La vie des ouvrages de Jean de La Fontaine
Histoire chronologique de la vie et des œuvres de La Fontaine:
1654 – 1658 – 1659 – 1660 – 1661 – 1663 – 1664 – 1665 – 1667 – 1669 – 1671 – 1673 – 1674 – 1680 – 1681 – 1682 – 1684 – 1685 – 1686 – 1687 – 1688 – 1689 – 1691 – 1692 – 1693
1654. — La première pièce qui a paru de lui dans le public, c’est la traduction de l’Eunuque de Térence, en vers, qui a été imprimée à Reims, en 1654, in-4. Il n’avoit point le génie de la traduction; ainsi cet ouvrage n’eut point de succès. M.Fabricius, célèbre bibliothécaire allemand, qui a tout vu, et qui n’oublia jamais rien, en parle dans sa Bibliothèque latine, au supplément de l’article de Térence : Eunuchum versibus gallicis reddidit Fontanus, Paris, 1654, in-4. Il a peut-être vu une édition de Paris, car la première est de Reims.
Après cette traduction, qui lui avoit bien fait connoître Térence, il fit plusieurs pièces de vers, qui plurent à M. Fouquet, alors surintendant des finances. Ce ministre, attentif à attirer à lui tout ce qui brilloit, le prit pour son poète et lui donna une pension. Il avoit pris en même temps M. Pélisson pour un de ses premiers commis, M. Le Brun pour son peintre, et M. Le Nôtre pour dresser ses jardins. Ils ont eu depuis de plus grandes destinées : M. Pélisson a été historien de Louis XIV; M. Le Brun a peint Versailles et a fait des tableaux immortels ; M, Le Nôtre a fait le jardin des Tuileries, qui est le plus beau jardin de l’univers; et M. de La Fontaine, avec son talent de poète, est demeuré poète et n’a su que faire pleurer, par les nymphes de Vaux, la disgrâce de son protecteur.
1658. — Pendant la faveur de M. Fouquet, son poète chercha à le louer sur son goût pour l’architecture , la peinture, le jardinage et la poésie, et fit une fiction merveilleuse qu’il appela le Songe de Vaux¹, où ces quatre arts combattent pour la préférence, et disent tout ce que l’esprit peut imaginer pour emporter le prix l’un sur l’autre. Il n’en a donné au public que des fragments, qui, selon l’auteur des Pensées ingénieuses², brillent d’esprit depuis le commencement jusqu’à la fin. Nous donnerons un avertissement en prose qu’il a fait pour l’intelligence de ces fragments précieux; ils seront précédés d’une épitre à Ariste, à qui il les adresse. Il lui parle de son talent pour la poésie et du dessein de ce Songe³.
Ariste, vous voulez voir des vers de ma main :
Je n’ai point ce beau tour, ce charme inexprimable,
Qui rend le dieu des vers sur tous autres aimable.Homère épand toujours ses dons avec largesse ;
Virgile à ses trésors sait joindre la sagesse.
Mes vers vous pourroient-ils donner quelque plaisir?
Voilà en deux vers l’éloge d’Homère et de Virgile. Ils lui avoient appris à aimer la Nature.
Je vous présente donc quelques traits de ma lyre ;
Elle les a, dans Vaux, répétés au zéphyre.
J’y fais parler quatre arts fameux dans l’univers :
Les palais, les tableaux, les jardins et les vers.
Donnons ici, en passant, quelques traits de cette éloquente poésie.
L’Architecture, sous le nom de Palatiane, dit pour soutenir sa cause :
Tout ce qu’ont fait dans Vaux les Le Brun, les Le Nôtre,
Jets, cascades, canaux, et plafonds si charmants,
Tout cela tient de moi ses plus beaux ornements*.
Apellanire, pour la Peinture, dit avec un tour élevé et galant tout ensemble * :
A de simples couleurs mon art plein de magie
Sait donner du relief, de l’âme et de la vie;
Ce n’est rien qu’une toile : on pense voir des corps;
J’évoque, quand je veux, les absents et les morts.
………………………………………….
Dans les maux de l’absence on cherche mon secours.
Je console un amant privé de ses amours :
Chacun, par mon moyen, possède sa cruelle.
Hortesie, parlant pour les jardins, arrive avec un abord doux, qu’avant qu’elle ouvrit la bouche, les juges furent plus demi persuadés ; elle commence par ces vers:
J’ignore l’art de bien parler,
Et n’emploierai, pour tout langage,
Que ces moments qu’on voit couler
Parmi des fleurs et de l’ombrage.
Puis, elle continue par des stances d’une noble simplicité et dignes des Géorgiques, d’où notre poète a tiré cette description des jardins et l’éloge de ceux qui les aiment* :
Libres de soins, exempts d’ennuis,
Ils ne manquent d’aucunes choses;
Ils détachent les premiers fruits,
Ils cueillent les premières roses.
Qu’il nous soit permis d’ajouter encore ces quatre vers d’une autre stance, et de faire goûter ces plaisirs innocents :
J’embellis les fruits et les fleurs ;
Je sais parer Pomone et Flore.
C’est pour moi que coulent les pleurs
Qu’en se levant verse l’Aurore.
Calliopée élève l’art des vers au-dessus de tout, et s’écrie dans sa fureur* :
Montrez-moi, dit cette fée,
Quelque chose de plus vieux
Que la chronique immortelle
De ces murs, pour qui les dieux
Eurent dix ans de querelle?
……………………….
Mes mains ont fait des ouvrages
Qui verront les derniers âges,
Sans jamais se ruiner.
Le temps a beau les combattre,
L’eau ne les sauroit miner,
Le vent ne peutles abattre….
Puis, par un enthousiasme tout poétique, reprenant les discours des autres fées, elle répond à Palatiane :
Si j’ai de son discours marqué les plus beaux traits,
Elle loge les dieux, et moi je les ai faits….
A Apellanire, qui se vante de tenir école d’imposture :
Ce sont pour moi des jeux : on ne lit point Homère,
Sans que tantôt Achille à l’âme si colère,
Tantôt Agamemnon au front majestueux,
Le bien disant Ulysse, Ajax l’impétueux,
Et maint autre héros offre aux yeux son image.
Je les fais tous parler, c’est encor davantage.
……………………………………….
Je peins, quand il me plaît, la peinture elle-même.
On ne peut parler plus poétiquement de la poésie; et, comme il . savoit mêler le doux à l’utile, et qu’il cherchoit à plaire toujours, il ajoute cette galanterie :
Mais je fais plus encore, et j’enseigne aux amants
A fléchir leurs amours, en peignant leurs tourments.
Faire aimer un amant est pour lui plus que de composer toute l’Iliade. Nous prévenons le plaisir du lecteur, qui sera bien aise de trouver ces morceaux hors de leur place et encore à leurplace, et qui les admirera deux fois.
L’aventure du Saumon et de l’Esturgeon, qui se premenoient réellement sur le canal de Vaux, et que le poète entretient dans son Songe, a des grâces qui ne doivent rien à celles des animaux que Voiture et Sarrasin ont fait parler. C’est une préparation aux fables que nous avons vues de lui depuis; et celle-ci est comme la mère de toutes les autres. Ces poissons disent que, s’ils ont quitté leur patrie* :
Non, ce n’est pas la faim qui nous a fait sortir
Du lieu de notre naissance ;
Sans nous vanter et sans mentir,
Nous y trouvions en abondance
De quoi soûler nos appétits.
Si les gros nous mangeaient, nous mangions les petits,
Ainsi que l’on fait en France.
Il nous est tombé entre les mains deux autres fragments précieux de ce Songe de Vaux, qui n’ont jamais été imprimés. L’un est intitulé : Comme Sylvie honora de sa présence les dernières chanson d’un Cygne qui se mouroit, et des aventures du Cygne1. Le poète nous apprend là pourquoi Jes cygnes chantent en mourant. Jupiter emprunta autrefois le corps d’un cygne, pour approcher plus facilement de Léda, et parce que, lui ayant chanté son amour sous cette figure, elle en fut touchée, et que Jupiter reprit aussitôt la forme d’un dieu, il ordonna, en mémoire de cette aventure, qu’autant de fois que l’âme du cygne, où il avoit logé, passeroit d’un animal de la môme espèce en quelque autre corps, cet animal chanteroit si mélodieusement que chacun en seroit charmé. Cette fiction engage notre poète à parler de la métempsycose et à en parler mieux que les philosophes. Platon avec ses grâces n’eût pu la mieux décrire :
Ce que tu vois d’animaux et d’humains
Troque sans cesse et devient autre chose.
Toute âme passe en différentes mains :
Telle est la loi de la métempsycose,
Que le Sort tient dans ses livres enclose,
Car ici-bas il aime à tout changer,
Selon qu’il veut nos esprits héberger.
L’âme, d’habit bien ou mal assortie,
D’un roi se vêt, en sortant d’un berger;
Puis d’un berger, étant d’un roi sortie.
Les aventures du Cygne, dans ses différents changements, plairont aussi beaucoup, et l’on sera bien aise de voir cette âme animer, dans cette fiction ingénieuse et galante,
Un amant qui, de tristesse,
La tête en quatre se fendit;
Un autre qui se pendit
A la porte de sa maîtresse ;
Des philosophes, des badins;
Deux ou trois jeunes blondins,
Cinq ou six beautés insignes,
Ayant de beaux cheveux blonds,
Et les cous non pas si longs
Que des cygnes,
Mais aussi blancs, sans mentir.
Nous pensons bien qu’on quittera notre préface pour aller chercher le reste de cet ouvrage, et ce sera très-bien fait; mais il faut que le lecteur aille cherchar en même temps le second fragment, où il trouvera des galanteries toutes nouvelles: l’Amour qui danse aux chansons dans un bal qui se donne au clair de la lune, dont les lustres étoient les étoiles, et des couplets de ces chansons qu’Anacréon voudroit avoir faites. L’Amour dit :
L’autre jour, deux belles
Tout haut se vantoient
Que malgré mes ailes
Elles me prendroient.
Gageant que non, je perdis,
Car Tune m’eut bientôt pris.
Autour de ses charmes,
Me voyant voler,
Vénus tout en larmes
Eut beau m’appeler.
Celui qui brûle les dieux,
S’alla brûler à ses yeux.
Leur éclat extrême
A su m’enflammer.
Le sort veut que j’aime,
Moi qui fais aimer.
On m’entend plaindre à mon tour,
Et l’Amour a de l’amour.
Tout cela étoit fait pour Mme Fouquet, et devoit entrer dans la relation du Songe de Vaux. Elle y est appelée tantôt Sylvie, tantôt Gastilie, qui étoit son vrai nom. Il lui adressa encore, en ce temps-là, une ballade sur ce qu’elle accoucha avant terme, dans son carrosse, en revenant de Toulouse, où elle avoit voulu suivre M. Fouquet:
Vous l’auriez achevé sans qu’il y manquât rien,
De grâces et d’amour étant bonne ouvrière.
Dieu ne l’a pas voulu, peut-être pour un bien : Aux dépens de nos cœurs il eût vu la lumière.
C’est par ces charmes qu’il amusoit le ministre magnifique et délicat, et qu’il l’entretenoit dans ces goûts délicieux qu’il devoit bientôt perdre.
Nous placerons à la fin de cette année 1658 une lettre à une abbesse du Pays-Bas espagnol, où la guerre étoit alors. Elle vouloit voir La Fontaine; mais il n’aimoit pas Mars autant qu’il aimoit l’Amour. Il écrivit donc à cette abbesse une lettre dans le genre marotique pur, et s’essayoit ainsi sur ce genre, à qui il devoit un jour sacrifier tous les autres. Voici quelques traits de cette lettre :
Très-révérente mère en Dieu
Qui révérente n’êtes guère,
Et qui moins encore êtes mère….
Votre séjour sent un peu trop la poudre,
Non la poudre à têtes friser,
Mais la poudre à têtes briser:
Ce que je crains comme la foudre,
C’est-à-dire un peu moins que vous.
Il y a une anecdote dans ces vers :
On vous adore en certain lieu,
D’où l’on n’ose vous l’aller dire,
Si l’on n’a patente du sire
Qui fit attraper Girardin,
Lequel alloit voir son jardin,
Puis le mit à grosse finance.
Il faut savoir, pour entendre cela, que M. de Barbesiers-Che-merault enleva M. Girardin, qui alloit à Bagnolet, et le mena à Bruxelles. Mais M. de Chemerault, ayant été arrêté, fut décapité le 4 octobre 1657, et un des chefs de son procès étoit l’enlèvement de M. Girardin.
Ce qu’il dit à cette religieuse sur ce qui arriva lors de sa profession et sur ses beautés qu’on enferma dans un cloître, est au delà de l’élégance et du badinage :
Dessous la clef on les a mis,
Gomme une chose et rare et dangereuse,
Et, pour épargner ses amis,
Le Ciel vous fit jurer d’être religieuse….Ce même jour, pour le certain,
Amour se fit bénédictin,
Et, sans trop faire la mutine,
Vénus se fit bénédictine ;
Les Ris, ne bougeant d’avec vous,
Bénédictins se firent tous,
Et les Grâces, qui vous suivirent,
Bénédictines se rendirent.
Tous les dieux qu’en Cypre on connolt
Prirent l’habit de saint Benoit.
M. Fouquet fit voir cette lettre à Mme de Sévigné, qui en fut enchantée; cela donna lieu à un dizain nouveau :
De Sévigné, depuis deux jours en ça,
Ma lettre tient les trois parts de ma gloire.
Et encore à un quatrain :
Je ne m’attendois pas d’être loué de vous.
Le commentateur de Despréaux nous a conservé le fragment d’une ballade de notre poète, de cette môme année 1658, sur le siège soutenu par les Augustins contre le parlement, au mois d’août de cette année, et dont l’histoire estbien racontée dans ce commentaire. Despréaux n’en avoit retenu que ces vers, qu’il nefaut point perdre, et qui feront peut-être retrouver la ballade entière :
Aux Augustins, sans alarmer la ville,
On fut hier soir, mais le cas n’alla bien.
L’huissier, voyant de cailloux une pile,
Crut qu’ils n’étoient mis là pour aucun bien :
Et dedans peu, me semble que je voi
Que, sur la mer ainsi que sur la terre,
Les Augustins sont serviteurs au roi.
On conte, à ce propos, qu’un des amis de La Fontaine le rencontra sur le pont Neuf, qui couroit, ce jour-là, du côté de la bagarre, et que, lui ayant demandé où il alloit, il répondit simplement : « Je vais voir tuer des Augustins. » Il en parloit comme d’un spectacle ordinaire.
1. Tome V, p. 361. —
2. Le P. Bouhours, p. 11 de l’édit. de 1689, in-12. —
3. Tome VI, p. 365.