La vie des ouvrages de Jean de La Fontaine
Histoire chronologique de la vie et des œuvres de La Fontaine:
1654 – 1658 – 1659 – 1660 – 1661 – 1663 – 1664 – 1665 – 1667 – 1669 – 1671 – 1673 – 1674 – 1680 – 1681 – 1682 – 1684 – 1685 – 1686 – 1687 – 1688 – 1689 – 1691 – 1692 – 1693
1685. — Il faut mettre sur le compte de cette année le dessein tendre et nouveau de notre poète de donner quelques-uns de ses ouvrages avec ceux de son ancien ami Maucroix. Cela fut exécuté en deux tomes in-12 , imprimés à Paris chez Barbin, en 1685, sous le titre de : Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine. Il n’y a rien à ajouter au jugement que Bayle a porté de ce recueil dans sa République des Lettres, où on lira avec plaisir des réflexions fines, ingénieuses, et pleines de ce sel dont lui seul avoit la possession. Il dit très-bien qu’on ne pardonneroit pas à M. de La Fontaine, et qu’il ne se pardonneroit pas à lui-même, un tour commun.
Nous avons presque dépouillé tout ce recueil en suivant l’ordre des années. Reste à parler des autres pièces qui doivent entrer dans le nôtre, et d’abord est l’Épitre dédicatoire à M. de Harlay, alors procureur général, et depuis premier président, pièce unique en son genre. Jamais on n’a loué ainsi, et la louange devoit être b;en apprêtée pour plaire à un si grand homme, qui n’aimoit point la flatterie, et à qui la vérité seule avoit droit de se montrer. Les ouvrages de notre poète ne le quittoient jamais; il en faisoit ses délices, il en connoissoit tout le charme, et l’on peut bien opposer ce goût sur au fade dégoût de quelques personnes de notre siècle. Tels étoient les amis et les admirateurs de La Fontaine, dans l’épée et dans la robe ; et nous osons bien nous mettre en si bonne compagnie.
L’Avertissement en prose, qui suit l’épître dédicatoire, contient un beau jugement de Platon, dont Maucroix avoit traduit quelques dialogues qui composent partie du premier volume. Ce philosophe plaisoit beaucoup à notre poète , et il lui a bien servi dans ses idées galantes et les descriptions gracieuses dont ses ouvrages sont ornés. Platon, qui étoit galant, comme l’a remarqué l’auteur de l’Histoire des Oracles, est plein de ces tours :
C’est le plus grand des amuseurs.
Nous rejetons avec regret Daphnis et Alcimadure, qu’on a mis depuis parmi les Fables ; mais nous ne pouvons oublier ce portrait d’une bergère farouche, que nous avons entendu souvent admirer par le comte de Fiesque :
Fier et farouche objet, toujours sautant aux bois,
Toujours sautant aux prés, dansant sur la verdure,
Et ne connoissant autres lois
Que son caprice; au reste, égalant les plus belles,
Et surpassant les plus cruelles ;
N’ayant trait qui ne plût, pas môme en ses rigueurs.
Quelle l’eût-on trouvée au fort de ses faveurs?
On a aussi mis dans les Fables le poème de Philémon et Baucis, qui brille d’innombrables beautés. Il est dédié à M. le duc de Vendôme. Ce prince, dont nous trouvons ici le nom en passant, devroit beaucoup nous arrêter. Quelle valeur ! Quelle bonté! Quelles grâces! Il savoit donner aux poésies de La Fontaine le prix qu’elles méritoient, et c’est un grand éloge pour ce poète, qui a pour lui tous les grands hommes, de quelque profession qu’ils soient. Il lui dit, à la fin de ce poème, après avoir loué sa valeur :
Vous joignez à ces dons l’amour des beaux ouvrages,
Vous y joignez un goût plus sûr que nos suffrages ;
Don du ciel, qui peut seul tenir lieu des présents
Que nous font à regret le travail et les ans….
Car quoi mérite enfin ne vous fait estimer,
Sans parler de celui qui force à vous aimer?
Nous tirerons encore de ce poème un trait qui est personnel Nous tirerons encore de ce poème un trait qui est personnel à notre auteur, en ce qu’il marque qu’il étoit brouillé avec sa femme. Ce n’étoit plus celle à qui il faisoit, en 1663, des relations si enjouées de ses voyages. Le temps l’avoit bien changée. Après avoir dit qu’on va encore voir Philémon et Baucis depuis leur métamorphose, afin de mériter les douceurs qu’en amour hymen leur fit goûter, il ajoute :
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,
Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah! si…. Mais autre part j’ai porté mes présents.
Cette suspension dit beaucoup dans une matière où il ne faut que parler. Il en dit plus, dans le conte des Troqueurs :
Je ne sais pas comme il ne vient de Rome
Permission de troquer en hymen :
Non tout autant qu’on en auroit envie;
Mais tout au moins une fois en sa vie.
Peut-être un jour nous l’obtiendrons. Amen;
Ainsi soit-il!…
Et à la fin du môme conte :
C’étoit pièce assez fine,
Pour en devoir l’exemple à d’autres gens.
J’ai grand regret de n’en avoir les gants.
Et, dans le conte des Aveux indiscrets, après avoir conseillé de ne pas révéler les secrets du mariage et de conserver toujours certains égards, il finit par ces vers :
Je donne ici de beaux conseils sans doute.
Les ai-je pris pour moi-même? Hélas! non.
Il n’avoit donc pu se tenir de parler contre sa femme; et, pour finir cette dissertation sur le mariage, voici ce qu’il en pensoit, et qui se trouve dans une pièce qui n’a point encore été donnée :
Je soutiens et dis hautement
Que l’hymen est bon seulement
Pour les gens de certaines classes.
Je le souffre en ceux du haut rang,
Lorsque la noblesse du sang,
L’esprit, la douceur et les grâces
Sont joints au bien : et lit à part.
Il me faut plus à mon égard.
Et quoi? de l’argent, sans affaire;
Ne me voir autre chose à faire,
Que de suivre en tout mon vouloir;
Femme de plus assez prudente,
Pour me servir de confidente;
Et quand j’aurois tout à mon choix,
J’y penserois encor deux fois.
Le Discours à Madame de La Sablière mérite ici une bonne place. Cette illustre dame a logé notre poète pendant vingt ans chez elle, et l’a honoré d’une amitié et d’une estime publique : c’étoit faire honneur à l’un et à l’autre. Il lui rend compte, dans ce Discours, de tout ce qu’il avoit fait depuis soixante ans qu’il étoit au monde. C’est une espèce de confession de sa vie et une description fidèle de son esprit, de son cœur, de ses mœurs, de ses goûts. M. Baillet, dans ses Jugements des Savants, a dit trop sévèrement qu’il a voulu peut-être par cette pièce tourner sa pénitence en ridicule. Son âge est marqué dans ces deux vers :
Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie.
De soixante soleils la course entre-suivie,
Ne t’a pas vu goûter un moment de repos?
Sa manière d’écrire est bien exprimée dans ces deux autres :
Tu changes tous les jours de manière et de style.
Tu cours, en un moment, de Térence à Virgile.
C’étoient ses deux poètes favoris ; personne n’entendoit si bien Virgile que lui et ne savoit si bien profiter de certains tours fins que le Collège ne connoit pas. Despréaux a dit de lui, dans sa Dissertation sur Joconde, que nous avons déjà citée plusieurs fois et que nous citerons encore : Un homme formé, comme je vois bien qu’il l’est, au goût de Térence et de Virgile, ne se laisse pas emporter à des extravagances italiennes. Il s’avoue, dans la suite de ce Discours : Papillon du Parnasse,
Courant de fleur en fleur, et d’objet en objet.
Il déclare pourtant qu’il veut renoncer à ses Contes. Enfin, cette pièce en vers héroïques, forts et bien travaillés, montre que la muse de notre poète étoit encore belle à soixante ans et plus, et qu’elle n’avoit point vieilli; c’est un de ses plus beaux ouvrages en ce genre héroïque, son vrai portrait fait par lui-même. Il a loué Mme de. La Sablière en plusieurs autres endroits de ses Œuvres; elle ne pouvoit être bien louée que par lui, et il semble que son génie s’élève à proportion du mérite sublime et rare de cette dame si illustre.
Deux contes suivent ce Discours dans le recueil¹, et nous n’en avons pris que les prologues, qui prouvent l’inconstance de notre homme. Il venoit de renoncer aux contes, et il en fait de nouveaux. Ce n’est pas sans raison qu’il a ainsi disposé ces deux contes après son Discours, et on ne peut mieux faire que de le suivre. Il commence donc ainsi le conte de la Clochette :
0 combien l’homme est inconstant, divers,
Foible, léger, tenant mal sa parole!
J’avois juré hautement, en mes vers,
De renoncer à tout conte frivole ;
Et quand juré? C’est ce qui me confond !
Depuis deux jours j’ai fait cette promesse….
Puis, fiez-vous à rimeur qui répond
D’un seul moment! Dieu ne fit la sagesse
Pour les cerveaux qui hantent les neuf Sœurs.
Trop bien ont-ils quelque art, qui vous peut plaire,
Quelque jargon plein d’assez de douceurs;
Mais d’être sûrs, ce n’est là leur affaire.
Et dans le conte du Fleuve Scamandre, il tourne galamment son inconstance, selon sa manière d’entendre galanterie à tout, qui vaut mieux que d’y entendre finesse comme nos modernes :
Me voilà prêt à conter de plus belle.
Amour le veut, et rit de mon serment:
Hommes et dieux, tout est sous sa tutelle;
Tout obéit, tout cède à cet enfant.
A propos de ce conte, du Scamandre, nous dirons que Bayle a bien oublié, lui qui connoissoit ce recueil de 1685, d’en parler dans son Dictionnaire à l’article Scamandre. Il n’eût point déshonoré son ouvrage, s’il en avoit enchâssé quelques vers, comme il a fait en d’autres articles, où ils ne font que plaisir au lecteur².
Les contes de ce recueil de 1685 ne nous appartiennent point, et nous les renvoyons avec les Filles de Minée, les uns aux Contes, et les autres aux Fables; et il ne nous reste plus que l’inscription de Boissard, en vers et en prose³, que nous retenons avec l’avertissement, faisant cette remarque touchante, qu’il est difficile de ne pas pleurer sur cette inscription, et plus difficile encore de faire pleurer ainsi.
Ne finissons point ce qui regarde ce double recueil des deux amis, sans dire qu’ils le furent toute leur vie. Maucroix écrivit à La Fontaine, un mois avant que La Fontaine mourût, et lui fit une exhortation très-chrétienne, que le commentateur de Desprèaux nous a conservée*. Il a remarqué aussi que La Fontaine fit, pour son ami, la fable du Meunier, son Fils, et l’Ane, et que c’est Maucroix qui est désigné par les lettres initiales: M. D. M. Maucroix étoit dans l’irrésolution s’il se marieroit, ou non. Son ami lui rima cette jolie fable, qui ne vient ni de Malherbe, ni de Racan (autrefois à Racan Malherbe l’a conté), mais de Faerne; c’est la dernière de sus Fables : Pater, Filius, agnatus Adolescentulus, et Faerno l’avoit encore prise ailleurs, car il étoit grand preneur, et il n’a pas tenu à lui, selon quelques critiques, que nous n’ayons perdu Phèdre. Les graveurs françois, qui ont mis des figures aux Fables de La Fontaine, ont aussi pris de leur côté la plupart des figures qui étoient aux Fables de Faerne, de l’édition de Plantin de 1585, et ils n’ont pas oublié celle de la fable du Meunier, dont nous parlons.
Nous mettons encore sous l’époque de l’année 1685 la lettre à M. Simon de Troyes, où, en faisant le récit de la défaite d’un pâté, il loue Girardon, Desjardins, leurs statues, le roi lui-même, auquel il revient toujours. Et, comme il savoit de tout, il parle des journaux de Hollande, de Bayle et de Le Clerc, dont il distingue très-bien les deux caractères :
Bayle est fort vif, et s’il peut embrasser
L’occasion d’un trait piquant et satirique,
Il la saisit, Dieu sait, en homme adroit et fin.
……………………………………..
Tout faiseur de journaux doit tribut au malin.
Bayle lui a bien rendu ses louanges dans l’endroit que nous avons déjà cité, et encore dans les Nouvelles de la République des lettres d’avril 1685, où ce charmant auteur annonce la nouvelle édition des Contes de La Fontaine, qui se fit en cette année en Hollande, avec des figures en taille douce de Romain de Hooge. L’éditeur promettoit, dans l’Avertissement, de donner une édition complète de tous ses ouvrages ; il n’a pas tenu sa parole, et nous tâchons de l’en acquitter. Voici les propres termes de Bayle : ” Avec la permission de ceux qui mettent l’antiquité si au-dessus de notre siècle, nous dirons ici franchement, qu’en ce genre de composition, ni les Grecs, ni les Romains n’ont rien produit qui soit de la force des Contes de M. de La Fontaine, et je ne sais comment nous ferions, pour modérer les extases et les transports de messieurs les humanistes, s’ils avoient à commenter un ancien auteur, qui eût déployé autant de finesses d’esprit, autant de beautés naturelles, autant de charmes vifs et piquants, que l’on en trouve en ce livre-ci. Le reste de l’article ne cède point à ce commencement. Despréaux avoit dit avant lui, dans cette Dissertation que nous avions promis de citer encore et que nous ne citerons plus : Tout ce qu’il dit est simple et naturel, et ce que j’estime surtout en lui, c’est une certaine naïveté de langage, que peu de gens connaissent, et qui fait pourtant tout l’agrément du discours. C’est cette naïveté inimitable qui a été tant estimée dans les écrits d’Horace et de Térence, à laquelle ils se sont étudiés particulièrement, jusqu’à rompre pour cela la mesure de leurs vers, comme a fait M. de La Fontaine en beaucoup d’endroits. Nous croyons que les traits de ces maîtres, répandus dans plusieurs livres, ne déplairont point ici ramassés, et il est beau de voir les efforts que chacun a faits pour exprimer ce style naïf, sans pouvoir cependant atteindre à sa véritable propriété, parce qu’elle est inexprimable. Le venustus le perargutus, le suavissimus de M. Huet en approchent plus que toutes nos phrases, malheureux d’être contraints de recourir au latin pour louer un de nos plus excellents poètes françois. Convenons pourtant que Tourreil, qui avoit l’expression forte, en a trouvé une nouvelle, en disant, dans son discours prononcé dans l’Académie françoise, le 31 janvier 1704 : On a vu au milieu de nous le Phèdre moderne (ce nom le désigne assez) manier la Fable avec la dextérité de l’ancien : l’un et l’autre, d’une joie élégante, d’un badinage instructif et moral; naïvetés, grâces égales, quoique différentes.
L’année 1685 finira par sa lettre à M. Girin, contrôleur des finances à Grenoble1. Il avoit consulté La Fontaine sur une difficulté de la langue. La Fontaine lui répond très-juste, et quoiqu’il fût accusé de ne penser à rien, il pense pourtant que M. le cardinal Le Camus est évoque de Grenoble, et il ne manque pas d’en faire l’éloge :
Il sait notre langue à miracle;
Son esprit est en tout au-dessus du commun.
C’est avoir assez d’attention pour un homme distrait, et nous avons remarqué que, dans toutes les matières qu’il traite, il n’oublie rien de ce qui peut regarder ou les personnes, ou les choses. Tâchons d’obtenir de pareilles distractions.
Il y a encore, dans cette année, l’épitre écrite à M. le prince de Conti, sur la perte de son frère. Il étoit mort le 9 novembre 1685. Le poète ne manquoit aucune occasion de faire sa cour.
1. Il y en a cinq : la Clochette, le Fleure Scamandre, la Confidente sans le savoir, le Remède, les Aveux indiscrets; mais Marais ne voulait insérer dans l’édition qu’il projetait des OEuvres diverses, que les prologues des deux premiers.
2. Le conte du Fleuve Scamandre est puisé dans la dixième des lettres attribuées à Eschine. Ces lettres, probablement supposées, accompagnent toutes les éditions de cet orateur, et ont été publiées à part en 1771, à Leipsick, par M. Sammet, in-12, mais sans la traduction latine.
3. Tome VI, p. 285. Voyez, sur celte inscription si touchante, l’Anthologie latine de Burmann, qui la rapporte et qui l’accompagne de notes curieuses, tome II, p. 93.
4. Tome III, p. 182 de l’édit. de Saint-Marc, sur la sixième lettre de Despréaux à M. de Maucroix, et dans les Œuvres de la Fontaine, édit. Walckenaer, tome VI, p. 597.
“Philémon et Baucis et La Fontaine”