La vie des ouvrages de Jean de La Fontaine
Histoire chronologique de la vie et des œuvres de La Fontaine:
1654 – 1658 – 1659 – 1660 – 1661 – 1663 – 1664 – 1665 – 1667 – 1669 – 1671 – 1673 – 1674 – 1680 – 1681 – 1682 – 1684 – 1685 – 1686 – 1687 – 1688 – 1689 – 1691 – 1692 – 1693
1688. — M. d’Hervart le mena à sa belle maison de Bois-le-Vicomte. Il lui fit voir une jeune demoiselle de quinze ans, belle comme Vénus, et gracieuse au delà de toutes les grâces. La tête en tourna à notre poète ; il en devint amoureux, il voulut revenir à Paris. Mais, en rêvant à cette beauté, il s’égara, et s’enfonça dans la Champagne ; c’est la matière d’une jolie lettre adressée à M. Vergier, son ami, où il fait l’histoire de son égarement, des plaisanteries que l’on faisoit dans Paris sur ses distractions, dont il ne convenoit pas trop, et il y joint le portrait de mademoiselle de Beaulieu, peint avec des couleurs préparées par l’Amour même :
Comment pourrois-je décrire
Des regards si gracieux?
Il semble, à la voir sourire,
Que l’aurore ouvre les cieux.
Il fait entendre à son ami, que si cette jeune divinité, qui est venue troubler son repos, trouve un sujet de s’y divertir, il ne lui en saura pas mauvais gré. A quoi servent les radoteurs, qu’à faire rire les jeunes filles ?
M. Vergier, qu’on appeloit alors l’abbé Vergier, et qui depuis a été commissaire général de la marine, homme de beaucoup d’esprit, et connu par ses excellentes parodies de plusieurs airs de Lully, fit une réponse sur le même ton. Il y fit le portrait de La Fontaine que l’on détachera pour mettre ici ; car il peint à merveille ses distractions prétendues qui lui tournent à profit¹.
Hé ! qui pourroit être surpris,
Lorsque La Fontaine s’égare?
Tout le cours de ses ans n’est qu’un tissu d’erreurs,
Mais d’erreurs pleines de sagesse.
Les plaisirs l’y suivent sans cesse
Par des chemins semés de fleurs.
Les soins de sa famille, et ceux de la fortune
Ne causent jamais son réveil. ,
Il laisse à son gré le soleil
Quitter l’empire de Neptune,
Et dort tant qu’il plait au sommeil.
Il se lève au matin, sans savoir pour quoi faire.
Il se promène, il va, sans dessein, sans sujets,
Et se couche le soir, sans savoir d’ordinaire
Ce que dans le jour il a fait.
J’ai remarqué que cette distraction est ce qui fait la surprise de ses ouvrages. Il sait bien ce qu’il dit, mais il ne sait pas toujours ce qu’il va dire, comme Balzac a dit de Montaigne, et cela ne peut manquer de causer une certaine émotion, qui arrive naturellement, quand on voit une chose à laquelle on ne s’attend pas. C’est de cette naïveté spirituelle que Balthazar Gracian a fort bien dit, dans son Discreto : qu’elle vient sans qu’il paroisse qu’on y ait pensé, et cause toujours un plaisir de surprise à ceux qui l’entendent. Ce savant espagnol a caractérisé notre poète, sans’avoir jamais vu ses ouvrages.
Au reste, mademoiselle de Beaulieu fut mariée depuis à un gentilhomme du nom de Nully, de la famille du président de Nully, fameux ligueur, dont il y a un article dans la dernière édition du Dictionnaire de Bayle (tome IV, p. 3088). Elle est morte depuis peu (1723) à Paris. Elle avoit conservé presque toute sa beauté; et pour M. Verger, il a péri malheureusement par un assassinat dans les rues de Paris, le 22 août 1720. Les curieux ont. outre ses parodies, plusieurs poésies manuscrites de lui, où il a tâché d’imiter La Fontaine.
Nous avons de notre poète, dans la même année, l’épithalame de M. le prince de Conti, marié le 29 juin 1688, et des vers à la manière de Neuf-Germain3. Si on veut connoitre cette manière, on peut lire l’article de Neuf-Germain dans le Dictionnaire de Bayle. Il y a encore une ballade sur la prise de Philisbourg : cette ville fut prise le 1er novembre 1688. Le refrain de la ballade est :
Louis le bien nommé, c’est Louis le Hardi.
Elle commence :
Un de nos fantassins, très-bon nomenciateur.
Et l’imprimeur de France n’entendant pas ce mot a mis nommé La Fleur, ce qui rend le vers ridicule. Bayle, qui parloit de tout, a parlé de cette ballade dans la dix-neuvième de ses lettres, du 13 octobre 1701, en parlant des titres donnés aux empereurs et aux rois. L’envoi de la ballade se trouve de deux manières ; voici la manuscrite:
L’homme n’engendre guère à soixante et dix ans ;
Cependant, écoutez tous, messieurs mes parens :
De quelque nouveau fils si j’allois être père,
Voyant que ce soldat n’est pas un étourdi :
« Viens tenir mon enfant? dirois-je à ce compère :
Louis le bien nommé, c’est Louis le Hardi²?»
Notez que, s’il est né en 1621, comme dit M. Perrault dans ses hommes illustres, il n’avoit que soixante-sept ans en 1688, et non soixante et dix : mais soixante et dix ans est un compte plus rond et plus poétique, ou peut-être M. Perrault s’est-il trompé, comme nous l’avons remarqué en commençant.
J’oubliois une pièce qui n’a jamais été imprimée et qui mérite bien de l’être. Une fille de haute naissance eut un procès pour un mariage, en cette année 1688. La cause fut plaidée publiquement, et avec beaucoup d’appareil, en la grande chambre du parlement de Paris; le mariage fut cassé. La Fontaine, qui avoit été aux audiences, écrivit une épitre à M. le prince de Conti, sur ce sujet ; c’est un lamentabile carmen, à la manière des anciens.
Pleurez, citoyens de Paphos,
Jeux et Ris, tous leurs suppôts !
Ou plutôt c’est une pièce inimitable, à sa manière. Il ne peut plus y avoir de secret dans une affaire si publique, et dont les plaidoyers imprimés avec privilège, et qui font partie des œuvres d’un des plus célèbres avocats du parlement, sont entre les mains de tout le monde; cette personne est morte en 1724.
1. Tome VI, p. 548. On voit par ce passage de Marais, que Vergier, dont nous avons des contes et des parodies, s’appeloit alors l’Abbé Vergier. On l’avoit destiné d’abord à l’état ecclésiastique, et il avoit déjà pris en Sorbonne le grade de bachelier; mais, se sentant peu de dispositions pour cet état, il entra dans le monde et fut fait commissaire de la marine en 1690. Il fut assassiné le 16 août 1720, au coin de la rue du Bout-du-Monde, à l’âge de soixante-trois ans. Il était né à Lyon en 1657. On trouve ces deux lettres au commencement du deuxième volume de ses œuvres.
2. On lit dans les Œuvres posthumes, p. 164, et dans les éditions des Œuvres diverses :
L’homme n’engendre guère à soixante et dix ans;
Si le cas m’arrivoit, comme à certaines gens,
J’irois à ce soldat, et sans tant de mystère,
Tout autre choix à part, je dirois : » Cadédi.
Viens tenir mon enfant; tu seras mon compère.
Louis le bien-aimé, c’est Louis le Hardi. »
Il nous semble que la leçon manuscrite vaut mieux que celle des imprimés, et qu’on y reconnoît davantage le tour original de La Fontaine.
“Madame d’Hervart et Jean de La Fontaine”