Introduction –1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11
Modération dans les désirs et renoncement.
Ne pas se contenter de son sort, c’est ignorer Dieu et méconnaître les devoirs d’une foi sincère. La modération dans les désirs est la vraie richesse de l’homme ; qu’on le dise à l’ambitieux qui promène ses convoitises à travers le monde. Mortel que mille troubles agitent, demeure en repos : « Pierre qui roule n’amasse pas de mousse. » Obéis à la voix de la raison et de la prudence ; ne soigne pas ton corps avec trop de sollicitude, car ce sont ces soins mêmes qui le tuent. Les sages ont le culte de la vertu ; bien mince est la valeur de ceux qui ont le culte de leur corps. Boire, manger, dormir, est l’unique souci de la brute ; c’est manquer d’intelligence que de s’attacher uniquement à des préoccupations de ce genre. Heureux celui qui, du fond de sa retraite, fait une ample provision de vertus ! Pour entendre le langage de la raison, il faut d’abord imposer silence aux clameurs brutales de la passion. Pour ceux qui pénètrent dans les arcanes de la vérité, le faux ne passera jamais avant le vrai ; mais pour qui ne distingue pas la lumière des ténèbres, quelle différence peut-il y avoir entre le dîve repoussant et la houri au charmant visage ? — Tu n’as pas su voir le puits creusé au milieu de la route, et voilà pourquoi tu as roulé jusqu’au fond.
Comment le faucon mâle (c’est-à-dire l’âme), s’élèverait-il jusqu’à l’empyrée, lorsque la convoitise s’attache à ses ailes comme un bloc pesant ? Délivre-le de la passion brutale qui enchaîne son vol, et il prendra son essor vers le septième ciel. C’est en diminuant la subsistance journalière du corps qu’on donne à l’âme la pureté des anges. Comment d’un lion féroce faire un ange ? Comment des bas-fonds de la terre s’élever jusqu’au ciel (1) ? Pratique d’abord les vertus humaines et tu pourras ensuite aspirer à la perfection angélique. Porté sur un cheval jeune et ardent, tu traverses un pont escarpé ; prends garde que ton coursier ne se dérobe à la main qui le réfrène, car s’il brise ses rênes, il se broiera dans sa chute et tu périras avec lui.
Si tu veux être digne du nom d’homme, mange avec modération. Quand je vois ce ventre énorme, je ne sais en vérité si c’est celui d’un homme ou une outre gonflée de vent. Le corps n’est pas fait seulement pour respirer et pour digérer des aliments, il est créé aussi pour prier ; mais pour toi, ce n’est qu’un garde-manger. Où y aurait-il place pour la méditation pieuse dans cette lourde masse de chair d’où le souffle s’échappe avec effort ? Les gloutons ignorent le proverbe : « Ventre plein, cervelle vide. » Les yeux et l’estomac ne peuvent jamais se remplir (se rassasier) ; combien il est plus sage de ne pas assouvir ces entrailles aux mille replis ! elles sont insatiables comme l’enfer qui, toutes les fois qu’on fournit un nouvel aliment à ses flammes, s’écrie : « Ne m’en donnera-t-on pas davantage » (2) ?
Ton âme, souffle divin, s’étiole languissante et tu ne songes qu’à nourrir la bête. Homme indigne, ne fais pas trafic de ta religion pour acquérir les biens d’ici-bas ; ne paie pas l’orge de ton âne avec le prix de l’Evangile de Jésus (3). Ne sais-tu pas que l’avidité fait tomber le gibier dans le piège ? Le tigre qui dresse sa tête superbe au-dessus des autres fauves, le tigre alléché par un appât, tombe comme un rat dans les mailles du filet. Prends garde d’y tomber aussi et d’être percé des flèches de celui dont tu grignotes le pain et le fromage avec l’avidité d’un rat.
Déception d’un soufi (4).
Un soufi, cédant aux tentations de la gourmandise et de la luxure, dépensa deux dinars pour satisfaire ces deux passions. Un de ses amis lui ayant demandé tout bas comment il avait employé cet argent, il répondit : « Avec un dinar j’ai assouvi ma concupiscence, avec l’autre j’ai offert un festin à mon ventre ; mais c’était à la fois une turpitude et une sottise, car mon ventre ne s’est pas rassasié, et mon ardeur n’est pas entièrement éteinte (5). » — Délicat ou grossier, le repas est toujours bon quand l’appétit l’assaisonne.
Le sage ne repose sa tête sur l’oreiller que lorsque le sommeil invincible l’enserre dans ses liens. — Tant que tu ne vois pas l’opportunité de parler, garde le silence et, si tu as le champ libre, veille sur tes paroles. Ne porte ni tes pas ni tes paroles en deçà et au delà des justes limites. Efforce-toi plutôt de retrouver la pureté de l’âme ; quant au ventre, la terre (du tombeau) pourra seule le rassasier.
Le peigne d’ivoire.
Un hadji (pèlerin) m’avait fait don d’un peigne d’ivoire, que Dieu bénisse ces bons pèlerins! Un jour on vint me rapporter que cet homme m’avait donné l’épithète de chien, pour je ne sais quel grief qu’il me reprochait. Je jetai le peigne à terre et dis à l’insulteur : « Je n’ai que faire de ce morceau d’os, mais toi, cesse de me comparer injurieusement à un chien. » — Ne crois pas que, parce que je n’ai que du vinaigre, je supporterai les affronts de celui qui a du halva (6). O mon âme, sache te contenter de peu et alors rois et mendiants seront égaux devant toi. Pourquoi adresser au roi des sollicitations ? Mets un frein à tes convoitises et toi-même tu seras roi. Si tu es l’esclave de tes passions, va, pour assouvir les appétits de ton ventre, prosterne-toi devant la porte des grands comme devant une kiblah (7). Les désirs qui te harcèlent sans répit de leur aiguillon te poussent de village en village comme un derviche mendiant. Homme bien avisé, ne l’oublie pas, la tempérance a le droit de lever la tête, mais la convoitise se courbe humblement vers la terre.
La fausse kiblah.
On raconte qu’un solliciteur se présenta de grand matin devant le roi du Kharezm. Sitôt qu’il fut en présence de ce monarque, il s’inclina profondément, se redressa, se prosterna de nouveau la face contre terre et se releva une seconde fois (8). Son fils lui dit : a Père illustre, je voudrais te demander une chose qui m’embarrasse, j’espère que tu voudras bien y répondre. Ne m’as-tu pas dit souvent qu’il faut, quand on prie, se tourner vers le Hédjaz ; pourquoi donc t’es-tu tourné aujourd’hui de ce côté (vers le roi) ? »
Homme esclave des passions, ne subis pas le joug d’une âme qui, à chaque heure du jour, se tourne vers une nouvelle kiblah. La cupidité sape l’honneur ; pour quelques grains d’orge, elle disperse un trésor de perles. Quand l’eau de la source voisine suffit pour apaiser ta soif, dois-tu ternir ta réputation afin d’obtenir quelques morceaux de glace (9) ? Apprends à te passer des plaisirs ou résigne-toi à aller, comme un mendiant, de porte en porte. Mets un frein à tes convoitises ; pourquoi laisser pendre tes longues manches (10)? Quiconque s’est rendu maître de ses désirs n’a plus à signer (des requêtes) du nom de serviteur et d’esclave. L’avidité te fera expulser de partout ; c’est à toi de la mettre dehors, si tu ne veux être chassé par elle.
Un noble refus.
Un homme de cœur (un soufi dont le cœur était éclairé par le rayon d’en haut) tomba malade d’une fièvre ardente. Quelqu’un lui conseilla d’envoyer chercher du sucre chez un voisin. « Non, répondit le malade, plutôt mourir que de supporter les rigueurs de ce visage insolent ! Il n’est point raisonnable de demander du sucre à l’homme qui a sur le front le fiel de l’orgueil. » — Ne subis pas avec docilité les caprices de ton coeur; quand l’instinct matériel domine, la divine lumière de l’âme s’éteint. Les passions couvrent d’infamie celui qui cède à leur empire; ne les honore pas, si tu es bien avisé. Satisfaire sans trêve tes désirs, c’est te préparer de cuisants regrets en ce monde. Alimenter sans cesse ton ventre comme un four, c’est ^exposer à de cruelles souffrances quand viendra la disette. Tu ne pâtiras point pendant les jours de famine, si tu as su rester sobre pendant les jours d’abondance. Le gourmand porte un double fardeau : son ventre et, aux heures de pénurie, sa douleur. Regarde cet esclave de la gourmandise, de quelles humiliations il est accablé ! pour moi, le vide de l’estomac vaut mieux que celui de l’âme. Plaignons l’homme de haut rang à qui se peut appliquer le verset (du Coran) : « Comme la brute et même plus égaré que la brute (11). » Peut-on avoir quelque pitié pour le bœuf stupide qui dort lourdement et mange avec voracité ? Si, comme lui, tu ne songes qu’à engraisser, ton dos, comme l’échiné de l’âne, sera exposé aux horions de la foule.
L’amateur de dattes.
Sais-tu, lecteur, ce que j’ai rapporté de Basrah ? Un récit plus doux que les dattes de cette contrée. Je cheminais avec quelques compagnons revêtus de la robe des sages (des derviches) et nous passions près d’un jardin de dattiers. Parmi nous se trouvait un homme au ventre rebondi, à l’œil rapace, à l’appétit toujours en éveil : l’imprudent serra sa ceinture, et grimpa au faîte d’un palmier ; mais il tomba et se rompit le cou. Le chef du village accourut et s’informa lequel de nous avait tué cet homme. « Ne nous accuse pas, lui répondis-je, c’est l’avidité qui a tiré ce malheureux par son vêtement et l’a fait choir de la branche : —à large estomac, cœur étroit (oppressé). — Toute heure n’est pas propice pour manger et emporter des dattes. Ce fruit a été pour lui du poison ; il en a mangé et en est mort. (12) La gourmandise est un lien qui enserre les mains, une chaîne qui emprisonne les pieds ; l’homme sensuel rend rarement à Dieu le culte qui lui est dû. La sauterelle est tout ventre, aussi la fourmi au mince corsage traîne son cadavre par la patte. »
La canne à sucre.
Un homme portant des cannes à sucre sur un plateau, allait de çà de là cherchant des acheteurs. Au coin d’une rue, il rencontra un sage et lui dit : « Prends, tu me paieras quand tu pourras. » Le sage au cœur sincère lui fit cette réponse qu’il faudrait écrire sur la paupière (c’est-à-dire qu’il faudrait graver dans les cœurs) : « Je ne sais si tu pourrais te passer longtemps de ton argent, mais je sais que je me passerai facilement de ta marchandise. Le sucre perd toute sa douceur lorsque l’heure amère du paiement le suit de près. »
La robe de soie.
Un pieux personnage reçut en cadeau de l’Emir du Khoten une robe de soie (13). Il s’épanouit comme un rosier, revêtit le riche vêtement et baisa les mains du prince ; puis il ajouta : « Si magnifique que soit le présent dont l’Emir m’honore, ma robe de bure a plus de prix à mes yeux. » — Si tu as le souci de ton indépendance, couche par terre plutôt que de te prosterner humblement pour obtenir un tapis précieux
L’oignon.
Un pauvre homme n’avait qu’un oignon à mettre sur son pain ; moins heureux que d’autres, il n’avait pas d’abondantes provisions. Quelqu’un lui dit : « Pauvre victime de la destinée, va chercher un mets à la table publique (14). Ne crains pas de demander; celui qui cède à la honte meurt de faim. » — Notre homme serra sa tunique autour de ses reins, retroussa ses manches et partit ; mais il revint bientôt, sa tunique en lambeaux et les mains déchirées ; et versant des larmes brûlantes, il disait : « Pourquoi me plaindrais-je ? je suis le seul coupable. L’homme avide va au devant du malheur. C’en est fait, je resterai désormais dans mon coin, content d’un morceau de pain et d’un oignon. Ce pain d’orge gagné par mon travail a meilleur goût que le gâteau de fine farine (15) pris à la table des riches. » — Pénible est le sommeil du lâche qui compte sur le dîner du voisin.
Le chat percé de flèches.
Un chat vivait dans la maison d’une pauvre vieille réduite à la dernière indigence. Un jour, il s’échappa et courut au palais de l’Emir; les pages du souverain le reçurent à coups de flèche. Saisi d’une frayeur mortelle et arrosant le chemin de son sang, il s’enfuit en disant : « Si je me tire de la main des archers, je le jure, je me contenterai désormais de ma masure et des souris. » — Ami, le miel est trop cher au prix des piqûres de l’aiguillon. Contente-toi du douschâb (16); c’est le parti le plus sage. Dieu refuse ses grâces à l’homme qui reçoit de mauvaise grâce la part que la volonté divine lui assigne.
L’inquiétude d’un père.
Un enfant venait de faire ses dents ; son père se dit avec inquiétude : « Comment lui procurer du pain et la vie de chaque jour ? Il serait cruel pourtant de l’abandonner ! » Le pauvre homme avait fait cette réflexion devant sa femme ; admire la virile réponse de celle-ci : « Ne cède pas, dit-elle, aux craintes que t’inspire le démon maudit (17). Celui qui règle la succession des jours est assez puissant pour te donner ta subsistance journalière. Pourquoi t’inquiéter ? Ce Dieu qui dépose le germe dans le sein maternel est aussi celui qui distribue la vie et la destinée de chacun. Le maître qui achète un esclave sait pourvoir à son entretien et Celui qui a créé l’esclave ne saurait pas le faire vivre ! »
J’ai entendu dire que, dans les anciens jours, la pierre se changeait en argent dans les mains des Abdals (18) ; ne crois pas que ce soit un conte absurde. Non, si tu sais pratiquer le renoncement, l’argent et la pierre auront pour toi la même valeur. Le cœur de l’enfant est pur de toute convoitise, aussi ne fait-il aucune différence entre une poignée d’or et la poussière. Mendiant, servile solliciteur des grands, sache qu’un sultan est plus pauvre qu’un derviche. Avec un dirhem d’argent, le pauvre se considère comme riche ; tous les royaumes de la terre ne pouvaient satisfaire l’ambition de Feridoun. Le mendiant libre de soucis vit plus heureux que le roi dévoré d’ambition. Le paysan et sa compagne dorment d’un sommeil dont les princes, dans leur palais, ne connaissent pas la douceur. Une fois endormis, roi et brocanteur sont égaux (19). Quand le fleuve du sommeil les emporte dans ses ondes, il n’y a point de différence entre le roi assis sur son trône et le Kurde étendu sur le sable du désert. Homme privé de ressources, quand tu vois un prince troublé par l’ivresse de l’orgueil, adresse à Dieu des actions de grâces : remercie-le de ne pas t’avoir donné assez de puissance pour faire des malheureux.
Un homme sage et pieux s’était bâti une maison à la mesure de sa taille. Quelqu’un lui dit : « Tu es pourtant assez riche, nous le savons, pour te construire une demeure plus convenable. — Celle-ci me suffit, répondit-il, pourquoi songerais-je à élever un édifice somptueux ? Cette maison est toujours assez bonne puisqu’il faudra l’abandonner bientôt. » — Ne bâtissez pas une demeure sur le passage du torrent. Personne ici-bas ne peut achever son œuvre. Il est contraire à la sagesse et à la prévoyance qu’une caravane construise une hôtellerie au milieu de la route.
Le scheik devenu roi.
Un puissant monarque, dont la vie était sur le point de s’évanouir comme le soleil qui disparaît derrière la montagne, n’avait point d’héritier à qui transmettre sa couronne ; il la laissa à un scheik de ce pays. Dès que les fanfares royales retentirent à son oreille, l’anachorète prit sa cellule en aversion. Il fit partir des armées dans toutes les contrées et jeta l’épouvante dans les cœurs les plus braves ; fier de son pouvoir et plein d’audace, il déclara la guerre aux chefs les plus intrépides. Il dispersa les tribus et répandit la mort parmi elles ; mais leurs débris se réunirent et se prêtèrent une mutuelle assistance. Bloqué étroitement dans sa forteresse, le scheik fut assailli d’une grêle de pierres et de flèches. Il envoya alors à un pieux derviche le message suivant : « Je suis dans une situation critique, viens à mon aide et assiste-moi de tes prières, car le glaive et l’arc sont quelquefois un secours insuffisant dans la bataille. » — Au reçu de ce message le dévot sourit (de dédain) et répondit : « Que cet homme ne se tenait-il en repos, content de sa subsistance journalière Karoun (voir ci-dessus, note 50) asservi par la prospérité ignorait que les trésors véritables se cachent au fond d’une cellule. »
Exhortations.
La perfection habite le cœur du sage : qu’importe s’il ne possède pas d’or: n’est-il pas à l’abri des désirs et de la crainte ? L’avare peut devenir (aussi riche que) Karoun, mais son cœur abject ne change pas ; au contraire, l’homme généreux, même s’il manque de pain, reste toujours généreux et magnanime. — La générosité est un champ dont la richesse est la semence ; prodigue tes dons, afin que ce fonds ne demeure pas improductif. Il serait étonnant que celui qui a façonné l’homme du limon de la terre, laissât perdre la générosité (c.-à.-d. qu’il ne la récompensât pas). Ne recherche pas la puissance dans les trésors amoncelés, l’eau stagnante sent toujours mauvais. — Quand le méchant est précipité du faîte des grandeurs, il est rare qu’il se relève. Vois cette brique jetée au milieu de la route, personne ne fait attention à elle ; mais qu’une parcelle d’or s’échappe de la dent du ciseau, on allume des flambeaux pour retrouver celle-ci. Le cristal est extrait de la roche, pourquoi laisserait-on le miroir se couvrir de rouille (20) ? Talents, vertu, piété, perfection morale, voilà les biens essentiels; quant à la puissance et aux richesses, elles ne se montrent que pour disparaître.
Allégorie.
Les vieillards aux doux récits m’ont raconté qu’il y avait dans cette ville (21) un homme chargé d’années qui avait vu bon nombre de rois et de révolutions, tandis que sa vie parvenait à l’âge extrême indiqué par le mot Amr. Cet arbre vénérable avait donné naissance à un fruit délicat (un fils) dont la beauté remplissait la ville de troubles. On admirait son charmant visage au menton arrondi (22), sans comprendre comment le cyprès pouvait donner naissance à une pomme. Inquiet de la coquetterie de son fils et des soupirs de ses admirateurs, le père ne trouva qu’un moyen: il rasa la tête de l’enfant. Cet homme qui ne pouvait plus compter sur un lendemain, prit un vieux rasoir et rendit cette tête charmante, aussi blanche et luisante que la main de Moïse (23). L’instrument effilé au cœur d’acier promena injurieusement sa lame sur ce visage de houri ; mais, en punition de cet outrage à la beauté qu’il dépouillait de sa chevelure, il fut condamné à rentrer la tête dans sa gaine (24), tandis que le bel enfant, tout confus, le front penché comme une lyre, contemplait les boucles de ses cheveux répandues autour de lui. — Un homme que sa beauté avait séduit, que ses yeux avaient brûlé de leur flamme, était assailli de reproches. « Apres tant de déceptions et de tourments lui disait-on, tu devrais renoncer à ce fol amour. Fuis, comme le papillon, loin d’un flambeau dont la flamme a été étouffée sous l’étreinte des ciseaux. » Mais cet amant sincère répondit en soupirant : « Je laisse aux cœurs sans pureté les promesses fragiles. Quand un enfant a la beauté du visage et celle de l’âme, qu’importe si un père barbare a fait tomber sa chevelure ? Mon cœur s’est imprégné de son amour ; mais il ne s’est pas enchaîné aux boucles qui paraient son front. Ce visage resplendissant de beauté peut perdre sans danger sa chevelure, une autre la remplacera. La vigne ne donne pas toujours le trésor de ses grappes ; elle se couvre tantôt de pampres et tantôt de raisins. »
Les gens de mérite disparaissent comme le soleil derrière le nuage ; les envieux tombent dans l’eau comme le charbon incandescent ; le soleil reparaît et brille d’un éclat nouveau, mais le charbon s’éteint au fond de l’eau. Homme vertueux, ne redoute pas les ténèbres : c’est là peut-être que tu trouveras la source de vie. La terre n’a-t-elle pas obtenu la stabilité après avoir été longtemps ébranlée ? Saadi n’a-t-il pas parcouru le monde avant de trouver le bonheur ? Si ton cœur ne possède pas encore l’objet de ses désirs, fais trêve à tes soucis : mon frère, la nuit doit enfanter le jour (25).
Notes et variantes.
(1) L’âme qui aspire au perfectionnement doit d’abord se dépouiller des instincts qui la rendent semblable à la brute. Il faut qu’elle s’élève, en premier lieu, à la dignité d’âme humaine, avant d’aspirer aux qualités surnaturelles qui la placent dans les sphères idéales à côté des anges. — Telle est la glose de S. pour ces deux vers, dont le second paraît être une variante du premier.
(2) Le mot arabe wèquid désigne ordinairement soit l’ardeur du feu, soit le combustible en général ; mais il a ici une acception figurée, comme dans notre locution « tison d’enfer. » Saadi fait, sans aucun doute, allusion à ce passage du Coran où Dieu déclare qu’après avoir précipité la foule des damnés dans les abîmes de feu, sa voix « criera à l’enfer : Es-tu rempli ? et l’enfer répondra : Avez-vous encore des victimes? » Coran, chap. l, vers. 29.
(3) « N’achète pas les biens passagers de ce monde au prix de tout ce que tu as de plus précieux, le salut de ton âme. » (Commentaire de S.). Tout en admettant le sens métaphorique donné au mot yssè « Jésus » qui, dans ce passage, signifie « l’âme » et khèr « âne, » qui doit être pris dans le sens de « passion, appétit brutal, » il se peut faire qu’il y ait en outre ici le souvenir de quelque légende musulmane relative à Jésus.
(4) S. considère, non sans raison, cette anecdote comme n’étant pas à sa place véritable et, en effet, plusieurs copies et l’édition lithographiée de T. la donnent quelques pages plus loin : cependant, d’accord avec les éditions indiennes et turques, nous avons suivi l’ordre généralement adopté par les copistes.
(5) Ceci n’est qu’une traduction à demi-mot; la crudité des expressions et le réalisme des images auxquelles le poète persan a recours, ne nous permettaient pas de serrer le texte de plus près.
(6) « Si humble et misérable que soit ma condition, dit le commentaire S., ne crois pas que je sois disposé à souffrir les humiliations des heureux de ce monde. » Il est difficile de décrire toutes les différentes sortes de sucreries réunies sous le nom collectif de halva (de l’arabe halawa « douceur ») ; la base de ces préparations est ordinairement le miel et la farine roussie, où l’on ajoute des amandes, des noisettes et d’autres ingrédients. Cf. Journal asiatique, octobre 1860, p. 384, et sur les différentes manières de préparer le halva en Perse, Polak, Persien, t. I, p. 121.
(7) Dans tout pays soumis à la loi musulmane, quelles que soient les différences de rites et de sectes, les mosquées, chapelles et oratoires particuliers doivent être tournés dans la direction du temple de la Mecque, connu sous le nom de Kaaba; c’est une condition indispensable pour la validité de la prière. Voy. D’Ohsson, Tableau, t. II, p. 91. La nécessité de déterminer avec précision le point d’orientation pour chaque ville a beaucoup contribué chez les Arabes aux progrès de l’astronomie et de la géographie mathématique.
(8) Les jurisconsultes des rites sunnites, aussi bien que ceux de l’école chiite, sont unanimes à flétrir les prosternations et les témoignages d’adulation servile qui ressemblent à un acte d’idolâtrie. Le commentaire turc cite plusieurs fetvas ou sentences juridiques qui condamnent ces exagérations de l’étiquette orientale. Elles étaient beaucoup plus rares aux premiers âges de l’islamisme, à la cour des Omeyyades et, à Bagdad, sous les premiers khalifes Abbassides; mais favorisées par l’influence des mœurs et de la civilisation de la Perse et de Byzance, elles se propagèrent rapidement et prirent force de loi à l’avènement des dynasties mongoles et turques. Le salut, tel qu’il est autorisé par la loi religieuse, consiste, quand il s’adresse aux grands, en une profonde inclination accompagnée d’un geste de la main droite que l’on baisse vers la terre, et qu’on ramène ensuite vers la bouche et le sommet de la tête. La seule différence, dans le salut adressé au souverain, c’est que la main doit toucher le sol avant d’être ramenée à la partie supérieure du corps. D’Ohsson, Tableau, t. IV, p. 356; Gulistân, p. 60, note 2. — Le sultan de Kharezm (principauté moderne de Khivâ), auquel il est fait allusion dans cette anecdote, est peut-être le même dont il est parlé au chapitre ve du Gulistân, c’est-à-dire le sultan Mohammed Ala eddîn, qui régna dans les premières années du xiiie siècle. Voir Gulistân, p. 240, note 2.
(9) Sous le ciel brûlant de la Perse, la glace est considérée comme objet de première nécessité; pendant les grandes chaleurs de l’été, il n’y a pas un habitant de Téhéran, si misérable qu’il soit, qui n’en mette un morceau dans son scherbet. Nous avons été accosté plus d’une fois par des enfants déguenillés et de malheureuses mendiantes qui tendaient la main « ez beraï khérîden-è-yekh, » c’est-à-dire pour acheter un morceau de glace. — Dans ce passage, il y a un jeu de mots entre âb « eau » et âb-roui « eau du visage, » terme métaphorique pour « honneur, considération. » C’est une figure qui se rencontre très souvent dans la poésie persane; Cf. Pend-nameh, p. 129. Les Arabes ont peut-être emprunté cette expression aux Persans; ils disent dans le même sens mâ-el-wedjh.
(10) Les manches flottantes étaient alors à la mode chez les princes et les gens de lois. Cependant, il paraît que les faux dévots affectaient de porter des manches courtes en signe de pénitence et de détachement. Hafez parle, dans une de ses odes, d’un soufi hypocrite qui raccourcit ses manches et allonge ses mains, c’est-à-dire qui, sous des dehors austères, se livre à tous les dérèglements. Voir aussi Gulistân, p. 337, note 1.
(11) Saadi a fait entrer dans cet hémistiche le texte même d’un passage du Coran, où, après avoir traduit en arabe le verset biblique cotres habent et non audient, etc., le livre révélé ajoute, en parlant des hommes et des génies sourds aux exhortations du Prophète : « Ils sont comme les brutes; ils s’égarent même plus que les brutes. » L’édition T. a omis ce distique et les deux vers suivants.
(12)Telle est la leçon de T., qui m’a paru renfermer une image plus expressive que les autres copies. Dans S. et G., le deuxième hémistiche dit simplement : « Le gourmand s’est repu et il est mort. »
(13) Le mot thâk est, au dire de S., un vêtement de gala, une robe d’honneur; G. le traduit par ceinture, kèmer. Dans le dictionnaire Bourhan-i-Kati’, ce mot est donné comme signifiant « une robe ou kaftan de coton, quelquefois un chaperon. » M. Dozy, dans son Supplément aux dictionnaires arabes, t. II, p. 70, signale l’incertitude de ces explications, et ajoute qu’il s’agit d’un habit de cérémonie et de fête. En Afrique, ce nom désigne un tapis à courte laine, mais cette signification est inusitée en Perse.
(14) On appelle khân-é-yaghma une table chargée de mets que les grands personnages font dresser devant leur hôtel, et où tout le monde est admis. Cet acte de munificence avait lieu dans certaines circonstances particulières, par exemple aux fêtes du Baïram, à l’occasion d’un mariage ou d’une cérémonie de circoncision. G. donne à ce mot une acception plus étendue, et croit qu’il s’agit d’un établissement de bienfaisance entretenu aux frais du roi. — Le vers suivant a ne crains pas de demander, etc. » ne se trouve pas dans l’édition turque.
(15) Mideh, pain de fleur de farine; quelquefois on nomme ainsi une sorte de sucrerie (halva) faite de farine sucrée et de fruits confits (Borhân).
(16) C’est le nom du suc de dattes épaissi par la cuisson ; on emploie aussi le raisin au lieu de dattes pour ce sirop, c’est ce que les Turcs appellent Pekmez. La boisson nommée Douschâb était en usage dans l’ancienne médecine arabe, et Ibn Baïthar en énumère les propriétés salutaires. Traité des simples, traduction du Dr Leclerc, n° 981, dans le tome xxv, 1ère partie, des Notices et Extraits.
(17) Les commentaires voient dans ce vers une allusion au passage du Coran, ii, 27, où il est dit : « Satan vous menace de la pauvreté. »
(18) Dans la technologie des soufis, on donne le nom d’abdals aux quarante saints qui se répandent dans le monde entier en laissant derrière eux, pour les remplacer (en arabe badal), des corps faits à leur image. On trouve dans les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun de curieux renseignements sur la propagation de cette doctrine parmi les sectes dissidentes réunies sous le nom de rafédhites. Voir la traduction de M. de Slane, t. II, p. 168 et 190; t. III, p. 104. Aujourd’hui, ce nom a pris une acception méprisante chez les Turcs, surtout sous la forme du pluriel boudalâ.
(19) S. ajoute en cet endroit un vers qui a toutes les apparences d’une interprétation; il appartient cependant au Boustân, et sa véritable place est au chapitre premier : « La puissance et la fortune sont un malheur, etc. »
(20) Je traduis, sous toute réserve, ce vers dont on ne saisit pas nettement la liaison avec ce qui précède ; les commentaires ne donnent aucun éclaircissement satisfaisant.
(21) C’est-à-dire à Chiraz, patrie du poète, ou à Damas, si l’on admet l’opinion de l’école turque, qui prétend que le Boustân fut composé dans la capitale de la Syrie. La première opinion est plus vraisemblable. Le passage qui suit « l’extrême vieillesse indiquée par le mot amr, » demande une explication. La valeur numérique des trois lettres arabes qui composent ce nom, étant additionnée, donne le chiffre 316. Les commentateurs, voulant disculper le poète d’une exagération que les licences poétiques les plus larges n’autoriseraient pas, s’égarent en recherches à perte de vue ; ils croient, par exemple, que Saadi a voulu faire allusion à quelque personnage de ce nom, célèbre par son âge avancé. Tel serait le prince Saffâride Amr ben Leïs, ou bien encore Amr, fils d’Omeyya, messager du Prophète. Mais ce nom, qui d’ailleurs s’écrit Amrou, est trop répandu chez les Musulmans des premiers âges pour que le poète l’ait appliqué à quelque personnage historique sans plus ample explication. Il vaut mieux voir ici un jeu d’esprit et un nouvel exemple de ces hyperboles démesurées devant lesquelles un poète persan, même aussi modéré que l’auteur du Bous tan, ne recule jamais.
(22) Les poètes orientaux comparent volontiers la taille d’une belle personne au cyprès ou à la branche du saule (bân) ; l’assimilation du menton à la pomme est un des lieux communs de leur poétique. Voir des exemples de ce genre dans l’ingénieux ouvrage Anis el-Ouschak, traduit par M. C. Huart, p. 70 et 82.
(23) Le Coran et, d’après ce livre, la légende musulmane racontent que Moïse, lorsqu’il multipliait les miracles devant le Pharaon, retira de dessous son manteau sa main droite, qui parut toute blanche comme la lune dans les ténèbres de la nuit. Voy. Coran, xxvii, 12, et xxviii, 32. Tabari, t. I, p. 317. Cf. Huart, Op. cit., p. 18.
(24) Les leçons que j’ai suivies dans ce singulier récit appartiennent à l’édition turque, et s’écartent de celles des autres éditeurs ; mais ceux-ci, en appliquant ces trois vers au vieillard au lieu de l’enfant, tombent dans une série de non-sens et d’explications ridicules. Il est juste, d’ailleurs, de convenir que dans ce morceau, qui forme comme un hors-d’œuvre avec le reste du chapitre, Saadi tombe dans toutes sortes de mièvreries et de jeui d’esprit peu conformes à la simplicité et au bon sens qui le distinguent ordinairement de ses confrères en poésie. On serait tenté de considérer l’anecdote entière comme apocryphe, si elle n’était donnée par toutes les copies.
(25) Allusion à un dicton qui se trouve dans presque tous les idiomes du monde musulman : « La nuit est grosse d’événements ; qui sait ce que demain enfantera? » Un poète turc, cité par S., joue agréablement sur ce proverbe : « Faut-il s’étonner que tes belles boucles noires fassent tant de victimes ? La nuit, dit-on, est grosse de désastres. »