La vie des ouvrages de Jean de La Fontaine
Histoire chronologique de la vie et des œuvres de La Fontaine:
1654 – 1658 – 1659 – 1660 – 1661 – 1663 – 1664 – 1665 – 1667 – 1669 – 1671 – 1673 – 1674 – 1680 – 1681 – 1682 – 1684 – 1685 – 1686 – 1687 – 1688 – 1689 – 1691 – 1692 – 1693
1692, 1693, 1695. — Nous approchons à regret de la fin de notre préface, et de la fin de la vie de notre poète, et peu s’en faut qu’il ne nous arrive de mouiller de larmes un ouvrage qui n’a point été fait pour pleurer. Le 28 août 1692, il écrivit à M. le chevalier de Sillery une épître sur les conquêtes de M. le Duc, qui étoit un second Condé, et pour la valeur et pour l’esprit. M. le duc de Bourgogne l’engageoit aussi de temps en temps à faire des fables. Il lui donna le sujet du Chat et de la Souris, en ce temps-là, et le poète fit ce joli prologue qui est à la tête, et qui n’est pas, dans les Fables, comme il l’a composé. Quelles louanges n’a-t-il point données à ce prince, fines, naïves, simples, élevées, Et combien n’a-t-il pas été au-dessous de son sujet?
Il écrivit encore en 1693 une épître à M. de Vendôme, où il parle de la bataille de la Marsaille, qui fut donnée en cette année-là, où il fait l’éloge de M. de Catinat :
Ce général n’a guère son pareil;
Bon pour la main et bon pour le conseil.
Il souhaite des biens à M. de Vendôme :
Mais non pas un trésor.
Car chacun sait que vous méprisez l’or.
J’en fais grand cas; aussi fait sire Pierre,
Et sire Paul, enfin toute la terre …
Grande stérilité Sur le Parnasse en a toujours été.
Il se console sur ce que l’abbé de Chaulieu lui en a promis. C’est que l’abbé étoit intendant du prince, et le poète étoit son pensionnaire. Il n’étoit pas encore bien dévot en ce temps-là, car il badine sur les oraisons :
Si je savois quelque bonne oraison,
Pour en avoir tant que la paix se fasse,
Je la dirois de la meilleure grâce
Que j’en dis onc…
Enfin, il termina tous ses travaux poétiques par la pièce intitulée : le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire , qui est un conte moral, où il donne aux hommes une leçon de se voir et de s’examiner soi-même, et se préparoit ainsi à sa mort qui n’étoit pas loin :
Cette leçon sera la fin de ces ouvrages.
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir!
Je la propose aux rois, je la propose aux sages :
Par où saurois-je mieux finir?
Dans les deux dernières années de sa vie, il ne pensa plus qu’à bien mourir, fit des actions très-chrétiennes, chercha à expier ses fautes, et donna de grands exemples de piété. Il fit alors la paraphrase de la Prose des morts. Le Commentateur de Despréaux nous a conservé deux lettres curieuses, l’une de Despréaux, l’autre de Maucroix, où se trouvent des particularités très-singulières de sa conversion : elles étoient vraies, et Despréaux ne les trouvoit pas vraisemblables. Un critique sévère, qui a fait des remarques sur le Dictionnaire de Moréri, a trouvé mauvais, et avec raison, que l’on n’y ait pas parlé dans l’article de La Fontaine, et de sa conversion, et de sa pénitence exemplaire. Nous avons voulu nous mettre à l’abri de toute censure, et apprendre au monde que l’édification a réparé le scandale. Notre poète mourut enfin à Paris, chez M. Hervart qui le logeoit, le 13 avril 1695, à soixante-dix-sept ans, en mettant sa naissance en 1618, et fut enterré à Saint-Eustache¹.
Depuis sa mort, une dame de ses amies² a donné au public un tome de ses ouvrages posthumes, et nous avons dépouillé tout ce recueil, que nous avons placé dans son ordre, en sorte qu’il n’en reste pas une seule pièce, le surplus étant ou contes, ou fables, ou une pièce qui est de M. Pavillon et non de lui. Il est dédié à M. le marquis de Sablé; on y a mis un portrait en prose de M. de La Fontaine, qui exprime bien ses talents et son caractère³.
M. Perrault l’a aussi placé dans le rang des Hommes illustres, avec son éloge et son portrait gravé par Edelinck d’après celui de Rigault.
Il avoit fait lui-même son épitaphe qui est dans un des recueils de 1671, et qui est aussi dans le Recueil de vers choisis de 1693 ». Il ne songeoit point alors à mourir, mais à rire :
Jean s’en alla comme il étoit venu,
Mangea le fonds après le revenu;
Tint les trésors chose peu nécessaire;
Quant à son temps, bien le sut dispenser :
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.
Le P. Sanadon, jésuite, a traduit cette épitaphe en vers latins :
JANl FONTANI EPITAPHIUM EX GALLICO.
Hoc lapide Janus tegitur haud dispar sibi,
Quum natus, et quum mortuus
Census avitos fregit, insanum aestimans
Opibus paratis parcere.
Facturus aevi providam usuram brevis,
Divisit in partes duas :
Hanc deticato conterebat otio,
Somno exigebat olteram.
Disons un mot, en finissant, de ses distractions dont on a tant fait de contes. Dans toute cette longue vie, nous n’en avons trouvé que deux dont il ait parlé. L’une qui lui arriva à Orléans; il en parle dans ses lettres à sa femme, il en rit avec elle. II sortit d’une hôtellerie pour aller voir la ville; au retour, il prit une autre hôtellerie pour la sienne, entra dans un jardin, se mit à lire Tite Live (preuve qu’il lisoit les bons auteurs). Le garçon du cabaret le fit apercevoir qu’il n’étoit pas où il devoit être; il courut à l’autre cabaret : » Et j’arrivai, dit-il, assez tôt pour compter; » et d’une, qui est très-naturelle, qui peut arriver à tout Je monde, et qui nous a valu le récit qu’il en a fait. L’autre est celle qu’il eut en sortant de Bois-le-Vicomte, après avoir vu une belle personne; il revoit à elle : il s’égara; mais cette rêverie produisit une des plus galantes lettres qu’il ait jamais écrites. Nous en avons parlé sur l’année 1688, et nous lui devons encore tenir compte d’une distraction qui nous est si utile. Heureux si l’amour ne produisoit que de ces maux-là!
Nous en savons encore une troisième, d’un homme qui ne ment point. La Fontaine étoit à Antony avec ses amis qui l’avoient mené pour passer quelques jours à la campagne. Il ne se trouva point à dîner, un jour; on l’appela, on le sonna, il ne vint point; enfin il parut après le dîner; on lui demanda d’où il venoit: il dit qu’il venoit de l’enterrement d’une fourmi; qu’il avoit suivi le convoi dans le jardin; qu’il avoit reconduit la famille jusqu’à la maison (qui étoit la fourmilière), et fit là-dessus une description naïve du gouvernement de ces petits animaux, qu’il a depuis portés dans ses Fables, dans la Psyché, dans son Saint-Malc, avec le tour merveilleux qu’il a su y donner. Ainsi, quand il ne parois-soit occupé de rien, il étudioit la Nature; ses distractions étoient bien philosophiques, et il nous préparoit ces excellents ouvrages qui en sont le fruit.
1. Depuis la publication de l’ouvrage de Mathieu Marais, le savant Walckenaer a retrouvé l’acte de baptême et l’acte de décès de La Fontaine; nous croyons devoir reproduire ici ces deux pièces authentiques.
« Extrait des registres de la paroisse de Saint-Crépin, de la ville de Château-Thierry, diocèse de Soissons. — Le VIIIe. jour de ce présent mois (juillet), en l’an mil six cent vingt et un, a esté baptisé par moy soussigné, curé, un fils nommé Jehan; le père maistre Charles de La Fontaine, conseiller du roy et maistre des eaux et forests au duché de Chasteau-Thierry; la mère damoyselle Françoise Pidoux; le parrain honorable homme Jehan de La Fontaine; la marrayne damoiselle Claude Josse, femme de Louis Guérin, ancien maistre des eaux et forests audict lieu. De La Barre, curé, et de La Fontaine. »
« Extrait du premier registre des sépultures de la paroisse Saint-Eus-tache de Paris, 14 avril 1695. — Le jeudy 14, défunt Jean de La Fontaine, l’un des quarante de l’Académie françoise, âgé de 75 ans, demeurant rue Platrière, à l’hôtel d’Hervart, décédé du 13 du présent mois, a été inhumé au cimetière des Innocents. Chandelet. »
Walckenaer a découvert beaucoup d’autres pièces importantes, à l’aide desquelles il a pu établir avec certitude les faits principaux de l’histoire de La Fontaine. Ainsi, on ne savait pas, avant les précieuses recherches de Walckenaer, que La Fontaine épousa, en novembre 1647, Marie Héricart, fille du lieutenant général de la Ferté-Milon, morte à Château-Thierry le 9 novembre 1709, et qu’il en eut un fils unique, nommé Charles, né le 8 octobre 1653 et mort en 1722, lequel fut greffier des maréchaux de France, et laissa plusieurs enfants qui ont continué sa postérité Jusqu’à nos jours. Au reste, nous renvoyons encore une fois le lecteur à l’excellent ouvrage de Walckenaer. (P. L.)
2. Cette dame signe Ulrich la dédicace de ses Œuvres posthumes au marquis de Sablé; il reste à savoir si ce n’est pas un pseudonyme, ce qui nous paroît assez probable.
3. On l’a mis à la tète de l’édition de 1758.
“La Mort de Jean de La Fontaine”
- Œuvres inédites- J. De La Fontaine , avec diverses pièces en vers et en prose qui lui ont été attribuées, recueillies pour la première fois par Paul Lacroix; Conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal. 1863.