La vie des ouvrages de Jean de La Fontaine
Histoire chronologique de la vie et des œuvres de La Fontaine:
1654 – 1658 – 1659 – 1660 – 1661 – 1663 – 1664 – 1665 – 1667 – 1669 – 1671 – 1673 – 1674 – 1680 – 1681 – 1682 – 1684 – 1685 – 1686 – 1687 – 1688 – 1689 – 1691 – 1692 – 1693
1671. — Nous avons beaucoup à dire sur l’année 1671. Le 27 janvier de cette année, Barbin acheva d’imprimer à Paris un nouveau tome des Contes et Nouvelles en vers, avec privilège.
On y trouve :
1. Les Oies de Frère Philippe, tiré du prologue de la quatrième Nouvelle de Boccace.
2. La Mandragore, tirée d’une comédie de Machiavel, que Rousseau a excellemment traduite depuis en français, et qui a été mise en Angleterre dans le Supplément de ses ouvrages.
3. Les Rémois.
4. La Coupe enchantée, entièrement finie, et dont il n’y avoit qu’un fragment dans les précédentes éditions de 1667 et 1669.
5. Le Faucon; cette Nouvelle si tendre qui a fait pleurer môme les plus indifférents.
6. La Courtisane amoureuse.
7. Nicaise, qui est la trente et unième Nouvelle du Sabordino.
8. Le Bât, petit conte tiré de la vingt-huitième Sérée de Guillaume Bouchet.
7. Le Baiser rendu.
10. Alix malade.
11. Deux imitations d’Ânacréon.
12. Le petit Chien qui secoue de l’argent et des pierreries, Nouvelle tirée de l’Arioste.
Et ils se trouvent tous dans les recueils des Contes, qui ont été faits de temps en temps, mais on n’y a mis dans aucun deux belles pièces de ce recueil de 1671, qui est devenu fort rare, et qui sont comme perdues. L’une a pour titre : Le Différend de Beaux Yeux et de Belle Bouche , où chacun plaide sa cause devant le juge d’Amathonte ; Belle Bouche dit, entre autres choses :
J’ai bien plus d’un métier;
Mais j’ignore celui de répandre des larmes;
De bon cœur, je le laisse à Beaux Yeux tout entier.
……………………….
Belle Bouche fait des soupirs,
Tels à peu près que les zéphirs
Dans la saison des violettes.
Beaux Yeux répliquent :
Que c’est par eux qu’amour s’introduit dans les cœurs.
Pourquoi leur reprocher les pleurs?
Il ne faut donc pas qu’on soupire?
L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison :
Des regards d’une intervenante.
Cette belle approcha d’une façon charmante…
Philis eut quelque honte, et puis sur l’assistance
Répandit des regards si remplis d’éloquence,
Que les papiers tomboient des mains.
Belle Bouche avoit peu de chose à opposer à des regards si vifs, et qui se font voir dans ces vers presque aussi fortement que dans les yeux. Cependant elle gagna sa cause, par une raison que l’on verra dans son plaidoyer :
On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux :
Belle Bouche baisa son juge, de son mieux.
La seconde pièce est une comédie intitulée Climène, dont les personnages sont : Apollon, les neuf Muses et Acante. La scène est au Parnasse. Les Muses y louent Climène, chacune suivant leur caractère : les louanges y sont fines, délicates, friponnes, car c’est un terme de cette comédie. Elle se dénoue galamment en faveur d’Acante, qui fait le récit d’une aventure heureuse pour lui, et d’une faveur d’amour très-singulière. Le poète y montre qu’il savoit atteindre à tous les genres. Mais l’on ne sait s’il est permis de flatter le goût des lecteurs sur une pièce dont quelques endroits sont un peu trop libres. Prenons seulement quelques traits personnels : Apollon se plaint qu’on ne sait plus parler d’amour :
Les belles n’ayant pas préparé la matière,
Amour et vers, tout est fort à la cavalière.
Adieu donc, ô beautés, je garde mon emploi
Pour les surintendants sans plus, et pour le roi.
Il semble donc que cette comédie ait été faite du temps de M. Fouquet, et nous l’aurions dû placer d’abord. Mais en quel temps précisément? On ne le sait pas. Acante est La Fontaine lui-même, qui fit cette galanterie pour une maltresse qu’il avoit prise en arrivant de province :
La province, il est vrai, fait toujours son séjour :
Ainsi l’on n’en fait point de bruit en votre cour.
Il dit de l’amour :
Ce mot renferme en soi je ne sais quoi de doux;
Un son qui ne déplaît à pas une de nous.
Et un bel esprit de nos jours’, dont la moindre qualité est d’être poète, s’est souvenu de ces vers dans une églogue, où il a dit de même :
Ces mots plairont toujours, n’eussent-ils que le son.
Apollon ne se rebute pas, quand on lui dit qu’Acante est fou, et qu’il est dans l’excès pour Climène :
Tant mieux, j’en suis fort aise. Nous le demandons tel.
Je ne vois rien qui plaise,
En matière d’amour, comme les gens outrés.
Thalie fait un portrait très-reconnoissable de notre poète, qui s’est peint ici lui-même :
Sire, Acante est un homme inégal, à tel point,
Que d’un moment à l’autre on ne le connolt point;
Inégal en amour, en plaisir, en affaire ;
Tantôt gai, tantôt triste ; un jour il désespère ;
Un autre jour il croit que la chose ira bien.
Pour vous en parler franc, nous n’y connoissons rien.
Clio chante une ballade à l’honneur de Climène ; Apollon demande à Calliope des vers sur le ton de
Deux écrivains fameux, je veux dire Malherbe,
Qui louoit ses héros en un style superbe;
Et puis maître Vincent, qui même auroit loué
Proserpine et Pluton en un style enjoué.
Puis, s’expliquant sur l’imitation :
Car vouloir qu’on n’imite aucun original,
N’est mon but, ni ne doit non plus être le vôtre.
Hors ce qu’on fait passer d’une langue en une autre,
C’est un bétail servile et sot, à mon avis,
Que les imitateurs ; on diroit des brebis,
Qui n’osent s’avancer qu’en suivant la première,
Et s’iroient, sur ses pas, jeter dans la rivière.
La décadence des arts et des sciences est prédite par Apollon, dans ces beaux vers qui marquent un temps qui ne viendra peut-être que trop tôt, et dont un académicien françois, zélé pour sa nation et pour sa langue, a fixé l’époque, dans la préface des Œuvres de M. de Tourreil :
Nous vieillissons enfin, tous autant que nous sommes
De dieux, nés de la fable et forgés par les hommes.
Je prévois, par mon art, un temps où l’univers
Ne se souciera plus ni d’auteurs, ni de vers ;
Où vos divinités périront, et la mienne.
Jouons de notre reste, avant que ce temps vienne.
Auroit-on dit que, dans une comédie dont le fonds n’est qu’un pur badinage, on eût trouvé toutes ces beautés? Elles y sont, et nous épargnons la peine de les chercher. Passons à un autre recueil.
Au mois de mars de la même année 1671, Thierry donna un autre volume, qui a pour titre : Fables nouvelles et autres poésies de M. de La Fontaine^ qui est devenu fort rare. Il est dédié a M. le duc de Guise, qui avoit épousé mademoiselle d’Alençon. Nous en avons déjà tiré plusieurs pièces que nous avons rangées dans leurs temps, comme : le Songe de Vaux, la Lettre sur la grossesse de la Reine, l’Ode à Madame, les vers sur la femme de Colletet, la Ballade du pont de Château-Thierry, l’Élégie sur la disgrâce de M. Fouquet, la Lettre à madame de Bavière, le Rondeau redoublé, et plusieurs petites pièces.
Il ne nous reste plus que l’Épitre dédicatoire à M. le duc de Guise, qu’il ne faut pas perdre, un Sonnet pour mademoiselle de Poussay, des vers pour Mignon chien de S. A. R. Madame, douairière d’Orléans, qui font souvenir du partage que firent du jardin du Luxembourg Mademoiselle (de Montpensier) et madame de Guise. On se promenoit dans un côté, et on ne se promenoit point dans l’autre. Notre poète dit au petit chien :
Que te faut-il ? Un peu d’amour.
Dans un côté du Luxembourg,
Je t’apprends qu’Amour craint le Suisse ;
Même on lui rend mauvais office
Auprès de la divinité
Qui fait ouvrir l’autre côté.
Il nous revient encore quatre Élégies peu plaintives, et qui ne sont pas vêtues en longs habits de deuil. II parle, dans la première, des contre-temps qui lui sont arrivés en amour :
J’approchai du logis : on vint, on me parla :
Ma fortune à ce coup me sembloit assurée.
o Venez demain, dit-on ; la clef est égarée. »
Le lendemain, l’époux se trouva de retour.
Hé bien! me plains-je à tort? Me joues-tu pas, Amour?
Ce dernier vers n’est pas trop bon, et on peut appliquer à notre poète ce qu’a dit M. Pélisson de Voiture : » Il méprise souvent les règles, mais en maître. »
La deuxième est sur une beauté nouvelle. Il avoit renoncé à l’amour. Il y retourne, et ne se soucie pas de rencontrer une ingrate.
Que faire? Mon destin est tel, qu’il faut que j’aime :
On m’a pourvu d’un cœur peu content de lui-même,
Inquiet, et fécond en nouvelles amours….
Si Ton ne suit l’amour, il n’est douceur aucune.
Ce n’est point près des rois que l’on fait sa fortune.
Quelque ingrate beauté qui nous donne des lois,
Encore en tire-t-on un souris quelquefois,
Et, pour me rendre heureux, un souris peut suffire.
Ce n’est pas là un poète qui fait le langoureux pour quelque Iris en l’air, c’est un véritable amant, et pour l’élégie, dit Despréaux,
C’est peu d’être poète, il faut être amoureux.
La troisième élégie est contre son rival :
Tandis qu’en vous voyant il goûte des délices,
Vous le rendez heureux encor par mes supplices.
Il en jouit, Climène, et vous y consentez ;
Vos regards et mes jours par lui seront comptés!
La quatrième est sur la jalousie, et cette passion y est marquée par de bons traits :
J’avois cru jusqu’ici bien connoitre l’amour :
Je me trompois, Climène, et ce n’est que d’un jour
Que je sais à quel point peuvent monter ses peines.
La jalousie aux yeux incessamment ouverts,
……………………………………
Monstre toujours fécond en fantômes divers :
La jalousie y joint à présent son ennui.
Hélas! je ne connois l’amour que d’aujourd’hui!
Ces quatre élégies composent une espèce d’art d’aimer, ou un cours dans la Science d’amour, et nous avons cru qu’il nous étoit autant permis, dans cette préface qui est historique et critique tout ensemble, d’en extraire quelques endroits principaux pour former le caractère de notre poète sur ses ouvrages, qu’il a été permis à Bayle de faire celui d’Ovide sur les siens : la différence du temps où ces poètes ont vécu n’y fait rien du tout. Ce sont deux poètes, d’ailleurs, assez semblables, pour les traiter de même façon.
Enfin, le poème d’Adonis revient encore dans ce recueil de 1671. La Fontaine, après l’avoir joint à Psyché, en 1669, l’en sépare ici. On lui avoit fait entendre que c’étoit faire tort à Adonis de joindre son poème avec un roman ; il craignoit qu’on ne reçût pas bien un poème héroïque à part, mais il compte sur le goût des gens qui ne fermeront pas Ventrée de leur cabinet aux divinités qu’il a coutume de célébrer. Il n’est pas besoin, dit-il, que je les nomme; on sait assez que c’est l’Amour et Vénus; ces puissances ont moins d’ennemis qu’elles n’en ont jamais eu.
Cette année 1671 présente un spectacle assez singulier dans la vie de notre poète. MM. de Port-Royal entreprirent de faire un Recueil de poésies chrétiennes et graves, où il ne fût point parlé d’amour, afin qu’on pût lire des vers innocemment. Ils y mirent une préface à leur manière, c’est-à-dire excellente, et où l’on croit reconnoitre la main de M. Nicole. Ils ne voulurent point donner ce Recueil sous leur nom, mais sous le nom de M. de La Fontaine, qui en fit l’épitre dédicatoire en vers à M. le prince de Conti : il ne cache point d’où le Recueil venoit, et il s’en exprime assez clairement en ces vers :
Ceux qui par leur travail l’ont mis en cet état
Te le pourroient offrir en termes pleins d’éclat;
Mais, craignant de sortir de cette paix profonde,
Qu’ils goûtent en secret, loin du bruit et du monde,
Ils m’engagent pour eux à le produire au jour,
Et me laissent le soin de t’en faire leur cour.
Ce Recueil fut imprimé en trois volumes in-12, chez Pierre Le Petit, imprimeur de Port-Royal, en mêmes caractères, et fort beaux, sur un privilège du 20 janvier 1669, accordé à Lucile-Élie de Brèves. La Fontaine y mit, pour sa part, parmi les poésies chrétiennes, la paraphrase du psaume Diligamte, Domine, et, entre les pièces profanes, l’élégie des Nymphes de Vaux sur la disgrâce de M. Fouquet, l’ode sur le môme sujet, dont nous avons parlé, quelques-unes de ses fables et quelques morceaux de poésies, tirés de Psyché, etc. Il est assez extraordinaire de voir ce poète comme associé avec ces illustres solitaires; mais peut-être tâchèrent-ils de lui faire ainsi expier la liberté de ses Contes, ou lui-même cherchoit, par un ouvrage de cette nature, à se réconcilier avec la Cour, où il n’étoit pas bien. Nous finirons cet article, en observant que notre poète a corrigé, dans le Recueil donj nous parlons, quelques endroits de Malherbe, qui auroient mérité une plus grande perfection, soit, dit-il, que Malherbe appréhendât la peine de les corriger, soit qu’il crût avoir assez fait pour la satisfaction de son siècle. Il a mis un extrait de ces endroits changés, à la fin du deuxième tome, et ils prouvent bien la justesse de son goût. M. Pélisson, dans son Histoire de l’Académie, remarque que l’Académie françoise s’appliqua, en 1638, à examiner quelques stances de Malherbe. Sur quoi il fait cette réflexion si sensée, que s’il y a rien qui fasse voir ce qu’on a dit plusieurs fois, que les vers n’étoient jamais achevés, c’est sans doute la lecture de cet examen, parce qu’à peine y a-t-il une stance où, sans user d’une critique trop sévère, on ne rencontre quelque chose, ou plusieurs, qu’on souhaiteroit de changer, si cela se pouvoit, en conservant ce beau sens, cette élégance merveilleuse, et cet inimitable tour de vers qu’on trouve partout dans ses excellents ouvrages. La Fontaine n’est donc pas le premier qui ait trouvé quelque chose à redire à Malherbe.
“Beaux Yeux et de Belle Bouche, par La Fontaine”