom de Zâl, père du héros Roustem. Né avec des cheveux blancs, il fut exposé sur le mont Elbourz par l’ordre de Sâm son père et nourri par l’oiseau fabuleux Sîmourgh. (Voir ci-dessus, p. 79, note 1). « Je t’ai donné le nom de Destân-è-zend, lui dit un jour cet oiseau, parce que ton père a usé envers toi de fraude et de ruse. » Livre des rois, t. I, p. 175. L’histoire romanesque de Zâl, ses amours avec la belle Roudabeh, ses démêlés avec Keï-Khosrou et d’autres souverains de la Perse jusqu’au règne de Bah-man, remplissent plusieurs volumes de la grande épopée persane. Ce héros dont l’existence se prolongea pendant plusieurs siècles personnifie avec son fils Roustem les différentes phases d’hostilité et d’alliance qui se succèdent dans l’histoire des grands feudataires du Seistân (les Samides), et de leurs démêlés avec les Achéménides. — Dans le vers précédent, Saadi vante la valeur impétueuse de Bahram-Gour; c’est le Varanes V des Byzantins, le roi Sassanide que la légende persane représente comme le type achevé de la joyeuse humeur, des gais festins et du chasseur accompli. Ses exploits contre les lions et les onagres sont célébrés dans plusieurs passages du Schah-nameh, notamment t. v, p. 498 et 592. Voir aussi Pend-nameh, p. 52, note 3.
(9) S. conjecture non sans raison qu’il s’agit d’un mets analogue à celui que les Osmanlis nomment kieuftè ou yaprak dolmaseu ; c’est une sorte de hachis de viande ou de volaille enveloppé dans des feuilles de vigne. Cf. D’Ohsson, Tableau de l’emp. Ottoman, t. iv, p. 29. Cette historiette a été traduite par M. Defrémery, Gulistân, p. 117, note 3.
(10) C’est-à-dire « tu ressembles au frelon qui ne produit pas de miel et qui n’est qu’un insecte nuisible. » S. qui cherche trop souvent des raffinements là ou le sens ne présente aucune difficulté, croit trouver dans la mention du dard, au deuxième hémistiche, une allusion obscène qui assurément ne s’est pas présentée à l’imagination du poète.
(11) Jeu de mots sur le nom de Bakhtiar employé à la fois comme nom propre et comme terme composé dans le sens de « heureux, prospère. »
(12) Ile du golfe persique dans les environs de laquelle se trouvaient les plus importantes pêcheries de perles. Au temps de Saadi, elle servait encore de port de relâche aux caboteurs qui faisaient la traversée de l’Inde à la Perse. Voir Diction. de la Perse, p. 499 ; Ouseley, Travels, t. I, p. 167 ; Morier, Deuxième voyage, p. 74. — Cette anecdote est donnée texte et traduction, par S. de Sacy, dans son Pend-nameh, p. 116.
(13) C’est ainsi que ce mot est écrit dans le texte par licence poétique au lieu de zakkoum. L’auteur veut parler de la plante assez commune en Orient qui produit l’huile de Zachée, ou bien encore fait-il allusion à l’arbre infernal dont il a été parlé p. 94, note 57. Voir une allusion du même genre dans le Pend-nameh, p. 79.
(14) « Le maître ouvrier, assis sur une estrade à la partie supérieure du métier, combine les fils et mélange les couleurs au gré de sa fantaisie, selon les figures qu’il veut produire, de telle sorte que l’artisan placé au-dessous de lui n’a plus qu’à promener la navette sur la trame pour réaliser les inventions de son maître. » (Commentaire turc). — L’oiseau merveilleux ankâ est confondu par les Persans avec le Sîmourgh, la première note; on peut voir aussi ce qu’en dit l’auteur des Prairies d’or, t. III, p. 29; t. IV, p. 10 et suiv.
(15) Au lieu de la leçon khodâ « Dieu » G. et T. lisent kadha « le destin »; mais l’opposition du mot nakhôda dans le vers suivant prouve en faveur de notre lecture. Par l’expression « la couronne », il faut entendre le bonheur dans ce monde et la félicité promise aux élus.
(16) Il s’agit, d’après le commentaire de S., d’un anachorète qui vivait au fond d’une gorge de montagne au milieu des animaux sauvages; mais cette conjecture est née simplement du mot kouhi qui signifie « montagnard ». Le poète veut certainement parler d’un ascète qui avait acquis un renom de vertu par ses austérités et ses sentences; cependant je n’ai trouvé aucune indication dans les Biographies de soufis rédigées par Djâmi sous le titre de Nefahât ; il y est fait mention seulement d’un certain Baba Mes’oud originaire de Thous (p. 505); mais rien ne prouve que ce soit le même personnage.
(17) L’usage de jeter des piécettes d’or et d’argent et des amandes sur les fiancés, sur les pèlerins au retour de la Mecque et dans d’autres circonstances analogues, était si fréquent chez les musulmans du moyen âge que plusieurs jurisconsultes ont cru devoir blâmer cette coutume comme un souvenir des temps d’idolâtrie. En Perse, on jetait aussi des amandes sur le cercueil et le tombeau d’un parent ou d’un ami. C’est à quoi il est fait allusion dans ce vers du poète Mizâri, cité par S. « Coquette, ne jette pas de çà de là tes amandes noires (c’est-à-dire ne lance pas tes œillades provocatrices à tout venant) ; réserve-les pour ma tombe, au jour de mon trépas. »
(18) Les musulmans de toute secte et de tout rite admettent comme un article de foi que les morts sont évoqués et interrogés dans leur tombeau par les deux anges noirs Munker et Nekir, ministres de la mort, qui demandent au défunt quel est son Dieu, son prophète, son culte religieux. Le musulman qui meurt en état de péché éprouve dans son sépulcre des tourments affreux, préludes des tortures éternelles que l’enfer lui réserve. Cf. D’Ohsson. Tableau, t. I, p. 138. Cette croyance a fait donner en Egypte une forme particulière aux caveaux creusés pour la sépulture des corps. Voy. Lane, Modern Egyptians, t. II, p. 165.
(19) Littéralement la soie peinte, perniân. Voir sur les étoffes de brocard, les explications données par M. Defrémery. Fragments de géographes et d’historiens, etc., p. 174, note. Le poète emploie cette métaphore pour faire comprendre que les hommes d’une piété sincère, et par là il faut entendre les soufis vraiment dignes de ce nom, mettent autant de soin à dissimuler leur mérite que le commun des hommes cherche à en faire l’étalage.
(20) Voici comment le commentaire de S. explique cette pensée présentée d’une façon un peu obscure : « Un ennemi est moins à craindre qu’un adepte, parce que le premier, par ses critiques et même ses calomnies, force celui qui en est l’objet à veiller scrupuleusement sur lui-même, tandis que le disciple, toujours disposé à admirer le scheik dont il suit les inspirations, le prédispose, par cette indulgence même, à la fausse confiance en soi et au relâchement. — Le saint docteur auquel cet axiome est attribué, Bayézîd Bistâmi, a été l’objet d’une note dans un des chapitres qui précèdent. Voir ci-dessus, chap. iv, note 2.
(21) Plusieurs copies ainsi que les éditions G. N. T. répètent à la fin de ce Chapitre un distique qui a été déjà donné dans le chapitre iv aux derniers vers de l’anecdote sur Hatem : « Si tu as besoin d’un meilleur conseiller que moi, je ne sais comment tu feras quand je n’y serai plus ». La Résignation.