Introduction –1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11
De la Bienfaisance
Traduit pour la première fois en français avec une introduction et des notes par Charles Barbier de Meynard – 1880. Charles Adrien Casimir Barbier de Meynard, né en pleine mer sur un navire allant de Constantinople à Marseille le 6 février 1826 et mort à Paris le 31 mars 1908, est un orientaliste français. Après ses études au lycée Louis-le-Grand à Paris, apprend le turc, l’arabe et le persan, ce qui lui permet de devenir drogman (interprète) et il est affecté au consulat de France à Jérusalem.
Introduction.
Le nom de Saadi, si populaire dans l’Orient musulman, jouit en Europe d’une certaine célébrité, grâce aux travaux dont le Gulistân, son chef-d’œuvre, a été l’objet depuis le XVIIe siècle. La Hollande, l’Allemagne, l’Angleterre possèdent plusieurs traductions ou imitations de ce charmant ouvrage, et la France n’a pas été moins favorisée. En 1837, Sémelet qui avait recueilli l’explication orale de Sylvestre de Sacy et, vingt ans après, notre confrère et ami, M. C. Defrémery, qui a tant fait pour l’histoire et la littérature persanes, ont donné tour à tour une traduction du Parterre de roses. Le travail de Sémelet n’a guère dépassé le cercle des études auxquelles il était destiné; celui de M. Defrémery, plus répandu, est considéré à juste titre comme un modèle d’exactitude et d’érudition solide et sobre.
Cependant le second chef-d’œuvre de Saadi, le Boustân ou Verger, n’a pas eu, en France, du moins, une aussi heureuse fortune. Tandis que l’Allemagne compte deux traductions en vers et l’Angleterre un fragment considérable de cet ouvrage, nous en sommes encore réduits à un petit nombre d’extraits disséminés dans divers recueils savants. Comment expliquer cette indifférence à l’égard d’un poème que les Orientaux considèrent comme classique et qu’ils admirent à l’égal du Gulistân ? Ces deux ouvrages sont pourtant nés de la même inspiration et presque à la même époque ; tous les deux poursuivent le même but. Propager les préceptes de la morale, non pas telle que la comprennent le Coran et une orthodoxie étroite, mais la morale de l’humanité, au vrai sens du mot, celle que Dieu a gravée au fond des cœurs : instruire les rois et les peuples de leurs devoirs respectifs, recommander aux premiers la justice et la clémence, aux seconds le respect de l’autorité et la pratique des vertus sociales, telle est, avec une teinte mystique, commune à tous les poètes de la Perse, la pensée qui domine dans les deux livres. S’il y a entre eux quelque différence, elle est simplement dans la forme. Grâce au mélange de la prose et des vers, à la variété des récits, à la verve et au naturel de la narration, le Gulistân offre, il faut en convenir, une lecture plus agréable. On y trouve, sinon plus d’art et d’invention, du moins un tour plus dégagé, une allure plus libre. Dans le Boustân, qui est un poème de toute pièce, l’intérêt n’est pas aussi soutenu ; trop souvent le poète se laisse égarer par sa riche imagination en des détours où le lecteur a peine à le suivre. Ajoutons que ce poème d’une inspiration toujours soutenue est, par cela même, moins facile à comprendre et qu’il a été traité avec beaucoup trop d’indépendance par ses premiers éditeurs et copistes; telle est la cause de certaines incohérences de rédaction qu’il serait injuste d’attribuer à l’auteur.
Au surplus, une étude attentive de la vie de Saadi nous permet de mieux apprécier ses écrits, et ceux-ci, à leur tour, fournissent quelques précieuses données pour reconstruire sa biographie. En effet, ce n’est pas aux recueils littéraires (tejkèrès) rédigés par les Persans, qu’il faut demander des détails exacts sur leurs grands écrivains ; on n’y trouve le plus souvent que des éloges hyperboliques, des redites et une confusion perpétuelle entre la réalité et la légende. Les traducteurs européens, et, en première ligne, MM. Defrémery et W. Bacher ont mieux compris cette tâche; ils ont judicieusement pensé que c’était l’œuvre elle-même qu’il fallait interroger pour connaître l’ouvrier. Nous ne saurions donc mieux faire que de suivre l’exemple de nos devanciers, en complétant sur quelques points de détail le résultat de leurs investigations. I
C’est une triste histoire que celle de la Perse et, en particulier de Chiraz, patrie de notre poète, au sixième siècle de l’hégire. Depuis la chute de ses anciens maîtres et protecteurs, les Seldjoukides, le midi de la Perse était comme une proie offerte aux aventuriers venus du Turkestan. Parmi ceux-ci, les Salgariens, nommés aussi Atabeks du Fars, avaient réussi à établir leur domination dans cette province et la défendaient énergiquement, tantôt contre les Atabeks de la Mésopotamie, tantôt contre les sultans du Kharezm (principauté actuelle de Khivâ). Le règne des cinq premiers princes Salgariens qui se succédèrent à Chiraz, de 544 à 623 de l’hégire (1149-1226 de l’ère chrétienne), se résume dans cette lutte qui couvrit de sang et de ruines une des plus riantes provinces de l’Iran. Lorsque notre poète vint au monde, probablement en 580 de l’hégire (1184), le pouvoir appartenait à Mozaffer-Eddîn Toukla, qui se maintenait depuis neuf ans, en guerroyant contre ses ambitieux voisins. Le règne de son successeur Abou Schoudjà Saad (1197-1226 de J.-C.) ne fut guère plus paisible. A peine débarrassé de l’Uzbek Pèhlivân qui cherchait à le déposséder, Saad eut à se défendre contre l’invasion plus redoutable de Sultan Ghyas-Eddîn, souverain du Kharezm (premières années du XIIIe siècle). Mais la lutte était trop inégale entre les deux rivaux ; Saad vaincu après une résistance énergique, dut se rendre à merci. La politique des sultans de Kharezm exigeait le maintien de la petite principauté de Chiraz; Saad obtint donc la paix, mais à des conditions onéreuses : il s’engagea à payer une forte redevance annuelle et consentit au mariage d’une de ses filles avec le roi Ghyas-Eddîn. Les plus dangereux ennemis du prince de Chiraz n’étaient pas ceux du dehors ; à peine la paix signée, il dut réprimer, les armes à la main, la rébellion de son propre fils, Abou Bekr, qui, en sa qualité d’héritier présomptif, défendait momentanément la cause du patriotisme et de la guerre à outrance. S’il faut en croire l’historien persan Mirkhond,[1] une lutte à main armée eut lieu entre Saad et son fils, et ce dernier ne se soumit que lorsque, abandonné de ses partisans, il tomba, terrassé d’un coup de massue, aux pieds de son père.
Saadi avait grandi au milieu de ces déchirements politiques, et le spectacle des misères de son pays ne dut pas être sans influence sur son génie naissant. Le sentiment si profond chez lui des vicissitudes de la fortune, la haine de la violence et de l’injustice ne sont que l’écho des souffrances dont il fut le témoin et, peut être aussi, la victime. Nous ne possédons d’ailleurs sur sa famille et ses premières années que de vagues renseignements transmis par Doolet-Schah, historien peu soucieux d’exactitude. Le père du poète se nommait Abd Allah ; on a supposé que, par reconnaissance pour l’Atabek Saad, il prit le surnom de Saadi qu’il transmit ensuite à son fils. Mais cette conjecture est peu vraisemblable: l’Atabek Saad (fils de Zengui) n’était pas encore sur le trône lorsque mourut le père du poète. Il est donc plus naturel de croire que c’est ce dernier qui porta le surnom de Saadi, en l’honneur du prince son bienfaiteur. Remarquons d’ailleurs que ce surnom et celui de Mouslih-Eddîn « le réparateur de la religion » qu’il reçut à la fin de ses études ont été seuls conservés par la postérité et que nous ignorerons probablement toujours son véritable nom (ism). Tout en donnant à son fils une éducation strictement conforme aux préceptes de l’islamisme, le père de Saadi le mit en garde de bonne heure contre le fanatisme religieux et s’appliqua à tirer de ses jeux et de ses fantaisies d’enfant des leçons de bon sens et de sagesse pratique. Le Boustân fait allusion dans deux ou trois passages à cet enseignement paternel que la mort interrompit trop tôt.[2] Dans le second livre de son poème l’auteur revient avec mélancolie sur ce triste souvenir, et après avoir recommandé de traiter avec douceur les orphelins, il ajoute : « Je comprends la douleur de ces pauvres délaissés, moi qui n’étais qu’un enfant quand je perdis mon père. »
Ce fut dans le magnifique collège fondé à Bagdad sous le nom de Nizamyèh, par le ministre Nizam-el-Moulk (1067 de J.-C), que le jeune Saadi alla achever ses études sous la direction d’un savant docteur, le scheik Schems-Eddîn ibn el-Djauzi; mais il ne devait pas avoir beaucoup plus de dix-sept ans lorsqu’il perdit ce maître (1201 de J.-C). Les progrès rapides qu’il fit dans ses études lui valurent bientôt une bourse et le titre de répétiteur.[3] Il est permis de supposer aussi qu’il suivit dans le même collège les cours de Sohraverdi, docteur non moins célèbre par ses tendances mystiques que par son érudition en droit canon, (mort en 632-1234). Qui sait même si le mysticisme ardent qui se révèle dans le troisième livre du Boustân, comme dans la plupart des Odes (recueillies sous le titre de Ghazeliat, de Tayybat, etc.) n’est pas dû en grande partie à l’influence de ce scheik dont les sentences allégoriques et les prétendus miracles excitent la ferveur enthousiaste de Djâmi son biographe.[4]
Ce fut sans doute peu de temps après avoir terminé ses études que notre poète inaugura cette vie de voyages et d’aventures qui était une sorte d’initiation imposée aux disciples de la doctrine spirituelle, c’est-à-dire du Soufisme. La facilité avec laquelle les adeptes de cette doctrine allaient d’un bout à l’autre du monde musulman, la curiosité naturelle à un jeune homme, le peu de sécurité de son pays natal, toutes ces causes durent déterminer Saadi à s’éloigner de Chiraz pendant de longues années. Dans plusieurs de ses écrits on retrouve le souvenir de ses voyages, sans qu’il soit possible cependant d’en rétablir l’itinéraire, ni l’ordre chronologique. Doolet-Schah, son plus ancien biographe, n’a pas tant de scrupules, et se contente de chiffres ronds. « Saadi, dit-il, vécut cent-vingt ans. Il consacra trente ans à l’étude; pendant trente ans il parcourut le monde entier et, pendant trente autres années, il se prosterna sur le tapis de l’adoration et suivit les traces des disciples de l’idéal. O la belle vie que celle qui a été ainsi employée ! » Cette division, tout artificielle et sans valeur historique, a du moins le mérite de résumer avec précision les trois phases principales de la vie de Saadi : l’étude, les voyages, la contemplation mystique. Mais il serait téméraire de vouloir établir sur des bases aussi fragiles une évaluation plus rigoureuse ; aussi M. W. Bacher, dans sa savante introduction, n’a-t-il réussi qu’à entasser conjectures sur conjectures sans pouvoir rétablir exactement les faits historiques de la vie de Saadi d’après l’assertion, en quelque sorte allégorique, de son biographe. Tout au plus pourrait-on signaler quelques synchronismes.
La Syrie dut être le but d’une de ses premières explorations. Il raconte lui-même[5] trop brièvement, mais avec beaucoup d’entrain, les mésaventures dont il fut victime dans ce pays. Las de la société de ses amis les derviches de Damas, il sort de cette ville, s’égare dans les régions désertes qui avoisinent Jérusalem, est fait prisonnier par les Francs et condamné à travailler aux fortifications de Tripoli avec des prisonniers Juifs. Un de ses amis, riche négociant d’Alep, le rachète pour dix pièces d’or (dinars) et lui donne la main de sa fille avec une dot décent dinars. Mais la dame est d’humeur si acariâtre, elle rend la vie si maussade au pauvre Saadi qu’il regrette bientôt ses jours de captivité chef les Chrétiens de Tripoli et fuit le domicile conjugal. Si ce récit a un caractère historique, et il n’est guère possible de le révoquer en doute, c’est en 1203 ou 1204, vers la fin de la cinquième croisade, qu’il faut le placer. A cette date, les princes chrétiens, profitant de la trêve récemment conclue, employaient à relever les murs de Ptolémaïs et de Tripoli les sommes apportées par Foulques de Neuilly, et, comme les bras manquaient, ils utilisaient pour ces pénibles travaux les prisonniers sarrasins. Saadi, né vers l’an 580 de l’hégire, ne pouvait donc avoir beaucoup plus de vingt ans lorsqu’il subit cette captivité momentanée. C’est sans doute au souvenir de son union malheureuse que se rapporte la boutade du poète et son spirituel parallèle entre la bonne et la mauvaise femme. Un autre souvenir conservé par le Boustân, mais auquel on ne peut assigner de date, laisse supposer qu’il se remaria dans le Yémen et qu’il perdit un enfant en bas âge à Sanaa, capitale de cette province. Cette perte lui inspira quelques vers d’une émotion contenue qu’on peut lire dans notre traduction.
Peu de temps après son premier voyage de Syrie, il se rendit dans le Turkestan. Le Gulistân nous signale sa présence à Kachgar, l’année même où Mohammed, sultan du Kharezm, venait de conclure la paix avec le Khitai, c’est-à-dire en 604 (1208). Mais il faut accepter avec plus d’incrédulité, sinon le fait même du séjour de Saadi dans l’Inde, du moins les épisodes empreints d’exagération qui accompagnent son récit. Remarquons d’abord que son voyage de Balkh à Bamiân ne repose que sur une lecture ingénieuse de M. Defrémery.[6] Après avoir traversé le pays de Ghazna, le Pendjab, la péninsule de Gujerat, l’intrépide voyageur arrive à Somenat (Pattan-Somenat). Ici se place le fameux récit de son initiation au brahmanisme, dont on trouve les détails circonstanciés dans le Boustân. Soupçonnant une supercherie de la part des prêtres hindous, il prend une résolution héroïque ; il s’affilie à leur secte, et se fait initier à leurs mystères. Après un long noviciat, où ses démonstrations de piété lui gagnent la confiance de ses nouveaux coreligionnaires, il pénètre un soir dans les souterrains de la Pagode, et surprend le prêtre qui, à l’aide d’un mécanisme grossier, faisait mouvoir les bras de l’idole. Enflammé du zèle de l’islamisme, il s’élance sur le malheureux brahmane, le jette au fond d’un puits, s’esquive sans être remarqué et fuit pour jamais ce pays maudit. Au sortir de l’Inde, il se rend dans l’Arabie méridionale, et de là dans le Hedjaz. Tel est, en quelques mots, le récit de cette équipée où il est facile de prendre l’auteur en flagrant délit d’invention. Malgré tout le respect dû à sa mémoire, il est impossible, en effet, de ne pas être choqué des invraisemblances de sa narration. Admettons qu’un musulman, un persan ait su capter la confiance des brahmanes, au point d’obtenir l’affiliation à leurs rites, admettons aussi la puérile supercherie qu’il leur attribue et dont, je crois, on n’a pas signalé d’autre exemple dans l’Inde, il n’en reste pas moins de grosses difficultés à résoudre. Écoutons le poète. « J’affectai, dit-il, les dehors de l’idolâtrie et j’approfondis, comme un vrai brahmane, les doctrines du Zendavesta. » On le voit, malgré cette prétendue initiation, malgré l’étude sérieuse qu’il prétend avoir faite des croyances hindoues, il confond les Guèbres, sectateurs du Pazend, avec les prêtres de Siva. Plus loin, parlant au chef du temple de Somenat, il s’exprime en ces termes : « Vieillard vénéré, toi qui interprètes avec sagesse l’Avesta et le Zend. » Et dans tout le cours du récit, la même confusion persiste entre les doctrines du mazdéisme et celles du brahmanisme. N’y a-t-il pas déjà ici un argument sérieux contre la véracité du narrateur ? Comment supposer d’ailleurs qu’un étranger, toujours un peu suspect à de nouveaux coreligionnaires, ait pu, sans être remarqué, venir à bout d’une entreprise aussi périlleuse, au milieu d’une grande affluence de pèlerins, dans un temple gardé avec un soin jaloux par les brahmes ? Ajoutons enfin que les conclusions inattendues qu’il tire de son aventure, font penser moins à un fait réel qu’à un apologue inventé de toute pièce en vue de la moralité à en déduire. Je n’hésite donc pas à croire qu’en cette circonstance, Saadi justifie par son propre exemple le dicton qu’il cite dans le Gulistân « a beau mentir qui vient de loin, » et que tout ce qui se rapporte à l’épisode de Somenat doit être considéré comme une fantaisie de sa trop féconde imagination.
Le même doute plane sur le séjour qu’il aurait fait à Delhi. Ce fait accepté sans contrôle sur une simple assertion de J. Ross a déjà été révoqué en doute par M. Defrémery.[7] Comme le fait remarquer ce savant orientaliste, « cette assertion ne repose que sur une base ruineuse, la confusion d’Ogoulmich prince de l’Irak, avec le souverain patan ou afghan de Dehli. » Plus fragile encore est l’opinion de M. Garcin de Tassy d’après laquelle Saadi serait le père de la poésie hindoustanie.[8] Comment le fondateur de l’enseignement hindoustani en France ne s’est-il pas souvenu que cette langue n’existait pas, il y a six cents ans, et qu’elle ne pouvait exister, surtout sous une forme littéraire ? Comment n’a-t il pas vu que le témoignage de deux biographes hindous du XVIIIe siècle est un appui peu solide, et enfin qu’entre le célèbre auteur du Gulistân et l’obscur Saadi du Dekhân, l’opinion populaire ne pouvait hésiter, et que c’est au premier qu’elle devait tout naturellement attribuer la paternité du fameux quatrain considéré comme le plus ancien monument de la poésie Ourdou ? G. de Tassy ajoute, il est vrai, que Saadi ayant écrit couramment l’arabe, rien ne s’opposait à ce qu’il employât avec la même facilité une des langues de l’Inde. Mais cette dernière raison ne soutient pas l’examen : entre l’arabe, langue classique et base de l’enseignement universitaire chef les Musulmans et un idiome tout au plus en état de formation au XIIe siècle, il ne peut y avoir aucun point de comparaison.[9]
Un témoignage plus authentique des relations du poète persan avec la cour de Dehli nous est fourni par Mohammed Firichta, l’historien le plus accrédité de l’Inde musulmane. D’après cet écrivain, la ville de Moultân était gouvernée à cette époque par un vice-roi, fils du souverain de Dehli. Ce prince, grand amateur de poésie et jaloux de s’entourer de panégyristes, à l’exemple des souverains de Chiraz, résolut, sur les conseils du poète Khosrou de Dehli, d’attirer à sa cour l’illustre auteur du Boustân. Il lui offrit de faire construire pour lui un couvent auquel seraient affectés de riches revenus. Mais Saadi touchait au terme de la vieillesse, quand cette invitation lui parvint, sans doute vers l’année 1280 ; « Il dut la décliner et se contenta d’envoyer, à titre de remerciement, une copie de ses œuvres entièrement écrite de sa main.
Pour ne pas allonger cette notice, et à défaut de preuves positives, bornons-nous à citer, d’après les témoignages épars dans le Kulliat (œuvres complètes), le nom des autres pays qu’il visita. Ce sont Baalbek, Beïlakân en Arménie, l’Asie-Mineure, Basra et Koufa en Mésopotamie, le Diarbekr, l’île de Kisch dans le Golfe Persique, et l’Abyssinie.
Cependant l’horizon s’était éclairci à Chiraz, grâce à la politique prudente et ferme de l’Atabek Abou-Bekr, fils de Saad. Le règne de ce prince (623 à 658 de l’hég.) ne fut pas sans gloire. Aux états qu’il tenait de ses ancêtres il ajouta d’importantes annexes, comme le Bahreïn et Kâtif. Afin de s’assurer la protection des sultans Mongols, dont le voisinage était pour la Perse méridionale une menace permanente, il leur envoyait tous les ans un tribut de trente mille dinars qu’il faisait escorter par son fils Saad ou par quelque autre prince de sa famille.[10] Il sut mettre à profit la période de tranquillité qu’il achetait au prix de ce sacrifice : Chiraz et la province du Fars se couvrirent de fondations pieuses; de toute part s’élevèrent, par son ordre, des édifices d’utilité publique, canaux, fontaines et ponts. Le relèvement de sa chère patrie ne pouvait laisser le poète indifférent: il revint à Chiraz et mit la dernière main aux deux beaux livres qui furent, à vrai dire, l’œuvre de sa vie entière. Il acheva le Boustân à la fin de l’année 1257, le Gulistân l’année suivante, et dédia ces deux œuvres d’art à son bienfaiteur Abou-Bekr qui, par la protection qu’il accordait aux lettres) comme par la sagesse de son gouvernement, était bien digne d’un tel hommage.[11] Je dis que le poète acheva son œuvre à cette époque, car il me semble impossible de croire que deux années aient suffi à la composition d’un travail aussi parfait. A 75 ans, et Saadi avait atteint cet âge, l’imagination n’est plus capable de créer avec cette fécondité.
Saadi est tout entier dans ses deux livres : il y a mis le meilleur de son génie, le fruit de sa vieille expérience, le souvenir de ses longues courses à travers le monde et jusqu’aux regrets de ses jeunes années. C’est ainsi qu’il faut entendre certains élans passionnés, ridicules chez un septuagénaire et aussi certaines anecdotes juvéniles du Gulistân qui n’est, selon la remarque judicieuse de M. Graf que le complément de notre poème.
Les années de prospérité qui avaient rappelé le poète dans ses foyers touchaient à leur terme, et sa vieillesse allait être attristée par des révolutions plus terribles encore que celles qui l’avaient forcé, jeune homme, à s’expatrier. C’est en vain qu’il rappelait au prince Mohammed le glorieux exemple d’Abou-Bekr, son aïeul, c’est en vain qu’il lui prodiguait ses sages conseils « destinés à survivre au poète qui les dictait, » la destinée s’acharnait contre cette dynastie des Atabeks. Mohammed mourut après avoir régné deux ans et sept mois, mais de nom seulement et sous la tutelle de Turkân-Khatoun. Huit mois plus tard, cette princesse ambitieuse, enhardie par la protection des sultans Mongols, faisait prononcer la déchéance de Mohammed-Schah, petit-fils de Saad ben-Zengui. Un autre descendant de Saad, un certain Seldjouk-Schah était proclamé par la populace chirazienne, lasse du joug des Mongols et prête à suivre le chef audacieux qui lui promettait l’indépendance. Seldjouk-Schah donna le signal de l’insurrection en faisant, périr Turkân-Khatoun, cette alliée de l’étranger, odieuse aux populations de sang iranien. Saadi qui avait salué l’avènement du libérateur dans une de ses plus belles poésies lyriques, lui dédia un nouveau volume de vers (les Tayybat), mais les vœux qu’il faisait dans sa dédicace pour le nouveau règne ne se réalisèrent pas. Seldjouk se révéla aussi dissolu dans ses mœurs qu’imprévoyant dans sa lutte contre les Mongols. Chassé de sa capitale par un chef mongol que le sultan Houlagou avait chargé d’étouffer la révolte, Seldjouk-Schah se réfugia à Kazeroun dans le mausolée d’un derviche mort en odeur de sainteté: mais-ni le dévouement de sa petite troupe, ni le respect dû à la mémoire du Santon ne purent le soustraire à la vengeance du vainqueur ; il fut fait prisonnier et égorgé dans la mosquée même (662 de l’hég.-1264). Abaka-Khân venait de succéder à Houlagou, son père. Un des premiers soins du sultan fut d’imposer au pays, encore imparfaitement pacifié, une régente entièrement dévouée aux Mongols. Celait une petite-fille d’Abou-Bekr, nommée Isch, qui appartenait à la dynastie nationale par sa naissance et aux nouveaux maîtres de la Perse par son mariage.[12] L’indépendance politique de Chiraz s’éteignit dans une dernière convulsion. Un Seïd ou descendant du Prophète, un certain Schéref-Eddin Ibrahim essaya de réveiller l’énergie de ses compatriotes en se faisant passer pour le Mehdi (le Messie musulman). Mais ni ses ardentes prédications, ni les miracles qu’on lui attribuait ne purent grouper autour de lui un parti assez fort pour chasser l’étranger. Le Seïd fut tué dans une escarmouche contre les Mongols (avril 1265). Des ordres terribles partirent du camp de Tabriz : Chiraz et la province tout entière allaient expier cette impuissante tentative par de cruelles représailles. Heureusement la fureur du sultan céda aux sages représentations de ses conseillers ; il se contenta déplacer la capitale et ses dépendances sous la juridiction directe des bassak. On nommait ainsi des fonctionnaires de race mongole chargés de prélever les impôts et de rendre la justice dans les villes conquises auxquelles on voulait laisser un semblant d’autonomie.
Peut-être Saadi ne fut-il pas étranger à ces mesures de clémence ; du moins, le retrouvons-nous à Tabriz, vers la même époque, au retour d’un pèlerinage à la Mecque. Accueilli avec les témoignages du plus profond respect, par l’entourage du sultan, il est présenté à ce dernier et lui adresse un appel à la modération et à la justice, que le barbare écoute avec la soumission d’un disciple des Soufis. De retour dans sa ville natale, notre poète continue sa mission de conseiller pacifique auprès d’Ankianou, qui était alors le représentant de la cour Mongole. C’est à ce personnage qu’il dédie un petit traité de politique. On est frappé, en lisant cet opuscule, du ton de franchise presque rude avec lequel il parle au nouveau maître. Quelle meilleure preuve de la grande popularité qu’il devait à son talent! Il a, du reste, parfaitement conscience de l’autorité morale qu’il exerce autour de lui. « Pour faire entendre le langage de la vérité, dit-il dans une de ses élégies persanes, il faut un courage qui n’est pas donné à tout le monde; mais le sceptre de la poésie appartient à Saadi. » Et ailleurs : « Celui qui n’a plus rien à espérer ni à craindre ne tremble pas devant les armées de la Chine et de la Tartarie. » Par cette sincérité de ton, par le rôle bienfaisant que son crédit lui assure auprès des nouveaux maîtres de la Perse, il fait oublier la complaisance avec laquelle il a salué leur avènement. D’ailleurs n’est-il pas partisan sincère des doctrines du soufisme, et le détachement absolu qu’elles enseignent, joint au fatalisme qui domine dans le cœur de tout musulman, ne doit-il pas lui faire accepter avec résignation l’asservissement de son pays ? Ne soyons donc pas surpris si, après avoir pleuré la mort du dernier Khalife abbasside et la chute de Bagdad, il célèbre les victoires de Houlagou et renouvelle en faveur d’Abaka les vœux de prospérité qu’il adressait jadis à ses chers Atabeks. On aimerait mieux cependant ne trouver dans ses œuvres que des panégyriques dans le genre de ceux qu’il dédie aux deux frères Ala-Eddîn et Schems-Eddîn Djoueïni. Le premier, écrivain de talent, a laissé une histoire de Djenguis-Khân et de ses premiers successeurs, pleine de renseignements précieux.[13] Le second remplit les fonctions de secrétaire d’État et de contrôleur des finances (Sahèb-divân) à la cour des Mongols. L’un et l’autre usèrent de leur crédit, non seulement en faveur du poète et de sa famille,[14] mais aussi dans l’intérêt de la nation persane à laquelle ils se rattachaient par les liens du sang et de l’éducation. S’il eut des protecteurs dévoués, Saadi ne fut pas cependant à l’abri des traits de la médisance et de l’envie. On trouve dans les récits du temps la trace de ses démêlés avec des poètes rivaux, et le Boustân renferme à cet égard quelques allusions assez transparentes.[15] Mais les criailleries de ses ennemis furent étouffées par les acclamations enthousiastes qui saluèrent les dernières années de sa vie. Du fond de son pittoresque ermitage, aux portes de Chiraz, sur les rives du Roknabâd, cher aux Muses persanes, il répandait ses bénédictions et ses aumônes parmi la foule qu’attirait le grand nom du poète et du contemplatif. Une double auréole entourait déjà son front, et de son vivant même se formait la légende qui devait sanctifier sa mémoire. Avec cette tendance au merveilleux innée chez les Persans, on se plaisait à voir en lui un être privilégié, un élu doué de facultés surnaturelles. Tantôt c’était le prophète Khizr (Elie ou St-Georges,) qui venait répandre sur ses lèvres l’eau de la source immortelle ; tantôt un de ses anciens rivaux voyait en songe les portes du ciel s’ouvrir et les anges apporter une couronne de lumière au poète inspiré qui avait écrit ce beau vers : « Aux yeux du sage, chaque feuille de la branche verdoyante est une page du livre qui révèle Dieu. » La Perse le récompensait ainsi de la gloire dont elle lui était redevable et, dès le lendemain de sa mort, dans l’automne de l’année 1292, la cellule qu’il avait habitée devenait, ce qu’elle est restée jusqu’à nos jours, un oratoire béni et un but de pèlerinage.
Qu’on nous permette de rappeler ici ce que nous disions dans une rapide esquisse de la poésie persane.[16] « De tous les poètes orientaux, Saadi est peut-être le seul qui puisse conserver en Europe la popularité dont il jouit chez les lecteurs musulmans. C’est qu’il offre un ensemble de qualités telles que les réclame l’esthétique moderne. Son inaltérable bon sens, le charme et l’esprit qui animent ses narrations, le ton de raillerie indulgente avec lequel il censure les vices et les travers de l’humanité, tous ces mérites, si rares chez ses compatriotes, lui assurent des droits à notre admiration. En le lisant, certains rapprochements avec nos auteurs classiques se présentent involontairement à l’esprit ; on rencontre chez lui plus d’un trait qui rappelle la finesse d’Horace, la facilité élégante d’Ovide, la verve railleuse de Rabelais, la bonhomie de La Fontaine. Ces qualités se retrouvent dans le Boustân, comme voilées sous les nuages d’une mysticité de convention. Par la nature de son esprit, Saadi n’avait qu’un médiocre penchant au mysticisme ; mais il était de son temps et ne pouvait se soustraire au courant d’idées qui entraînait à ce système tout homme lettré et doué d’une imagination ardente. Qu’on lise les pièces de son Divan les plus fortement empreintes de l’esprit du soufisme, celles auxquelles on a donné le nom prétentieux de tayybat « les Suaves » et de bèda’yi « les Merveilleuses » ; on y trouve un je ne sais quoi d’artificiel et de tendu, une certaine tiédeur qui est aussi éloignée du ton sincère de Djélal-Eddîn que de l’inspiration désordonnée de Hafez. Quelle que soit l’admiration de la Perse pour les odes de Saadi, la question ne saurait être douteuse aux yeux de la critique européenne et, tout en reconnaissant que la spiritualité de Hafez a été singulièrement exagérée, on n’hésitera pas à voir en lui le plus grand lyrique, et dans Saadi le moraliste le plus humain et le plus aimable de l’Orient musulman. » II
Nous allons énumérer maintenant les travaux dont le Boustân a été l’objet en Orient et en Europe, et décrire les matériaux que nous avons mis en œuvre pour notre propre travail. Dans cette liste, nous suivrons autant que possible l’ordre chronologique. Le premier essai de traduction parut à Hambourg, en 1696, sous le titre: Der persianische Baum-Garten … Durch Schich Musladie Saadi, en un volume in-folio. Cette imitation anonyme fourmille de contresens et de lacunes; il est d’ailleurs visible qu’elle a été faite, non sur le texte persan, mais sur une version hollandaise inédite, probablement de Gentius. — La plus ancienne édition du texte, imprimée dans les œuvres complètes de Saadi, porte la date de 1791, Calcutta, un volume in-folio. Plus tard, en 1828, le Boustân seul, accompagné d’un commentaire, fut publié dans la même ville. Les deux éditions de l’Inde ne se recommandent ni par la correction du texte, ni par la netteté typographique. — Une troisième édition lithographiée, enrichie d’un commentaire et d’un lexique, a été donnée à Cawnpore en 1833 ; le nom de l’éditeur y est écrit fautivement sous la forme Moolvy Jumnuzddy au lieu de Mevlevi Temiiz-Eddîn. Cette édition marque un progrès réel sur celles qui l’ont précédée, sans pourtant qu’une critique sévère ait présidé au choix des leçons et à la rédaction du commentaire. — Un orientaliste anglais, M. Forbes Falconer, a fait paraître à Londres un tiers environ du poème, sous le titre de Sélections from the Bostan of Sâdi, London, 1838, in-12. Le texte, lithographié en caractères taalik reproduit celui de l’édition de Calcutta, collationnée sur un manuscrit du XIVe siècle ; l’année suivante, l’éditeur a inséré la traduction de ces fragments dans le Journal Asiatique de Londres. — En 1843, une nouvelle édition assez correcte, mais sans variantes ni notes, paraît à Calcutta, par les soins de Faïz-Oullah, — et en 1851, on publie à Bombay une édition lithographiée des Œuvres complètes, assez élégante mais déparée par des lacunes nombreuses. Un orientaliste saxon, M. C. Graf, traduit le poème entier en vers allemands sur l’édition de Calcutta de 1828, en consultant aussi deux manuscrits delà Bibliothèque de Dresde et partiellement le commentaire persan de Surouri. Le titre de cette traduction versifiée est Sadi’s Luftgarten. Iéna, 1856, 2 volumes in-12. Quelques années après, le traducteur allemand, frappé de l’imperfection des documents qu’il avait consultés, a donné une édition du texte, pour laquelle il a fait plus fréquemment usage des gloses de Surouri et de Chem’i, en y ajoutant des notes historiques et philologiques qu’il a rédigées en persan. (Le Boustân de Sa’di, texte avec commentaire, etc. Vienne, imprimerie impériale, 1858, un volume in-4.) Cette publication est, à tous égards, préférable à ce qui avait paru jusqu’alors. Révisée avec soin, enrichie de nombreuses variantes et d’un index des mots expliqués, elle a malheureusement, comme les commentaires de l’Inde, le tort de passer sous silence les passages les plus obscurs. Malgré cette lacune, elle est d’un usage commode pour les études, et n’a pas peu contribué à attirer de nouveau l’attention des Orientalistes sur l’œuvre capitale de Saadi. Passons rapidement sur un élégant essai de traduction en vers allemands, dû à M. de Schlechta. (Vienne, 1852, un volume in-8.) Cette traduction, d’ailleurs incomplète, est ornée de nombreuses gravures sur acier, sur cuivre, étain et autres procédés nouveaux. — Dans le cours de l’année 1859, la Correspondance littéraire publie, dans son numéro de juin, une note inédite de M. Defrémery sur quelques imitations du Boustân, avec la traduction, par le même savant, de l’historiette intitulée « la faute d’Abraham » (ci-dessous). De son côté, M. Garcin de Tassy insère, dans la Revue Orientale et Américaine, une analyse du poème, plus la traduction d’une partie de la préface et de onze historiettes tirées des quatre premiers livres. Ce fragment n’était pas le premier qui eût paru dans notre langue. Dès 1819, Sylvestre de Sacy avait enrichi ses notes du Pend-Nameh d’Attar de plusieurs morceaux empruntés au Boustân. Enfin, en 1858, M. Defrémery, suivant l’exemple de l’illustre orientaliste, donnait, dans la préface et les notes de sa traduction du Gulistân (Paris, Didot, un volume in-12), de nouveaux extraits avec l’indication des passages identiques ou analogues des deux ouvrages. Le travail le plus récent, à notre connaissance, est dû à M. Nicolas, ancien drogman de la légation de France à Téhéran, déjà connu par sa traduction des quatrains de Khayyâm. M. Nicolas se proposait de traduire le poème entier, et c’est à titre de spécimen qu’il publiait, en 1869, sur une édition du Kulliat ou œuvres complètes, lithographiée à Téhéran (sans date), une version de la préface et la moitié environ du premier livre (Paris, Leloup, brochure in-8 de 48 p.). Le traducteur, rappelé en Perse par ses fonctions officielles, est mort sans avoir mis son projet à exécution.
Tel est, sauf d’involontaires omissions, l’ensemble des travaux entrepris pour populariser la lecture du grand poème de Saadi. Nous avons gardé pour la fin, comme le document le plus important, l’édition et le commentaire turc de Soudi,[17] qui a été la base de la présente publication. Il importe de remarquer qu’un double courant de leçons et de gloses s’est établi depuis deux siècles environ. L’un vient de l’Inde et a donné naissance à la plupart des travaux énumérés précédemment ; l’autre paraît s’être formé en Turquie et il a produit trois commentaires de valeur inégale. Nous ne parlerons pas des deux premiers, ceux de Chem’i et de Surouri, ils ont été exactement appréciés par M. Graf, dans son édition de 1858, préface, p. VI. Soudi, au contraire, le plus moderne et le plus érudit des trois exégètes, est celui qu’on a le moins songé à consulter jusqu’à ce jour. En lui pourtant se résume la tradition de l’école turque et, à l’avantage d’avoir profité des recherches de ses devanciers, il joint le mérite d’une étude plus consciencieuse et plus complète. Nous savons peu de choses de sa vie. Le Molla Soudi naquit en Bosnie, dans la première moitié du X VIe siècle. Après avoir achevé ses études et pris ses degrés de licence à Damas, il se fit recevoir dans le corps des Oulémas et fut investi de hautes fonctions dans la magistrature. La littérature persane avait été la passion de toute sa vie : simple étudiant de la Medressèh Maçoudyeh à Amid, il suivait le cours de Scheik Mouslih-Eddîn Lâri et consultait ce savant moins sur les traditions et le Chér’i-Chérîf que sur les poètes dont il faisait sa lecture habituelle. Lorsque l’âge l’obligea à quitter ses fonctions judiciaires, il obtint, grâce à sa réputation de littérateur érudit, un poste de confiance. Il fut nommé professeur de littérature persane à l’Ecole des pages du Sultan, élevés dans le palais d’Ibrahim Pacha. C’est pour faciliter les progrès de ses élèves qu’il publia et commenta en langue turque le Boustân, le Gulistân, les Odes de Hafez, le Mesnevi et d’autres classiques. On sait, par le témoignage de Hadji Khalfa,[18] qu’il mourut en 1591 ou 1592. A vrai dire, Soudi n’est pas le premier qui ait fait une recension sévère des textes persans ; Surouri, qu’il traite avec si peu d’égards, l’avait précédé dans cette voie. Soudi n’est pas lui-même à l’abri de tout reproche. Sans parler de son pédantisme et de ses sottes railleries à l’adresse de ses devanciers, il connaît mal l’histoire musulmane, et donne trop souvent des renseignements inexacts sur le poète et sur les faits historiques ou légendaires, auxquels le Boustân fait allusion. Dans son horreur des sentiers battus, il se livre aux plus bicarrés conjectures, à propos de passages très faciles. L’esprit de système l’égaré quelquefois. En veut-on un exemple ? Il a entendu dire à Damas que Saadi avait écrit ses principaux ouvrages dans cette ville; il a visité la cellule du poète dans la mosquée de Kèlaçah. Notre Molla n’en demande pas davantage: convaincu de ce dire populaire, comme d’un dogme du catéchisme musulman, il remanie et torture des passages qui n’ont aucun rapport avec la légende en question. Toujours disposé à retrouver Saadi dans mainte historiette, dont le héros n’est pas nommé, il reconstruit, d’après cette préoccupation, une biographie tout imaginaire. C’est à ces défauts qu’il faut attribuer sans doute le peu de crédit dont il jouit en Perse : si graves qu’ils soient, ils ne nous empêchent pas de reconnaître en lui le meilleur des commentateurs de notre poète et, dans la plupart des passages difficiles, le guide le plus sûr. Notre traduction représente donc la tradition admise dans l’école turque, tradition personnifiée par Soudi, mais contrôlée sévèrement sur les documents dont nous avons donné la liste.
Entre les libres allures de la poésie persane et le rigorisme de notre langue impitoyablement analytique, la conciliation n’est pas facile. Nous avons essayé de nous tenir à égale distance de l’excès d’exactitude, qui est souvent la pire des infidélités, et de l’excès d’indépendance qui dénature la pensée de l’original. Eviter ce double écueil n’a pas été la moindre difficulté de notre travail. Comme il s’adresse au public lettré plus encore qu’à nos confrères orientalistes, nous ne donnons que les variantes principales, celles qui changent notablement le sens ou qui indiquent des remaniements anciens, peut-être du fait de l’auteur. Nos notes s’appliquent, sans recherche d’érudition, à éclaircir les métaphores les plus hardies du texte, ainsi que les traditions, les légendes, les allusions historiques qu’on y rencontre fréquemment. Les titres des anecdotes et des moralités n’appartiennent pas au poète; chaque éditeur les a remaniés à son gré et nous avons cru pouvoir user d’une certaine indépendance à cet égard, afin d’indiquer exactement le sujet de chacune d’elles. Aucun écrivain oriental ne se prête mieux que Saadi aux rapprochements avec notre propre littérature, mais les dimensions de ce volume nous interdisaient toute excursion sur un domaine étranger, et nous nous bornons ordinairement à indiquer les passages parallèles du Gulistân d’après la traduction de M. Defrémery.
Pour les Persans, l’auteur du Boustân est le précepteur de la vie, un guide plein d’expérience et de sagesse. Ils répètent souvent le distique que nous avons pris pour épigraphe : « Ecoute les conseils de Saadi d’une oreille attentive : il te montre la route, sois homme et marche hardiment. » Puisse notre traduction, sans atténuer la physionomie du moraliste, conserver au poète les qualités charmantes qui lui assurent un des premiers rangs dans la littérature persane ! Puisse-t-elle contribuer aussi à attirer sur cette littérature peu connue la curiosité du public et le suffrage des lettrés ! Abréviations usitées dans les notes
- — Texte et commentaire turc de Soudi.
- — Texte et commentaire persan publiés par M. Graf.
- — Edition lithographiée à Téhéran.
- — Notes marginales de M. Nicolas sur l’édition précédente.
- — Kulliat ou œuvres complètes de Saadi, publiées à Bombay en 1851.
Notes additionnelles :
La dernière feuille de ce livre allait être mise sous presse quand nous avons reçu communication de deux ouvrages qui avaient échappé à nos recherches.
Le premier est une édition du texte avec commentaire marginal et gloses interlinéaires. Il a été publié à Bombay par les soins du Kadi Ibrahim Pîlbendery en 1867, et réimprimé en 1874 avec un commentaire plus développé. Autant qu’il est permis d’en juger après un examen rapide, le travail du savant hindou dénote une certaine originalité, et nous regrettons qu’il ne nous soit pas parvenu en temps utile. — Le second ouvrage porte le titre suivant : The Bûstan … translated for the first time into prose with explanatory notes and index, by Captain H. Wilberforce Clarke R. E. London 1879, gr. in-8. C’est tout simplement la traduction littérale du texte publié par Graf, Vienne 1858 (voir notre introduction, p. xxviii) ; les notes reproduisent en général le commentaire de cette même édition. Dans quelques lignes de préface, le traducteur nous apprend que son livre est surtout destiné aux élèves qui se préparent dans l’Inde aux examens des trois degrés de licence. C’est un manuel de classe, une version mot à mot calquée sur un texte accrédité, et rien de plus. Sans en dénier l’utilité pratique, nous devons constater qu’il ne pouvait rien ajouter aux secours dont nous sommes redevables à l’édition de Vienne. Paris, 20 mai 1880.
Notes : [1] Voir le fragment publié par W. Morley, sous le titre de : History of the Atabeks of Syria and Persia, p. 32.
[2] On apprend par une anecdote du Gulistân, qu’il conserva sa mère plus longtemps. « Présomptueux comme un jeune homme, dit-il dans ce passage, j’osais élever la voix contre ma mère. Elle s’assit dans un coin, et, le cœur brisé, elle me dit en pleurant : Toi qui te montres si cruel envers ta mère, as-tu donc oublié les jours de ton enfance ? »
[3] Ci-dessous et Gulistân.
[4] Traduction turque du Nèfahât, p. 527. Dans le Boustân, Saadi mentionne un voyage en mer qu’il fit avec ce personnage devenu légendaire.
[5] Gulistân, livre IV.
[6] Gulistân. Au lieu de Bamiân, comme le savant orientaliste propose de lire, les copies portent bâ Schamiân « avec des Syriens. »
[7] Préface du Gulistân.
[8] ) Journal Asiatique, 1843.
[9] L’opinion de G. de Tassy a été combattue avec succès par M. Sprenger dans le Journal Asiatique de Calcutta, 1852, et par N. Bland, Journal Asiat. de Paris, 1853.
[10] Saadi sait pallier par une métaphore ingénieuse cet acte de vassalité de son protecteur. « La muraille où tu enfermes les Barbares, lui dit-il dans la dédicace du Boustân, est faite d’or et non pas d’airain.» Il y a ici une allusion à la légende coranique relative aux peuples de Gog et Magog, emprisonnés dans une enceinte de bronze par Alexandre. Coran, ch. XVIII; voir aussi l’excellente traduction du Tabari persan, par M. Zotenberg, t. I, p. 518.
[11] C’est ici le lieu de signaler une difficulté historique, qui n’avait pas attiré mon attention, lorsque je traduisais le début du poème. A la suite de la dédicace adressée au prince régnant, Abou-Bekr, on trouve, dans la plupart des copies et des éditions imprimées, un paragraphe spécial intitulé « Panégyrique de l’Atabek Mohammed, fils d’Abou-Bekr,» et, en effet, la pièce débute par ces mots : « Atabek-Mohammed est un roi favorisé du ciel, digne possesseur de la couronne et du trône, un jeune prince aux destinées brillantes, etc. » Sans parler de l’inexactitude de la rubrique « fils d’Abou-Bekr, » au lieu de « petit-fils », il est impossible de concilier ce passage avec les assertions du chroniqueur persan Mirkhond. En 655 de l’hégire, l’année même de l’achèvement du poème, le véritable héritier présomptif était le père de ce Mohammed, c’est-à-dire Saad, fils d’Abou-Bekr. Saad mourut, il est vrai, de mort subite douze jours après Abou-Bekr, et ce fut ce même Mohammed qui, malgré son jeune âge, fut élu Atabek sous la tutelle de sa mère, Turkân-Khatoun. Mais trois ans plus tôt, rien ne pouvait faire prévoir ces événements ; on ne peut donc s’expliquer comment Saad, le véritable héritier au moment où la préface était écrite, n’y aurait obtenu qu’un distique, tandis que son fils encore au berceau serait l’objet d’une longue et pompeuse tirade. D’ailleurs, le Gulistân qui parut l’année suivante aurait dû reproduire la même dédicace, au moins quant au fond. Or, le nom du jeune Mohammed n’y est même pas prononcé, et tous les vœux du poète s’adressent à Abou-Bekr et à son fils Saad. Pour résoudre cette contradiction, faut-il supposer que le vers « Atabek-Mohammed, etc. » a été ajouté après coup entre les années 659 et 661, sous le règne éphémère de cet enfant, et que cette interpolation aura passé dans les copies provenant de la même source, tandis que les copies d’une autre origine, comme l’édition de Téhéran, ne donneraient pas le vers en question? Cette hypothèse est admissible ; elle est en tous cas préférable à la traduction allemande de M. Graf, qui semble voir dans le mot Mohammed non pas un nom propre, mais un simple qualificatif du nom Atabek. Plutôt que d’avoir recours à un expédient que l’usage n’autorise pas, j’inclinerais à considérer le vers comme apocryphe et à relier la suite du paragraphe au vers : « Puisse le ciel favoriser, etc. » C’est le seul moyen de mettre la préface du Boustân d’accord avec celle du Gulistân et avec les données de l’histoire. — Ajoutons, à titre de renseignement, que la première recension des œuvres de Saadi remonte à l’année 1333, un demi-siècle environ après sa mort. Le classement des œuvres en prose et en vers, ainsi que les principales leçons adoptées par le premier éditeur nommé Ahmed de Bissoutoun se sont conservés avec une fidélité suffisante dans les éditions successives. Cf. Ouseley. Biogr., notices, p. 7.
[12] Elle avait épousé Mengou Timour, fils de Houlagou. Elle mourut à Tabriz en 686 de l’hégire, cinq ans avant Saadi. Sur tous ces événements, voir l’extrait de Mirkhond publié par Morley, The Atabeks, etc., p. 42 et suiv.
[13] Cf. Journal Asiatique, 1852.
[14] Voir les anecdotes sur ce sujet insérées dans les Kulliat et traduites par M. Defrémery. Préface, p. XXX et XXXV. Cf. Bâcher, Op. laud, p. XLII et suiv.
[15] Sur ces rivalités, on peut consulter le Journal Asiatique, 1858, t. II, p. 602, et le début du Chap. V. ci-dessous
[16] La Poésie en Perse, leçon d’ouverture au collège de France, p. 47. Paris, 1877 (dans la Bibliothèque orientale elzévirienne).
[17] Cet ouvrage a été imprimé à Constantinople en 1871, 3 volumes grand in-8°. Bien qu’il porte le sceau de l’imprimerie impériale, il est d’une incorrection inouïe ; nous l’avons corrigé à l’aide d’une copie qui nous a été envoyée de Turquie.
[18] Fezliké, édition de Constantinople, p. 7. (Le Boustan (Saadi), introduction)