La vie des ouvrages de Jean de La Fontaine
Histoire chronologique de la vie et des œuvres de La Fontaine:
1654 – 1658 – 1659 – 1660 – 1661 – 1663 – 1664 – 1665 – 1667 – 1669 – 1671 – 1673 – 1674 – 1680 – 1681 – 1682 – 1684 – 1685 – 1686 – 1687 – 1688 – 1689 – 1691 – 1692 – 1693
1663. — La prison de M. Fouquet ayant duré longtemps, son poète, qui dans son affliction ne pouvoit l’aider que de ses vers, adressa au roi une ode, pour lui demander sa liberté :
Depuis le moment qu’il soupire,
Deux fois l’hiver en son empire
A ramené les aquilons.
Il invite le roi à la guerre contre l’Allemagne et l’Italie :
Déjà Vienne est irritée
De.ta gloire aux astres montée;
Les monarques en sont jaloux ;
………………………..
Va-t’en punir l’orgueil du Tibre :
Qu’il se souvienne que ses lois
N’ont jadis rien laissé de libre,
Que le courage des Gaulois.
Il flatte ainsi le roi sur la valeur de sa nation invincible même aux Romains, et c’est un grand trait d’ode; puis, il passe à un trait touchant et tendre :
L’Amour est fils de la Clémence,
La Clémence est fille des dieux.
Sans elle toute leur puissance
Ne seroit qu’un titre odieux.
En cette même année 1663, La Fontaine accompagna M. Jannart, substitut de M. le procureur général, qui alloit à Limoges par ordre du roi. La relation de ce voyage, qu’il écrivit à sa femme, en vers et en prose, remplit quatre grandes lettres5. Les connoisseurs jugeront qui doit l’emporter, ou des grâces naïves de ce voyage raconté par un mari à sa femme sans aucune affectation, ou des ingénieuses fictions du Voyage de Chapelle et de Bachaumont, préparées pour plaire, et qui ont produit un si grand effet dans tous les esprits. Notre poète peint d’après Nature. La première lettre est datée de Clamart, le 25 août 1663, pour parler du beurre et des laitages : il la finit par dire : Faites bien des recommandations à notre marmot, et dites-lui que peut-être f amènerai de ce pays-là (de Limoges) quelque beau petit chaperon, pour le faire jouer et lui tenir compagnie. On voit là qu’il avoit un fils. La seconde lettre contient le récit des aventures d’un coche, et une histoire galante en prose, qui ne doit rien aux Contes en vers. Dans la troisième, on trouve une tradition fabuleuse et poétique des Bossus d’Orléans, écrite dans son style original, et qui ne peut manquer d’être admirée, même par les bossus. On y trouve encore une description magnifique de la Loire et de la Levée, et des traits d’un grand poète, qui lui échappent domestiquement avec sa femme. Il finit cette lettre par ces mots : Nous devons nous lever demain devant le soleil, bien qu’il ait promis, en se couchant, qu’il se lèveroit de grand matin. Cependant j’emploie les heures qui me sont les plus précieuses, à vous faire des relations, moi qui suis enfant du sommeil et de la paresse. Qu’on me parle, après cela, de maris qui se sont sacrifiés pour leurs femmes! Je prétends les surpasser tous. Le voilà déclaré dormeur et paresseux, c’est ce qu’il a dit avec un tour si singulier dans un de ses contes :
Et, par saint Jean, si Dieu me prête vie,
Je le verrai ce pays où l’on dort !
On y fait plus, on n’y fait nulle chose :
C’est un emploi que je recherche encor.
Et dans son épitaphe, où il fait le partage de son temps :
Deux parts en fit, dont il vouloit passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.
La quatrième lettre exprime très-bien sa tendresse pour son protecteur, qui étoit alors prisonnier. Il voulut voir la prison où on l’avoit mis d’abord, à Amboise. Ne pouvant la voir en dedans, il fut longtemps à en considérer la porte. Une circonstance si touchante prouve mieux la bonté de son cœur que la plus belle élégie, et caractérise bien ce bon homme, à qui la douleur arrache une description qu’il ne vouîoit pas faire :
Qu’est-il besoin que je retrace
Une garde au soin nonpareil?
Chambre murée, étroite place,
Quelque peu d’air pour toute grâce,
Jours sans soleil,
Nuits sans sommeil,
Huit portes en six pieds d’espace ?
Vous peindre un tel appartement,
Ce seroit attirer vos larmes.
Je l’ai fait insensiblement ;
Cette plainte a pour moi des charmes.
Il y a dans cette dernière lettre une description de la ville de Richelieu, en quatrains. Elle finit par des réflexions sur le pouvoir du cardinal de Richelieu, qui auroit pu, lui qui pouvoit tout, faire passer, aux pieds de cette ville, ou la rivière de Loire, ou le grand chemin de Bordeaux, et, au défaut, choisir un autre endroit pour bâtir.
Au reste, nous ne savons où le Commentateur de Despréaux a pris que La Fontaine, après avoir plaisanté en mille endroits de ses poésies sur la galanterie et l’infidélité des femmes, ne laissa pas de se marier; car il étoit marié et avoit des enfants avant l’année 1663, et, avant ce temps-là, il n’avoit point encore plaisanté sur les femmes ; son conte de Joconde^ qui est son premier conte, et qu’il a intitulé d’abord : De l’infidélité des femmes, n’ayant paru qu’en 1664, comme on le peut voir dans le Journal des Savants de M. de Sallo, du 20 janvier 1665. Il faut donc réformer ce commentaire, et en ce point et en bien d’autres, où la réputation de Despréaux, peu ménagée, souffre beaucoup par l’abus que l’auteur a fait de la confiance et de la candeur de ce grand homme. Il a avoué ses foiblesses à son ami, mais il n’a pas dû croire que son ami les rendroit publiques.
On peut placer en cette même année une élégie pour un prisonnier : Vous demandez, Iris, ce que je fais; et y remarquer ce sentiment d’un homme qui, comme on l’a dit de Descartes, de-voit avoir couché avec la Nature :
Si l’on m’aimoit, je suis sûr que l’on m’aime :
Mais m’aimoit-on? C’est là ma peine extrême ;
Dites-le-moi, puis le recommencez.
Combien? Cent fois? Non, ce n’est pas assez.
Cent mille fois? Hélas! c’est peu de chose.
Je vous dirai, belle Iris, si je l’ose,
Qu’on ne le croit qu’au milieu des plaisirs
Que l’hyménée accorde à nos désirs ;
Et sur ce point un tel soin nous dévore,
Qu’en le croyant on le demande encore.
L’auteur du poème de la Grâce n’a pas dédaigné d’imiter ce dernier vers, dans une matière toute sainte, et de dire, des biens de la grâce :
Par des vœux enflammés mon âme les implore,
Et quand je les reçois je les demande encore.“Le Voyage de Jean de La Fontaine”